dimanche 10 mars 2024

Terres dévastées et scènes de chasse

 Le 10 mars


Je ne crois pas à quelque prédestination ni à la fatalité qui frapperait tel ou tel peuple, telle ou telle nation, pays, groupe de population...
Je suis toutefois frappé de la récurrence des discours de dénigrement, de ravalement des êtres humains, qui accablent régulièrement certaines populations. Frappé, et accablé par les tragédies que ces discours entraînent. Comme si nier ce qui est permettait d'imposer son idéologie, comme s'il suffisait que les pouvoirs imposent silence à l'évidence pour que fonctionne la falsification, le tour de passe passe, pour que le mensonge passe pour vérité et réciproquement.
 
Exemples actuels éloquents : 1) La Palestine. Il n'a jamais été dit que la postérité d'Abraham devait s'établir dans un désert d'hommes. Il y a des gens qui vivent sur la terre d'Israël. En outre, si la Torah associe Isaac et Jacob à leur père lorsque Dieu promet une terre à leur postérité, rien ne dit que les autres descendants d'Abraham (Ismaël et quelques autres) en soient exclus.
Aussi les références aux Philistins - souvent déconsidérés mais parfois pris en exemples - sont-elles nombreuses : philistins desquels dérivent les noms de palestiniens et de Palestine. Aussi semble-t-il aberrant de vouloir faire passer les conflits ouverts ou larvés depuis 1948 pour des primautés territoriales. Et s'il se trouve malgré tout des tenants de la coutume du premier occupant, je me permets de les renvoyer, pour tirer leçon de leur obstination, à la fable de La Fontaine "Le chat, la belette et le petit lapin" qui en illustre les conséquences. D'où vient cette idée qu'il faille éradiquer les Philistins de la terre promise à Abraham et à sa descendance ?

2) L'Ukraine. Pas plus que pour l'est de la Méditerranée je ne suis versé dans les fluctuations séculaires de l'Europe centrale, tant géographiques que politiques, mais j'essaie de m'informer. Sans remonter jusqu'aux argonautes, il me semble bien que les bords est et nord de la mer Noire ont vu déferler pas mal de populations depuis l'Asie, et que la Ruthénie (autrement nommée Rus de Kiev) ait constitué le premier Empire d'Europe centrale et orientale. Cet agglomérat de "principautés" flanqué à l'ouest par les polonais et les suédois, attaqué à l'est par les mongols, a donné lieu entre Kiev et Novgorod à la fondation d'un état russe dont Moscou ne devient la capitale qu'au XIVème siècle. 
Si la Rus de Kiev sert de toile de fond à la future Russie, l'Ukraine en tant qu’État moderne indépendant n'apparait qu'au sortir de la première guerre mondiale, dans l'U.R.S.S. naissante. Et le territoire qui fut jadis à la base de la future Russie, de son unité politique et religieuse (chrétienne orthodoxe) devient une sorte de bouc émissaire durant le XXème siècle : grenier à blé de l'U.R.S.S., elle connait pourtant trois famines durant la dictature stalinienne ("Holodomor" en ukrainien désigne cette période). Certains ukrainiens salueront dès lors les soldats du troisième Reich comme des libérateurs tandis que d'autres rejoignent l'armée rouge et résistent à l'occupant. Massacre des populations juives par les Einsatzgruppen - mon correcteur orthographique suggère cyniquement"dispensateur" : voir le roman de Jonathan Littell "Les bienveillantes".
Les dernières fluctuations de l'Histoire au XXIème siècle m'ont l'air de confirmer que l'Ukraine est ce territoire tampon (c'est un peu le sens de son nom, limite, bordure) sans cesse partagé entre des influences contradictoires, et sur lequel de plus puissants frappent comme par défoulement. 
 
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Contrairement aux leaders actuels d'Israël, religieux ou opportunistes, cherchant à occulter la réalité historique de la Palestine et de ses habitants, le leader actuel de la Russie, loin de nier l'histoire, s'appuie sur ses ambiguïtés : l'Ukraine médiévale fait partie du fond national russe - un peu comme pour certains, c'est de Lorraine qu'avec Jeanne d'Arc s'éveille un sentiment national de la France (voir Gérard Noiriel). L'Ukraine est un carrefour de routes et de populations, tournées vers la Pologne et le melting-pot européen, ou la Russie et ses peuples du nord et d'Orient ou encore la mer noire si convoitée où aboutissent aussi bien le Danube que le Dniepr. Face à l'envahisseur nazi, l'Ukraine a fourni avec le même zèle que d'autres pays d'Europe, dont la France, une forte résistance comme d'ardents collaborateurs. C'est sur ce fondement équivoque que s'appuie l'agression russe, qui transforme de réelles différences historiques en motifs d'hostilité.
Après la seconde guerre mondiale, les habitant.e.s du Schleswig ont été appelé.e.s aux urnes pour choisir entre le rattachement au Danemark ou à la nouvelle Allemagne de l'ouest (R.F.A.). Les "cantons" où le vote pro-danois l'a emporté sont devenus danois, ceux où le pro-allemand l'a emporté sont devenus allemands. N'est-ce pas merveilleux ? Dans un passé plus lointain, les suisses ont un jour estimé que les différences de langue, les nuances religieuses, l'autonomie de chaque canton, ne suffisaient pas à justifier leurs luttes intestines, et se sont "confédérés". N'est-ce pas admirable ?
Cependant il est d'autres consciences qui, aux différences réelles et au passé divergeant des populations, répondent par la dévastation des terres et la souffrance des peuples - voire leur élimination si on garantit la toute puissance et l'impunité des envahisseurs. N'est-ce pas épouvantable ? 
Qu'on ne vienne pas nous parler de langues asservies, de religions incompatibles ou de cultures qui s'entrechoqueraient comme des plaques tectoniques : la seule discrimination efficace porte sur l'altérité quelle qu'elle soit, sur l'inacceptable monstruosité prêtée à l'opposant décrié, à l'adversaire déclaré, à l'ennemi proclamé, et le processus est toujours le même : commencer par dénier l'humanité de celles et ceux que l'on souhaite éliminer, les maintenir dans de si atroces conditions d'existence que leur animalité, leur bestialité, apparaîtra spontanément. Or il se trouve que dans les conflits récents, en dépit des atrocités, c'est toujours les comportements jugés inutiles, superflus quand manque l'indispensable, mais raffinés, qui finissent par se distinguer de l'attitude des bourreaux : que ce soit en récitant des poèmes à Beyrouth, en se maquillant pendant le siège de Sarajevo, ou en composant de la musique en enfer, ce sont les témoignages de dignité des victimes qui dénoncent et renversent le mensonge fondamental des agresseurs : celui de l'inhumanité.




1 commentaire:

  1. Admirable article qui éclaire sur la complexité qu'on veut nous faire croire à ces situations terribles ! Merci

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