lundi 23 septembre 2024

Une Intelligence Artificielle entre au gouvernement

 Comme les grenouilles de la fable (La Fontaine, III, 4) les françaises et les français attendaient depuis deux mois et demi un gouvernement.

Défaite électorale imprévue, prétexte d'une trêve olympique puis paralympique, consultations inutiles mais interminables : le Président avait mis sept semaines avant de nommer un premier ministre, sept semaines pendant lesquelles le gouvernement démissionnaire ( dès lors incensurable) issu des partis vaincus avait continué à prendre des mesures politiques. Puis le premier ministre enfin nommé avait pris le temps de consulter largement. Un premier choix avait été refusé par le Président. La seconde équipe proposée fut la bonne.

Les élections provoquées par le Président avaient entériné sa défaite et celle du parti de droite traditionnel, à savoir LR, Les Républicains. Elles avaient placé en tête une coalition de partis de gauche et, en seconde position, un rassemblement d'extrême-droite. Curieusement, le premier ministre nommé n'appartenait pas aux groupes vainqueurs mais aux Républicains qui n'avaient que 46 députés sur 577. C'était la première fois que dans une prétendue démocratie, on demandait aux partis les plus faibles de s'entendre pour gouverner. Le régime restait-il encore (un peu) démocratique ? Ou totalement illégitime quoique légal ?

Toujours est-il que les ministères finirent par être pourvus, il y en eut même deux de créés, ce qui portait à 40 le nombre de ministres et secrétaires d’État : une jolie brochette de perdants au pouvoir.

Tous les budgets sont prévus en baisse sauf celui de la Défense : notre pays dont les services partent en déréliction depuis pas mal de temps doit se défendre coûte que coûte. C'est sans doute pourquoi un des deux ministères nouveaux est celui de "l'Intelligence Artificielle".

Je suis très ignorant quant aux arcanes des logarithmes et compilations de données qui constituent ce qu'on appelle ainsi.  Mais je sais que dans notre langue, le terme "intelligence" n'a jamais désigné une somme de renseignements, d'informations. L'intelligence, dans notre langue, est une faculté complexe et discutée de comprendre, avec toutes les nuances que comporte ce terme. Pour les un.e.s, ce sera une capacité de raisonnement rapide et sure, pour d'autres, des connaissances approfondies, pour d'autres encore, une fine perception d'autrui, ou de l'environnement, ou de nous-même dans ce vaste ensemble. Au total, et quel que soit le principe sur lequel on se fonde, cette intelligence a quelque chose à voir avec la capacité de réflexion et d'adaptation dans un milieu vivant - adaptation qui n'exclut pas, si besoin, une volonté de résistance : ce serait la conséquence réfléchie des liaisons que nous établissons avec ce qui est ou ce qui a été, ou encore l'hypothétique, l'envisageable, l'imaginaire...(inter legere / choisir (discerner) entre).

Or ce qui ressort dans la formation de ce gouvernement, c'est l'aveuglement volontaire (Œdipe se crevant les yeux devant l'abomination qu'il découvre en lui) face aux conséquences réfléchies des élections provoquées par le coup de tête (et de dés) présidentiel. Rien d'intelligent là-dedans, mais beaucoup d'artifice : comportement artificieux, d'artificier ? Propre à mettre le feu aux poudres ?

Devant la transformation de la première démocratie au monde (Liberté - Égalité - surtout Fraternité) en autocratie, il devenait logique et urgent de procéder à une attaque sur l'Intelligence : transformer l'esprit d'examen en outil de contrôle officiel et étatique.

Une secrétaire d’État (Mme Clara Chappaz - que mon correcteur orthographique me somme d'ajouter au dictionnaire) d'un gouvernement illégitime est désormais chargée de cette mise au pas.

Quel effet cela peut-il faire de se connaître (s'éveiller chaque matin, prendre conscience de son corps et  mettre le costume de sa fonction, se penser) en tant que secrétaire à l'intelligence ? Vit-on dans un état artificiel ? Un vertige me prend devant cet abîme...


mardi 27 août 2024

Mes AMFIS 2024... et leurs lendemains

 

Ce dernier week-end d’août j’ai participé pendant deux jours et demi aux « Amfis », le rassemblement de rentrée (que d’autres appellent université d’été) du mouvement de La France Insoumise. Près de 5000 personnes y ont assisté et, avant le meeting de clôture du dimanche matin, ce furent une cinquantaine d’entretiens, de débats, tables rondes et autres temps forts qui se sont succédé pendant trois jours, les soirs étant consacrés à des concerts, films ou représentations théâtrales…

Tout y est très bien organisé. Je n’entre pas dans les détails mais la sécurité, les temps de pause entre les activités, les multiples points d’eau mis en place en-dehors même des buvettes (sans alcool) et coins repas, foodtrucks, espaces toilettes, les sonorisations bien réglées afin que 10 rencontres puissent se tenir en même temps sans interférence dans les espaces de plein air, jusqu’à la mise en place des parkings et navettes, tout est pensé et fonctionne.


Je ne prétends pas rendre compte de l’ensemble de ce qui s’est passé, n’ayant assisté qu’à sept séances en deux jours...Voici en peu de mots ce que j’ai suivi : L’entretien avec Didier Éribon a surtout porté (outre les récits familiaux) sur la capacité à transposer le JE en NOUS, à élargir l’identité individuelle en collectif donnant accès à la parole. L’entretien avec Ada Colau ex-maire de Barcelone a montré ce que peut une volonté qui agit concrètement à partir des revendications basiques. Le débat sur ce que le capitalisme fait aux savoirs a été riche de contradictions et réflexions. J’ai mieux compris aussi la situation de Cédric Herrou et son action dans la vallée de la Roya. Une déception : place de l’art et de la culture dans la lutte pour la démocratie : seul un délégué CGT des techniciens du spectacle a élargi un peu le débat, les autres se limitant à prôner leur parcours ou leur action dans le cadre du spectacle vivant.

D’autres prises de parole, plus attendues, ont rythmé les déambulations, flâneries ou discussions informelles entre les stands associatifs et la librairie éphémère où l’on croise des visages connus…

Ainsi s’achève le week-end dans la fraternité et l’espoir d’un progrès politique.


Cependant ce mardi 27 août, le pays reste suspendu à l’annonce par le président de la République du nom du ou de la premier.e ministre qu’il daignera enfin désigner, après plus de six semaines de délai à l’issue des élections législatives. (Voir dans ce même blog à la rubrique « Chronique des actus » le résumé : Pour Mémoire 9). Six semaines de rumeurs, de silences commentés, d’attentisme, d’atteinte au processus démocratique, de tensions sous prétexte de trêve olympique, si bien que depuis pas mal de temps j’ai la désagréable sensation de ne plus m’appartenir, sinon lors de parenthèses où je m’évade du quotidien. Bien qu’il soit loin des souffrances qu’endurent tant de populations de par le monde, mon quotidien (santé, déplacements, moyens économiques, libertés d’action) est depuis plusieurs années suspendu aux décisions apparemment arbitraires d’un homme qui oriente la vie publique comme il l’entend, sans se soucier de la réalité de millions de gens. Et ballotté d’un arbitraire à l’autre, je me sens soumis à trop d’incohérences pour que ma vie n’en souffre pas. Déjà entre 2018 et 2020, les protestations des « gilets jaunes » n’ont obtenu comme réponses que saccages, violences et tirs. Puis ce fut le COVID face auquel les masques ont été décrétés nuisibles, avant d’être rendus obligatoires un mois ou deux plus tard. Après les masques, ce sont les sorties de chez soi qui ont été soumises à autorisation spéciale (qu’on se délivrait soi-même). Après ces curieux ausweiss vaguement contraignants et vaguement libéraux, c’est le vaccin (pas le russe ni le chinois mais trois vaccins occidentaux et parmi eux un américain privilégié) auquel les français ont été forcés de se soumettre sans que cette vaccination soit officiellement obligatoire. Rappel : il faut en général une dizaine d’années de suivi pour qu’on mette sur le marché un vaccin fiable, ici ce fut l’affaire de six mois pour obliger les populations (y compris les jeunes à peine atteints par la maladie) à s’y soumettre.

Après que l’OMS a décrété fini l’état de pandémie, notre pays s’est vu imposer une série de mesures concernant la sécurité, l’emploi et les retraites, et d’autres choses encore touchant à la vie ordinaire de chacun.e, sous le nom optimiste de réformes. Or certaines de ces mesures ont soulevé la protestation de six millions et demi de personnes, et l’opposition de 83 % de la population active selon les instituts de sondage. Non seulement il n’a pas été tenu compte de ce large dissensus, mais toutes les mesures ont été imposées par la violence dans la rue et par le passage en force dans les assemblées.

Ce rappel déjà un peu long pour dire que les décisions politiques (que certain.e.s qui « ne font pas de politique » semblent ignorer) impactent sérieusement notre vie quotidienne.

En 2024, les élections européennes ont vu la montée des partis d’extrême-droite. Le président de la République, sous prétexte de s’opposer à cette tendance, a dissous l’assemblée nationale, provoqué de nouvelles élections « législatives » tout en annonçant que La France Insoumise ne faisait pas partie de « l’arc républicain ».

???

Il semble que dans l’esprit de qui nous gouverne, les partis d’extrême-droite, parfois fondés par d’anciens de la Wafen SS, en fassent partie : de quelle nature est donc cet arc républicain qui exclut, à l’assemblée, tout ce qui siège à gauche des soutiens présidentiels ?

Cependant le Nouveau Front Populaire, constitué d’une union des partis de gauche face à la montée des fascismes, est arrivé en tête des législatives : pas de majorité absolue, mais au total le plus grand groupe parlementaire devant l’extrême-droite, les partis présidentiels et la droite traditionnelle. Or, pour la première fois dans l’Histoire de nos Républiques, le président a d’abord attendu plus de 6 semaines pour dire le nom de la personne qu’il chargeait de former un nouveau gouvernement (que l’on ne connaît toujours pas en ce moment) puis, ayant consulté les partis, a fait savoir que Lucie Castets, unanimement désignée par la gauche à cette fonction, ne l’exercerait pas.

Na.

Un ancien ministre, monsieur Cazeneuve, s’est déshonoré en affirmant qu’aucun.e député.e France Insoumise ne devrait siéger à l’assemblée nationale : or non seulement le suffrage universel vient d’en élire 71, et le propos de monsieur Cazeneuve bafoue le suffrage universel, mais 35 députés des partis présidentiels tiennent leur siège du désistement (opposition républicaine à l’extrême-droite) de candidat.e.s de LFI arrivés troisièmes au premier tour. A quel titre donc ostraciser LFI et, au-delà de ce mouvement, la relative majorité de toute la gauche ? La volonté de poursuivre éternellement une politique libérale à l’extrême est un élément de réponse, mais au-delà de cette opinion, de cette idéologie, qu’est-ce qui pousse l’actuel pouvoir non seulement à combattre ses détracteurs, ce qui est bien légitime, mais à faire comme s’ils n’existaient pas ?


N’oublions pas que, lorsque des soignants ont refusé le pass vaccinal qui leur était imposé, le président de la République, président donc de toutes les françaises et tous les français, avait annoncé qu’il allait tout faire pour les « emmerder ». Cela avait amusé monsieur Véran, ministre, qui avait souri du franc parler du Président. Fallait-il s’amuser du licenciement de personnels soignants en pleine crise sanitaire ? Devant tout le déploiement de mesures arbitraires présentées comme nécessaires, quoique changeantes et aléatoires, je n’ai pu m’empêcher de penser aux expériences du professeur Laborit : des animaux de laboratoire soumis à un stress localisé (une décharge électrique par exemple) parviennent vite à l’éviter. Mais si la source du stress devient aléatoire, ils s’en prennent à leurs congénères. Sans congénères à qui s’en prendre, ils s’en prennent à eux-mêmes (mutilations, prostration dépressive et dépérissement…). Même si nous ne sommes pas tout à fait des souris de laboratoire, ne sommes-nous pas soumis malgré nous à un régime où l’arbitraire instille la peur et, face à cette peur qui ignore quel mauvais coup se prépare, où et quand, nous révolte ou nous anéantit ?

Nous ne souffrons pas les maux des vraies victimes des véritables guerres : nous vivons loin des atrocités inhumaines qui se commettent à Gaza, ailleurs en Palestine, en Ukraine, au Congo, etc...Est-ce une raison pour ne rien dire des victimes de l’arbitraire, ici même, de celui qui depuis sa première élection, n’a cessé de nous vouloir en guerre pour assurer son autocratie ? En guerre contre les pauvres et les laissés pour compte, en guerre même contre un virus, en guerre contre ses opposants qu’il ne s’agit plus de convaincre mais d’abattre ?

C’est pourquoi trois ans plus tard, je me demande si dans le fonds ce refus de prendre en compte le résultat des élections, qui ressemble à un caprice d’enfant (je casse ce qui ne me plaît pas), ne puise pas sa véritable déraison dans un plaisir (relevant psychanalytiquement du stade anal) d’emmerder une fois encore une bonne partie de la population. Mais quand cette partie représente plus du tiers des élus, n’est-ce pas une façon de plonger la France entière dans la m… ?

Certes, il y a les mesures du programme du NFP qui s’opposent point par point à la politique qui a été conduite depuis plus de quinze années, mais n’y a-t-il pas sous-jacent comme un attrait pour le chaos, vice troublant épargné à nos voisins ? Plusieurs de nos voisins capitalistes ont admis, devant l’accumulation des problèmes sociaux, d’indexer les salaires sur l’inflation et relever les bas salaires. Privilégier le chemin de fer (voyageurs et fret) par rapport aux poids lourds, les allemands et les suisses (pourtant pas trop révolutionnaires) le font. Pourquoi en France cet acharnement à s’en prendre aux étudiants sans le sou, aux prolétaires ubérisés, aux titulaires précaires d’un RSA peau de chagrin ? Pourquoi, y compris au mépris des institutions et de la devise qui les résume (Égalité – Fraternité en particulier) cultiver le mépris de la population ? Pourquoi prendre exactement les mesures propres à mettre le feu aux poudres en Kanakie - Nouvelle Calédonie ou déchirer le tissu social à Mayotte ? Pour le profit de quelques-uns sans doute, mais est-ce suffisant ? L’habileté véritable ne consisterait-elle pas à faire au moins semblant de jouer le jeu ? Au lieu de cela on donne dans l’outrance, le mépris, la morgue, la suffisance, la violence frontale qui bafouent les espoirs démocratiques et exacerbent les ressentiments.


Comme Aristote jugeait qu’il y avait des esclaves par nature, nos dirigeants pensent-ils qu’il y a par nature des corvéables à merci sur lesquel.le.s on s’asseoit comme sur une cuvette de chiottes ? 

 *

Additif du 28 août : à la relecture, je m'aperçois qu'on pourrait croire que je considère ce mépris des gens et de la démocratie comme le fait d'un seul homme. or je n'ignore pas que les puissances d'argent ont dès longtemps utilisé, instrumentalisé les processus démocratiques tant qu'ils pouvaient s'en servir, et se sont assis dessus et/ou les ont écrasés lorsque les résultats des scrutins démentaient leurs projets.  Sans remonter aux siècles passés, on retient le tour de passe passe du traité sur la constitution de l'Europe (Rome II, 2004) refusé par plusieurs peuples d'Europe et reconduit par ses dirigeants en 2007 par le traité de Lisbonne. On voit bien, aujourd'hui et partout, l'acharnement des puissances à poursuivre les lanceurs d'alerte et toutes les formes d'expression libre dans l'espace public : aujourd'hui le watergate n'aboutirait pas à la démission du président américain (Nixon) mais à l'incarcération des enquêteurs...

Je n'ignore pas ces données objectives du temps présent. Mais je reste frappé par la singularité, dans ce panorama, de notre chef d’État, si prolixe qu'il concurrencerait presque sur les ondes feu Fidel Castro, mais dans un autre registre, et si contradictoire entre les propos tenus, démentis puis confirmés, conduisant à un embrouillamini d'où rien ne ressort, sinon que ses opposants sont les seuls responsables -pardon, "coupables" à éliminer- des difficultés que nous connaissons. 

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mardi 13 août 2024

Tourisme en questions

 

Aller faire un tour


Je lis dans un article la phrase suivante : même le génial Diderot s’emmêlait les idées lorsqu’il écrit à Sophie Volland que le voyage est une «sotte chose» mais qu’au final, cela «fait [du] bien ».


Et si, faisant tenir ensemble les deux termes de la contradiction apparente, le « génial Diderot » spécialiste des paradoxes avait précocement perçu une vérité, nouvelle à son époque, dont les termes se renforcent en permanence ?

Oui, le voyage fait du bien : en tous temps et quels que puissent être le rythme, le moyen de transport ou la distance, le déplacement déplace nos repères, décale nos perspectives, aiguise nos sens, suscite éventuellement des rencontres et des pensées imprévues : on espérait, il y a peu de temps encore, qu’il formerait la jeunesse selon la formule consacrée que l’on peut élargir en considérant qu’il apporte à chaque fois une nouvelle jeunesse, plus ou moins heureuse par ailleurs.

Mais il est vrai que « le sage » n’a nul besoin de se déplacer pour acquérir tout cela qu’il porte en soi-même. S’encombrer de préoccupations et de risques que nous n’aurions pas dans notre sweet home, prétendre à la rencontre de personnes avec qui l’on pourrait plus efficacement communiquer à distance (et les moyens récents ont grandement amélioré ces possibilités d’échanges), voir des lieux, des monuments ou des paysages que les représentations nous offrent sans quitter notre fauteuil (et les moyens modernes ont nettement amélioré les récits ou les peintures d’autrefois), et l’on apprend mieux et plus en convoquant le monde entier sous nos yeux qu’en allant parcourir une infime parcelle de sa diversité. Oui, le voyage est bien une « sotte chose », dont l’intelligence et la sensibilité gagnent à se préserver, et que démystifie la moindre pensée digne de ce nom.

Pourtant, qui n’a pas éprouvé le besoin d’aller faire un tour, de raturer le quotidien en bousculant ses habitudes, de changer d’air et d’horizon ?

*

Lorsque mon père disait je vais faire un tour, ou je vais faire un viron, il voulait dire le plus souvent tourner le coin de la rue ou la croisée des routes pour rejoindre le bistrot le plus voisin où s’en jeter un – ou deux – derrière la musette. C’était une manière de téléporter en quelques pas à une distance incommensurable son environnement familial pour s’inscrire dans un espace autre et strictement personnel.

N’était-ce pas ainsi la sotte chose qui lui faisait du bien ?

*

Même si elles relèvent d’un pareil désir d’ailleurs, non seulement de voir autre chose et autrement mais, comme l’a si souvent exprimé Baudelaire, de s’éprouver différent, d’être et vivre, ou souffrir ou aimer différemment, les notions de voyage et de tourisme que l’on oppose désormais découlent cependant d’une autre histoire. Espèce voyageuse, il semble que dès leurs plus lointaines origines, les humains – ou ce qui alors s’en approchait – aient été portés à se déplacer, pour trouver à s’abreuver – comme mon père quelques millions d’années plus tard, et qui peut savoir de quelle nature était leur véritable soif – ou se nourrir, ou pour tout autre motif, ce qui les a conduits à découvrir des paysages variables, et s’y adapter. Nomadisme occasionnel ou migrations définitives, sans idée de retour, d’un groupe réduit à quelques individus, le voyage semble aussi nécessaire aux bipèdes sans plume qu’aux grands herbivores (pachydermes, girafes…) qui pour trouver à se nourrir doivent parcourir de longues distances, tout comme les chasseurs carnivores : loups, renards, coyotes, etc.

L’Anthropos est cette espèce qui circule, se propage, s’en va puis s’installe quelque part.

Et des millions d’années plus tard, cela conduit à des circumnavigations (Odyssée autour de la Méditerranée, tour d’Afrique de Gama, tour du monde de Magalhaes, puis d’autres…) ou à des marches plus ou moins forcées à travers des continents. Lorsque ces déplacements ont échappé à l’univers des mythes et n’ont plus concerné des peuples entiers mais, relevant d’initiatives privées, ayant pour but la conquête ou le commerce - ce qui revient au même – ou plus rarement la simple connaissance qu’illustrent cependant Hérodote, Ibn Battuta ou quelques autres, on les a qualifiés de « voyages de découvertes » – terrestres comme ceux de Marco Polo ou maritimes – et désigné ceux qui les accomplissaient par le terme d’explorateurs. Prétention européenne : les grands voyageurs assimilés à des explorateurs y ont été considérés comme des découvreurs, des pionniers, en particulier depuis la fin du XVème siècle.


C’est au XVIIIème siècle que l’aristocratie du nord de l’Europe, en particulier britannique, a estimé que le reste de l’Europe méritait aussi d’être connu et a institutionnalisé le Grand Tour : long séjour aux étapes balisées sur le continent européen, où la jeunesse privilégiée des pays du nord parfait son éducation par la connaissance du sud. Au cours du XVIIIème et du XIXème siècles, le Tour en question s’étendra vers l’Orient, à savoir l’est de la Méditerranée puis occasionnellement le sud. Citons pour illustrer ce tourisme d’élite devenu apprentissage de la vie, expérience nécessaire de la jeunesse romantique aisée, les combats de Byron qui meurt à la guerre d’indépendance de la Grèce à Missolonghi, l’utopie libertaire de Shelley qu’un naufrage achève au large de la Toscane, les voyages de multiples écrivains français emboîtant le pas aux anglais et aux allemands :

Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand

Voyage en Orient de Nerval

Voyage en Orient de Lamartine

Voyage en Orient de Flaubert………..et quelques autres : ce mélange nouveau de lyrisme et de récit factuel, de réflexions générales (philosophiques?) et de curiosités exotiques relève du Journal mais doit son attrait au tourisme. Et si, parmi les étapes touristiques, les bordels vénitiens ou égyptiens ne sont qu’optionnels, les vestiges des civilisations gréco-latine (ou chrétienne si affinité) deviennent obligatoires : Colisée, Parthénon, Capri, Rhodes, et si possible les pyramides de Gizeh, le Golgotha de Jérusalem…


On voit clairement que les deux démarches sont a priori inverses : l’explorateur voyage vers l’inconnu, le touriste va d’étape en étape répertoriée jouir de ce que d’autres connaissent déjà et qu’il convient d’expérimenter par soi-même pour être un homme (extrêmement rarement une femme) accompli.e. Ainsi se constituent des lieux communs que l’on reproduit, mais qui avant reproduction n’étaient pas si communs que ça : les siècles qui nous contemplent du haut des pyramides (Bonaparte jeune), Lorenzaccio qui médite sur la mort des tyrans dans les ruines du Colisée (Musset) ou Chateaubriand exalté dans l’enceinte du Saint-Sépulcre sont des clichés initialement attachés à des destinées exceptionnelles. La peinture romantique les cultive, la littérature les répète, la photographie les multiplie : ce seront les baisers qu’on envoie, une fois dans sa vie, par exemple en voyage de noces, depuis la tour penchée de Pise, la place St Marc de Venise et ses pigeons, la tour Eiffel ou l’amphithéâtre Flavien.


Nous voici déjà au XXème siècle : ce ne sont plus seulement de nobles saxons ou de riches héritiers qui complètent leurs humanités en France, en Suisse, sur le pourtour des lacs lombards ou de la Méditerranée, mais des personnes sensitives, des artistes parfois, assez aisé.e.s pour s’offrir, une fois au moins dans leur vie, une escapade touristique dont la rareté fait le prix. Voir par exemple le film de James Ivory A room with a view d’après E.M.Forster ou même Mort à Venise de Visconti d’après Thomas Mann. Et parmi les intellectuels ou artistes de cette même époque on pense aux voyages vers le sud des russes (Gogol, Tourgueniev, Tchekhov…) à ceux qu’évoquent Zweig ou Nietzsche, à Rilke ou Stravinski : ces voyages constituent un des piliers de ce que Zweig appelle précisément « le monde d’hier » où pour qui en avait les moyens, il n’était pas encore besoin de pièces d’identité, de visas, de sauf-conduits ou laissez passer, d’ ausweiss quelconque pour parcourir l’Europe ou traverser la rue.

*

C’est officiellement à partir de 1936, en France, que des congés payés ont été accordés aux salariés par leurs entrepreneurs. C’est surtout après la seconde guerre mondiale qu’une offre touristique se développe permettant à un grand nombre d’adultes mais aussi d’enfants ou adolescents de passer un temps de vacances plus ou moins long dans un lieu inhabituel. Le camping, les « auberges de jeunesse », les modes de séjour « chez l’habitant » se développent, se fédèrent, l’hôtellerie s’empare de la manne nouvelle et construit de toutes pièces ou à partir de simples villages ou hameaux des stations « balnéaires » ou de montagne, des villages ou des clubs de vacances...Si l’expression « civilisation des loisirs » empruntée abusivement au sociologue Joffre Dumazedier et qu’Edgar Morin précisera avec force nuances me paraît fallacieuse, c’est pourtant bien en proportion de l’accession à plus de temps libre, comme à de meilleurs revenus, qu’une part nettement plus large de la population accède à des destinations naguère réservées à une classe privilégiée. La bascule s’opère en quelques décennies et un demi-siècle plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, le « tourisme de masse » et « les voyages » soulèvent plus d’interrogations et de critiques qu’ils ne suscitaient naguère de désirs, d’espoirs même dans la mesure où les prétendues rencontres entre les peuples dessinaient une possible « amitié » et avait à voir avec l’idée de la paix.


Qui n’a entendu dire, dans ma génération et bien après, « les voyages forment la jeunesse » ? L’idée, qui n’est pas nouvelle et que soutient déjà Montaigne en d’autres termes, est qu’il est bon de se frotter à d’autres cultures pour en retirer expérience et connaissance, mais aussi pour confronter les usages, donc relativiser nos principes et nuancer (ou invalider) nos certitudes.

Si voyager c’est découvrir, le voyage devient formateur lorsqu’il nous questionne : d’emblée la découverte est moins affaire de distance que changement de point de vue. De là une tendance, pas nouvelle non plus, à considérer qu’il y a autant à découvrir dans un changement de perspective ou au fond de son jardin qu’en se rendant à l’autre bout du monde.

Tout ceci est vrai. Je veux dire que toutes les opinions ainsi forgées au gré de l’expérience et de la pensée sont rationnellement défendables et respectables. Mais il se trouve qu’à l’époque (la nôtre) où l’on s’est enfin rendu compte que les ressources vitales (eau, air respirable...) et énergétiques ne sont pas inépuisables, le phénomène des déplacements touristiques, perçu comme une promesse d’ouverture il y a peu de temps encore, prend des allures de luxe inutile, voire éhonté. Et que dire des sports d'hiver mis à la portée de beaucoup dans les années 1960-70, même à moyenne altitude : que faire lorsque les glaciers se retirent et que la neige est moins abondante ? Limiter les sports d'hiver ou s'en passer ? Non : fabriquer la neige à partir de l'eau qui viendrait cependant à manquer...


Je ne saurais dire ici s’il est bon ou mauvais de voyager, et de voyager plutôt par goût et plaisir que pour affaire(s) et par profession, si tant est que le voyage d’affaires se justifie mieux que l’autre, ce qui me paraît loin d’être évident. Je voudrais seulement signaler que la remise en cause des raisons de voyager, et surtout des bonnes raisons, autrement dit la remise en question des bonnes pratiques du tourisme, me paraît sans fin : si des pratiques semblent particulièrement absurdes et néfastes, selon quelles valeurs justifier d’autres pratiques qui nous paraissent plus respectables ? Où placer le curseur et selon quels critères ? Y a-t-il un droit culturel qui, lié comme jadis à une appartenance de classe , rendrait moins absurde le déplacement / dépaysement et le justifierait, contre un usage qui ne pouvant produire cet alibi culturel devrait disparaître ? Prenons un exemple vécu, et même plusieurs s’il le faut…

*

Je me suis rendu il y a quelques années, pendant une petite semaine, à Venise où j’avais déjà été plusieurs fois. J’ai eu plaisir à voir que la Fenice était ressuscitée de ses cendres et j’ai assisté avec plaisir à une répétition publique d’un futur concert, qui se tiendrait après mon départ...J’ai découvert aussi, avec intérêt et avec le sourire, qu’à l’emplacement de l’ Ospedale della Pietà (Hospice de la Pitié juste derrière l’église du même nom) où Vivaldi enseignait la musique à de jeunes orphelines se trouvait désormais une sorte de maison de loisirs créatifs pour de jeunes enfants : joli prolongement et résurrection du passé, comme Venise et le Phénix en ont le privilège.

Ayant déjà plusieurs fois visité les îles touristiques de Murano et Burano, j’ai poussé cette fois-ci jusqu’à Torcello où j’ai découvert la plus ancienne église de Venise, chaleureuse byzantine, sanctuaire des premiers réfugiés vénitiens. Le lendemain, dans le sestiere de Castello où justement Vivaldi était né, on m’a indiqué entre un stade et une cité ouvrière l’emplacement improbable où les reliques de la mère de l’empereur Constantin auraient été transportées, dans une église perdue sur l’îlot de Sant’ Elena, bien au-delà de la place Garibaldi où se trouve encore un quartier populaire où demeurent de réels vénitiens et non de simples boutiquiers vendeurs de masques et de Pinocchios. J’étais venu en avion, moins cher et plus rapide que la voiture, beaucoup moins cher et dix fois plus rapide que le train, que j’avais autrefois préféré, mais qui après la suppression des trains de nuit et l’incohérence des correspondances entre la France et l’Italie, prenait un jour pour l’aller, un jour pour le retour, là où l’avion bon marché prenait deux heures.

Dans l’avion du retour, après plusieurs jours de flânerie hasardeuse et de découvertes inattendues, je me suis trouvé avec une trentaine de français.es âgé.e.s. Partis d’Ardèche à l’heure où blanchit la campagne, iels avaient rejoint l’aéroport le plus proche, avaient atterri à Marco Polo avant midi, juste à temps pour aller manger dans une trattoria le menu du jour, puis avaient vu la place Saint-Marc, ses arcades et ses pigeons, son église bleue derrière laquelle ils avaient aperçu le rose palais des Doges et son pont des soupirs, d’où ils avaient été conduits à marche forcée jusqu’au pont du Rialto, arrêt minute pour voir passer quelques vaporetti et gondoles face au marché couvert, selfies et photos de groupe, retour par une boutique vers les piazzale Roma, autocar, avion, re-car et ils espéraient être rentrés à Annonay (lieu d’invention des Montgolfières) avant minuit.


Il est évident que cette bande de retraités en goguette pour une escapade de vingt heures et un petit millier de kilomètres dans le ciel et dans chaque sens est ce qui peut se faire de pire en matière touristique. Mais ma suffisance ironique était-elle pardonnable grâce à Vivaldi, Sant’ Elena et Torcello, la métaphore du Phénix ou le musée Guggenheim qui pour ma compagne constituait la face B de celui que nous avions déjà connu ensemble à Bilbao ? Cet entrelacs de références culturelles justifiait-il que je me rendisse moi aussi en avion, pour la Xème fois, dans un lieu déjà vu (quoique toujours à découvrir) ? Le fait de rester six jours compensait-il mieux l’empreinte carbone du même trajet dans la journée ? Je n’ai pas vraiment la réponse, ou bien celles que je me donne sont biaisées par ma conviction. En quoi ma conception des charmes vénitiens aurait-elle mieux valu que celle des vieux ardéchois ?


Autre exemple de tourisme qui me paraît suprêmement imbécile sans que je puisse trouver d’argument qui le discrédite plus sûrement que ma propre pratique des voyages : les parcs à touristes, par exemple Kuşadasi, Ibiza ou d’autres enclos. Sans que je sois un grand voyageur, il m’a été donné d’aller en Turquie : non pas un aller-retour à Istanbul, ni une semaine en bord de plage près de Troie et d’Izmir où serait né Homère qui n’a sans doute pas existé, mais six bonnes et pleines semaines qui m’ont permis, sinon de circuler dans tout le pays, du moins d’en voir une petite moitié – ouest et centre. J’y ai rencontré des turcs, l’un m’a même avoué être kurde vivant en Turquie. Un autre m’a offert une reproduction de la Cène en pierre de lave, « pour faire plaisir à un chrétien ». Bon. J’ai dégotté non sans peine l’église du père Noël (Noël Baba Kilisesi) et j’ai partagé vite fait une bouteille de raki avec des employés forestiers. Rien d’extraordinaire, mais ce sont de bons moments qui nuancent d’ailleurs l’image que la plupart des français doivent se faire de la Turquie et de ses habitants, comme s’il y avait un modèle et un seul de turcs et turques…

Dans le même temps, une noria d’avions tournoyant comme les nuées d’insectes déposait à Istanbul, Izmir ou Antalya, des cargaisons de scandinaves, allemand.e.s, français.es ou autres européen.ne.s que des cars ultra modernes emportaient illico presto vers les plages où, enfermés derrière les murs et les grillages des clubs, ils ne verraient de turcs que les serveurs hyper cool.

Bien sûr, les touristes ainsi débarqués pouvaient tout aussi bien bronzer, faire la fête, s’éclater, boire et baiser sur d’autres plages, et n’avaient pas besoin pour s’épanouir de s’exiler en territoire turc ou marocain, ni au Sénégal ni aux Seychelles. Nul besoin de se parquer derrière les miradors des camps de vacances. Mais dans un cadre moins exotique près de chez soi, comment prétendre qu’on s’éclate au Sénégal ou que le Maroc, la Turquie, c’est ce qui se fait de mieux ? Cela vaut-il le ballet d’aéronefs qui chaque été attendent que se libèrent les pistes d’atterrissage ?

*

On sait aussi que le touriste n’est plus un être humain mais une source de provende que certains natifs savent mieux capter que d’autres : tel installera face au camp de touristes une location de vélos, une exposition d’artisanat local, alors que d’autres moins entreprenants laisseront passer l’aubaine. Tel s’enrichira qui enfoncera de plus attentistes, de moins hardis ou de moins pistonnés dans la misère. Sur les îles du cap-vert, j’ai croisé des hommes et des femmes qui vivaient chichement à côté de jeunes guides en 4x4 proposant aux touristes des excursions à des tarifs équivalents à un mois de pêche de leur voisin. Sur une île, une entreprise avait concentré l’aide internationale pour construire des lotissements afin d’héberger les futurs surfeurs attirés là par les vagues du détroit : le spot était exceptionnel, l’aide humanitaire finançait le réseau de tout à l’égout pour le complexe de bungalows tout juste sorti de terre : développement oblige. Mais sur une autre île, une fillette revenait du magasin avec un sachet de spaghettis à la main. Le sachet tomba, les spaghettis s’étalèrent comme les piques d’un jeu de mikado. Ma compagne et moi nous sommes accroupis pour aider la fillette à reconstituer sa nourriture perdue, et tandis qu’elle ramassait aussi les pâtes une à une, elle s’arrêta pour nous observer sans sourire, d’un air d’extrême curiosité et d’intense sérieux : sans doute découvrait-elle que des européens -blancs de surcroît- pouvaient se baisser pour lui rendre service. Une fois fini le travail réparateur, elle s’est alors mise à parler tout le temps où on l’a accompagnée -cinq à dix minutes de marche- dans un portugais chantant auquel on ne comprenait que sa joie confiante.

C’était bien autre chose que les mains tendues qui mendient, dans d’autres pays, près des « spots » touristiques.


Il est bien évident que les termes de l’échange sont faussés par le tourisme régulier : non par l’individu que le hasard conduit exceptionnellement dans les parages, mais par la venue régulière de privilégié.e.s dont on ne connaîtra jamais que la dépense (le pouvoir d’achat) à partir de quoi toutes les fantasmagories deviennent possibles, comme à l’inverse dans les siècles passés, nos explorateurs recherchaient en Afrique le royaume merveilleux du prêtre Jean. Nous nous abaissons rarement à ramasser de la nourriture sur le chemin, mais nos touristes mettent souvent la main à la poche pour obtenir services et marchandises.

Un.e touriste solitaire, voire un couple ou une petite famille loin de ses bases, ce sont des êtres humains qu’il convient de considérer avec la déférence due aux hôtes. Mais un paquet de touristes, un car, une flopée, une avionnée ou une croisière qui débarque, ce sont des DAB à flouze, à dollars : vengeance des anciennes colonies : là où pendant des siècles on a exploité contre de la bimbeloterie leurs richesses, voici qu’on dépense sans compter pour leur pacotille. Car les vraies matières précieuses ne concernent pas le tourisme, mais les multinationales qui les pillent.

Alors que faire ?

*

Si le tourisme asservit les populations (mal) visitées, faut-il l’abolir ?

Si les transports qui permettent le tourisme de masse polluent, faut-il les interdire, les réduire ?

La réponse est forcément oui, mais on perçoit dès l’énoncé de l’hypothèse sa part d’absurdité : qui songerait sérieusement à interdire à qui que se soit de se déplacer pendant son temps libre ? Et s’il fallait non pas interdire mais limiter les déplacements, sur quels critères en déterminer l’étendue, et sur quelles prescriptions s’appuyer, alors que les mesures prises par la plupart des gouvernants vont à l’encontre de la sobriété attendue : avion banalisé, route privilégiée par rapport au rail… ?

Et les transports liés au tourisme sont-ils plus responsables des pollutions que les traversées de nations et de continents pour des échanges inutiles de marchandises, ou que les déplacements tenus pour indispensables, inévitables, des acteurs de l’économie, de la politique, des sports et du spectacle ? Un cargo ou un avion cargo livrant des tonnes d’outillage japonais en Europe et remportant des tonnes d’outillage allemand en Asie polluent-ils plus ou moins que les vols des vacanciers ? Sont-ils réellement plus nécessaires ?

Le questionnement est sans fin.

Un jour viendra où quelque chose de l’ordre de la nécessité rendra ces questions obsolètes.Quand ce jour viendra sera-t-il trop tard ?

Sans avoir la juste réponse à toutes les questions posées, ne peut-on soi-même s’interroger sur le bien fondé de nos déplacements ? Nous vivons une époque où, plus et mieux que jamais par le passé, nous pouvons observer les recoins du monde depuis notre fauteuil. Les chasses étant désormais bannies, est-il bien nécessaire de faire un safari photo dans une réserve sud-africaine pour éprouver des émotions fortes ? Et voit-on mieux le springbok en 4x4 dans la savane ou sous l’œil grossissant de la caméra ? - Oui d’accord, quand on n’y est pas, c’est pas pareil.

Alors, peut-on se demander où vraiment nous souhaitons nous rendre pour mieux être ?

-Oui d’accord mais il faut y avoir été pour savoir.

Posons la question autrement : les rouleaux de l’océan vers Biarritz ne procurent-ils pas aux surfeurs des sensations analogues à ceux de l’île de Sal ? Supposons qu’amoureux de la montagne et de l’escalade, je sois attiré par les sommets des Andes. Mais si je n’ai pas aussi le désir de rencontrer et de connaître la vie des gens qui vivent là-bas, ne puis-je satisfaire mon goût sportif sur toutes les parois d’Europe ? Est-ce que je désire vraiment m’envoler pour le Chili, l’Argentine ou la Bolivie afin de gravir un sommet andin, si je me contrefous des habitants ?

- Retraité d’Ardèche ou de Corrèze, j’ai vu mille fois la tour Eiffel ou le Colisée sur les écrans. Ai-je réellement besoin de passer devant en car de tourisme ? Quelle satisfaction supplémentaire vais-je en retirer ? Et si je m’abstiens de ce voyage éclair, que me manquera-t-il ?

- Pour moi, le travail m’épuise et me stresse tant que les vacances ne peuvent être que détente et repos : ne rien faire. Dois-je pour cela me rendre une semaine aux Maldives ?


Je n’ai nulle leçon à donner, nulle solution clé en mains à apporter. Ne peut-on commencer par se questionner sur nos propres désirs, nos réels besoins avant de sauter sur les occasions ? Ne peut-on cultiver la curiosité plutôt que la satisfaction du cliché ?

Oui, bien sûr, nous sommes tous d’accord là-dessus, mais il y a les emplois, le développement, tout ça : tout ce que l’on doit désormais à l’industrie du tourisme, qui a besoin de fonctionner et pour cela invente nos besoins, nos désirs, sans s’occuper de nos motivations réelles…

Rapport de force entre l’urgence à modifier nos comportements et la force des intérêts – comme par exemple d’avoir volé à vide pendant le covid pour que les compagnies ne perdent pas leurs droits à emplacement dans les aéroports. 

Ne pas perdre sa place, ne pas perdre son tour, ne pas perdre ses droits : est-ce bien cela qui nous anime ? Et si pour se sentir ainsi vivant, il faut tourner en rond dans le ciel vide...n'est-ce pas une bêtise aussi effrayante que les espaces infinis de Pascal ? 

 

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mercredi 24 juillet 2024

LE MOINE ET LE FUSIL

 

 Le titre du film s'apparente à celui d'une fable, et c'en est une.

 

J'avais vu l'an dernier L'école du bout du monde (titre original : Lunana : a yak in the classroom), film bhoutanais de Pawo Choyning Dorji, film nourri de symboles sur l'élévation personnelle, figurée par l'ascension de l'instituteur jusqu'au village de montagne où il doit exercer pour retrouver un sens à sa vie quotidienne : sorte de fiction d'apprentissage où une expérience vécue devient fondamentale. Film à peu près linéaire et lyrique comme un hymne, ou une prière.

Le moine et le fusil, du même réalisateur, est résolument une comédie, où se croisent plusieurs intrigues simples qui construisent une situation complexe. Et le spectateur est invité, sourire aux lèvres, à réfléchir sur des notions aussi importantes que la démocratie, la paix et la violence, le bonheur et le progrès, en suivant le récit et sans se prendre la tête : une sorte de fable brechtienne pour aujourd'hui, jouant comme La bonne âme du Sé-Tchouan sur les rapports entre le conte ancien et l'actualité. Confrontant également des mondes éloignés appelés à se rencontrer, comme l'avaient fait jadis les films Urga (passé et modernité en Mongolie) ou Les dieux sont tombés sur la tête (passé et modernité dans le désert du Kalahari).

Car la satire n'est pas absente de ce film qui est comme une offrande : mais une satire tendre sur le pays lui-même, alors que l'ironie se fait plus mordante à propos des paradoxes des USA. 

On note aussi que l'intrigue, qui garde son mystère jusqu'aux scènes finales, se résout sans victimes ni perdants : celles et ceux qui semblent jouer le mauvais rôle sont intégrés à la résolution finale sans être "punis" - même s'ils ont enfreint les lois du royaume.

Enfin, pour qui douterait encore que les amérindiens ont migré depuis l'Asie, les musiques et danses de la cérémonie finale apporteront la preuve qu'il y a du Sioux ou du Lakota chez ce peuple himalayen.

Film salutaire aux plans subtils, à voir absolument.

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mercredi 12 juin 2024

LE GRAND DÉCHAÎNEMENT

 


Le 12 juin

 

 

Notre Président de la République vient de dissoudre l’Assemblée Nationale après en avoir bafoué le rôle par le recours immodéré à l’article 49-3 qui avait réduit son rôle à néant. Le coup de grâce a été porté ce dernier week-end.

Il se trouve que parmi la moitié de mes compatriotes qui ont voté lors des récentes élections européennes, plus de 30 % ont choisi le Rassemblement National, parti raciste et xénophobe fondé par d’anciens partisans de l’Algérie française dont quelques uns avaient revêtu -mais c’est il y a fort longtemps – l’uniforme de la waffen SS. S’ajoutent à ce petit tiers les presque 6 % qui ont choisi un parti plus extrémiste encore, qui veut par exemple interdire les prénoms d’origine non chrétienne ou non française...et, il faut bien le déplorer, s’ajoutent les 7 % qui ont voté pour le parti de droite traditionnelle, dite « de gouvernement », dont la tête de liste préconise de construire un mur tout autour de l’Union Européenne pour lutter contre une insupportable immigration clandestine. Cette tête de liste vice-préside ledit parti – créé lui dans la lignée du gaullisme et du chef de la Résistance – dont le président (monsieur Ciotti) vient de proposer ce 11 juin une alliance avec le Rassemblement National naguère issu de l’OAS, de l’antigaullisme et de l’antiparlementarisme. Confusion générale, brouillage violent des repères remplacés par un amoncellement d’intérêts individuels, querelles et vindictes assassines.

Ce déferlement de haine souvent délirante relève de la liberté de parole et d’opinion (présentée comme une pensée), qui permet à cette droite de se présenter comme « décomplexée ».

J’en déduis que pour ces gens-là, la retenue et la réflexion historique ne relèvent pas tout simplement de la rationalité mais d’un vague complexe qu’il s’agirait de dépasser pour la plus grande gloire de la nation et le bonheur bruyant des individus qui s’en émancipent. Plutôt que « décomplexée », je dirais pour ma part « dévergondée » : vieux mot n’est-ce pas, et qui sent son jugement moral, cependant cela ressemble bien à ce prurit adolescent où l’on se glorifie de faire ce qui ne se fait pas : on casse des librairies, on brûle des livres, on cogne des « pas comme nous »...Dans cette acception, nul n’est besoin d’appartenir à un parti de droite extrême pour se dévergonder sans risque ni surmoi : un ministre de la justice peut faire des bras d’honneur aux représentants de la Nation, ça fait le buzz sur les réseaux et rien de plus. Un simple présentateur TV peut insulter un député, cela vaut argument.

Et plus le politique se discrédite, plus c’est fun.


Restent les contre-pouvoirs : principalement justice et presse. La justice, malgré son garde des sceaux, a des sursauts grâce à d’intègres desservants. Rares et ralentis par des obstacles multiples que dresse une procédure encore garante des libertés individuelles, mais dévoyée. Sursauts tout de même. La presse pour sa part, celle de large diffusion, a depuis des décennies été achetée par des patrons d’industrie et de finance devenus donc patrons de presse par opportunisme. Plusieurs ne cachent pas leurs sympathies pour l’extrême-droite, certains fabriquent ou soutiennent des hommes providentiels, sombres sauveurs sortis du néant. Des journalistes sont licencié.e.s, des émissions audiovisuelles supprimées, il convient de se soumettre ou de se démettre. Seule une très marginale presse indépendante fait un réel travail d’enquête à partir de faits vérifiés : le reste est propagande. Il se trouve que dans cet effroyable panorama, ce qui subsiste du service public d’information (avec toujours moins de moyens publics et toujours plus de fonds privés pour fonctionner) pratique l’autocensure afin de rester dans la ligne. Retour de la chasse aux sorcières.


Ainsi, toutes les sottises peuvent devenir formules et frapper l’opinion : l’hémicycle des assemblées est remplacé par un « arc républicain » hors sol et hors réalité : les tenants d’un État français fort peu républicain en font partie, alors que des forces jugées trop à gauche en sont exclues. Pourquoi jugées trop à gauche ?

Parce que partisanes d’un « islamo-gauchisme » qui n’existe pas (notion sans fondement puisqu’elle associe une dérive politique de la religion musulmane sans représentation en France à une mouvance indéfinie d’une gauche groupusculaire) mais dont on les accuse.

Parce que ne souhaitant plus ignorer dans le pays riche qui est le nôtre, les plus de 5 millions de chômeurs officiellement répertoriés, ni les 3 millions de personnes sans logement (sans abri ou disposant d’abris sommaires, précaires, dits hébergements de fortune – drôle d’expression), ni encore les 15 % de français.e.s vivant sous le seuil de pauvreté.

Parce que refusant le démantèlement du projet de société relativement solidaire issu du Conseil National de la Résistance et assurant à chacun.e une couverture sociale et médicale – même rapiécée la couverture – et des conditions d’instruction – fussent-elle peu égalitaires.


Accompagnant la casse généralisée de la République transformée en start-up, un déchaînement d’injures, de mensonges, de propos à l’emporte-pièce qu’aucune donnée ne vient étayer, déferlent sur les ondes et les réseaux sociaux. Ce défoulement généralisé a pour l’heure remplacé « les lumières de la raison » ringardisées en tant que vieilleries cosmopolites universalistes : mieux vaudrait camper chacun dans l’entre-soi d’un pré carré enclos de barbelés, où prisonnier volontaire de son identité factice (pure!) chacun.e pourrait clamer son mépris et sa haine du pré voisin. Mieux vaudrait parait-il que sous les vociférations belliqueuses chacun.e s’emploie à creuser sa tombe sur son coin de pré…

« o bury me not on the lone prairie ».

dimanche 26 mai 2024

LE VOYAGE DE HOLLANDE

 

 

Je reviens d’une huitaine de jours passés aux Pays-Bas, où je n’avais pas mis les pieds depuis un certain été pluvieux, vers 1990. Outre les nuages des tableaux et les ondées fréquentes, mon souvenir retenait des temps anciens quelques clichés merveilleux, comme les bus multicolores d’Amsterdam, le cygne sculpté flottant sur un lac du musée Kröller-Müller (que j’attribuais à Henry Moore alors qu’il est de Marta Pan), ou les vaches paissant l’herbe mouillée entre les immeubles de la banlieue de Delft. Je me rappelais vaguement un marché aux fleurs assez pervers pour être aux enchères descendantes, et que la peinture était partout une "invitation au voyage" avec ses ciels, ses intérieurs hollandais et ses scènes de genre.

Mes clichés d’antan avaient fixé les choses.


Or, par delà les cartes postales, les Pays-Bas sont un carrefour de flux : partout ça circule. On imagine aisément l’enchevêtrement de canaux, de bras de rivières, de lacs veinés de digues, et les embarcations de toutes sortes qui y naviguent, faisant se lever les ponts levis, tourner les ponts tournants, s’ouvrir et se fermer les écluses à tout bout de champ. On se fait aussi l’idée du cliquetis des trams se tortillant sur leurs aiguillages, de la mastication caoutchouteuse des portières de bus, de tram, de métro ou de train qui chargent ou déchargent leur flot humain. On sait enfin que les gens d’ici sont adeptes de la bicyclette, avantagée par le plat pays.

Mais imagine-t-on avant de l’avoir subi que ces mêmes bicyclettes, sans dérailleur ni frein pour les plus archaïques, se déplacent (en ville) à toute vitesse en hordes compactes qui suivent des trajectoires connues d’avance et tarabiscotées, courbes, diagonales, si bien que la masse des piétons et celle des automobiles doit se glisser, esquiver, s’étirer comme de la guimauve pour mieux s’élancer à chaque croisement, à chaque feu tricolore – nombreux feux tricolores pour les autos, pour les vélos, pour les piétons – qu’accompagnent des bruits variés pour se faire entendre des malvoyants : pionnière dans le respect du handicap, cette riche nation a développé des politiques volontaristes de soutien aux PMR si bien qu’à tous les flux de circulation s’ajoutent parfois un ou plusieurs fauteuils électriques qui se comportent tantôt en piétons, tantôt en cyclistes, tantôt en automobiles.

Aussi les réseaux ferroviaires, routiers et autoroutiers, constituent-ils un entrelacs infini où l’on peut tourner indéfiniment d’une bretelle à l’autre, presque sans aire de repos ni BAU (bande d'arrêt d'urgence) pour faire le point ou regarder son mobile, à moins de se soumettre à la voix de Mme. Google que je supporte mal. Notre petit véhicule rouge s'est donc trouvé ballotté comme une boule de billard, renvoyé par la bande de l’A 12 à l’A39, de la N54 à l’A2, d’Utrecht à Hilversum, d’une bifurcation vers Den Haag à un crochet par S’ Hertogenbosch, de Doordrecht à Loosdrecht, de Leeuwen à Loenen qu’il ne faut pas confondre avec Loenen aan de Vecht : le Vecht en question est une tentacule indocile du Rhin qui monte vers le nord alors que ses autres bras (appelés Waal ou autrement : les noms indigènes n'aident pas) bifurquent vers Rotterdam.

Je me suis rappelé les premières pages de La Peste où Camus écrit qu’Oran est une ville « moderne », inconfortable aux malades par son activité permanente. Tous les Pays-Bas manifestent cette modernité agissante, où le mouvement dénote la bonne santé, celle d'abord des colosses des deux sexes qui font prospérer l'économie, où tout fonctionne impeccablement pour que rien ne soit perdu, ni un arpent de terrain, ni une seconde de vie, ni une occasion de « faire des affaires ». Rien ne se perd, tout se monnaie. Sur les berges d’un canal entre deux rangées de lotissement, trois moutons paissent l’herbe. Un plus grand pré loge des centaines de vaches laitières parmi lesquelles chevaux et moutons paissent aussi les portions d’herbe plus rase, comme un regain de seconde main. Chaque arbre de la ville ou grille de pont sert de garage à vélo. Tout l’espace est utile, tout compte et coûte : si vous prenez l’apéritif au café, au restaurant, on ne vous apportera jamais des amuse-bouche (nootjes) ou une carafe d’eau mais il vous faudra les commander pour quelques euros : il n’y a pas de petit profit. Il se trouve aussi qu’un des plus beaux musées se trouve dans le parc naturel de Hoge Veluwe, en pleine forêt qu’entoure un quadrilatère de routes : les autorités ont donc décidé de rendre payant l’accès au parc, seul moyen d’accéder au musée, ce qui en double le prix d’entrée - véhicule en sus.

Le flux monétaire est le flux principal, quoique plus discret que les autres, mais de toute chose il faut tirer parti : s’il faut une large prairie artificielle pour accueillir des centaines de vaches, une cour herbue pourra nourrir un mouton. Dans Otterlo, village riche où se niche la forêt à péage et le musée fameux dont il a déjà été question, entre les maisons opulentes et les grosses voitures bien garées devant, se répète le même jardinet ridicule avec sa cascade miniature et ses poteries aux fenêtres : on dirait que depuis les siècles passés où les bourgeois se faisaient portraiturer en réussite, il convient toujours de montrer que les affaires vont bien, que ça rapporte. Que l'on garde pignon sur rue.


Je me suis soudain rappelé que lors du voyage précédent, je m’étais étonné que dans ce pays où la plupart des gens parlent couramment l’anglais, rares étaient les explications traduites : menus, œuvres exposées, consignes dans l’espace public, la langue hollandaise régnait seule. Depuis, ça s’est amélioré  dans les musées. Mais il n'est pas évident de deviner qu'une verkenkarbonade est une côtelette de porc, et si on le découvre, téléphone en main, mieux vaut être à pied qu'en vélo pour consulter les traductions en toute sûreté. Paradoxe : dans un pays où tout a l’air prévu, sécurisé, il faut constamment se garder de la circulation alentour, sans se fier aux apparences : une karbonade n'est pas carbonisée, et un kapsalon, plat composite, n'est pas du mobilier ni une coupe de cheveux : quelques mots d'anglais pourraient le préciser. Ces défauts de traduction, et les risques afférents, ne sont pas les seuls dangers qui assaillent le touriste.

On peut aussi sursauter à des crissements, des raclements catarrheux ou de bruyants éclats comme de vuvuzela (mot probablement zoulou et non afrikaner) : ce ne sont pas des klaxons (seuls les vélos donnent de la sonnette à qui mieux mieux) mais, outre les sirènes des ambulances et le ferraillage des remorques, ce sont les voix qui conversent joyeusement dans une langue hérissée de toniques appuyées sur des grasseyements de tonnerre : que de fois, dans la volupté de couchants « d’hyacinthe et d’or », ai-je été tiré de ma contemplation par des salves vocales agressives ! Malgré le calme des ciels, l’ordre des jardins, la beauté fleurie des ruelles et des berges, on peut être pris de sursauts nerveux et de tremblements si l’on est à portée d’une conversation animée. Dans ces conditions, que faire en Hollande ?


Eh bien les concerts de toutes sortes ne manquent pas, l’accueil y est souriant et les musées flamboient : chaque ville en a plusieurs, et dans les rues aussi, sur les places, l’art ancien côtoie celui d’aujourd’hui. En-dehors des œuvres majeures de maîtres reconnus, on trouvera aussi un musée d’instruments exotiques, de boîtes à musique, de miniatures, etc...La Hollande engrange depuis des siècles des trésors et, lorsqu’elle en manque, elle décrète que les chaussures, les armes, les fleurs ou les broderies sont aussi des trésors et méritent leur musée. Les Pays-Bas sont une juxtaposition de vitrines où tout s’expose, les femmes aussi, à la masse des passants. Et tout se vend : c’est un poste avancé du capitalisme moderne. On y paie son pain avec une CB, bientôt la monnaie sonnante et trébuchante n’aura plus cours. Et pour que rien ne trébuche plus, les parcours seront entièrement balisés comme sur des tapis roulants : on est ainsi guidé pour payer soi-même aux caisses individuelles avec plein de systèmes discrets qui évitent la fraude ou le passage en douce. Chaque pas est suivi, chaque geste est compté, rien n’est laissé au hasard. Un client n’est plus tout à fait une personne mais une source de profit qu’on véhicule dans un espace approprié.

(La France y vient, de Décathlon à d'autres "grandes enseignes", mais des hôtesses encadrent les clients. En Hollande, non : chacun.e se plie seul.e aux exigences des machines)

Tout se passe bien, il n’y a pas de bousculade, les échanges sont rares et courtois. Tout entiers orientés vers le profit, et donnant une impression de paisible propreté, l’air et le sol néerlandais sont « absolument modernes » selon l'injonction de Rimbaud : c’est peut-être pour cela qu'il a choisi l’armée hollandaise, pour voir du pays, bien qu’il ait promptement déserté : il y a là de quoi franchir aisément les « vieux parapets » d’Europe, solides mais pas très hauts, pour se laisser conduire au bout du monde.


Vrac de curiosités :

- Dans un pays de grande diversité artistique, pas croisé un.e seul.e musicien.ne de rue. Ni rien d'ailleurs qui dans la rue ne soit pas à sa place : un seul SDF apparent en huit jours, et qui dormait.

- Une station service de Zandvoort consent des rabais les jours de Grand Prix de formule 1.

- Vers Ijmuiden, où des canaux relient Amsterdam à la mer du Nord, les doux vallonnements des dunes innombrables font face aux déjections d’un immense complexe pétrochimique et d’aciéries (Tata) dont les effluents bien encadrés ne peuvent s’échapper que par en-haut : nuages, marines et ciels de Ruysdaël nourris par la pollution…

- Marken n’est plus une île depuis qu’un cordon routier la relie à la terre. On s’y gare à l’entrée sur un parking cher pour voir ce qui subsiste des chalets en bois peint, jadis de pêcheurs, aujourd’hui comme un décor entre les bars et restaurants...l’artisanat local, comme les artistes d’ Enkhuizen, a l’air d’avoir plié bagage, les hollandais sont rares, on entend parler français, anglais, et une langue slave : du polonais peut-être ? Peut-on imaginer des touristes russes ou ukrainiens en Hollande ces temps-ci ?

- Il subsiste à Harlem un moulin qui se visite à prix d’or et porte le nom d’un certain Hadrien...Impossible d'en savoir plus, aucune indication à l'extérieur, et si l'on paie pour entrer, toutes les informations sont en néerlandais. Plus près de l’Église subsistent aussi plusieurs bordels, ouverts le dimanche. Et une belle statue contemporaine (le combattant du soleil) dont la municipalité a tout fait pour se débarrasser, sans y parvenir. Harlem est un havre séduisant.

- Non loin de là, on peut visiter (pour beaucoup plus cher) tout un village de moulins reconstitués.

- La saison des tulipes était officiellement finie depuis le 12 mai (et les hectares du keukenhof conséquemment fermés : 30€ par personne d'économisé, car un parc fleuri c'est tout de même trente euros l'entrée), mais la nature est ainsi faite qu'il en restait quelques rangées parmi les champs ouverts, libres à la vue.


Heureusement, il y a les couleurs des tableaux de Vermeer, et l’expression retenue, toute intériorisée, de ses modèles, il y a les autoportraits de Rembrandt ou de Van Gogh, d’autres tableaux éclatants ou un peu effrayants comme ceux de Jan Toorop ou de sa fille Charley. Les anciens hollandais ont eu quelques penseurs radicaux, de Spinoza à Jansen (pas le cycliste, le théologien), à qui ils n’ont pas donné la chasse. Max Havelaar est un de leurs personnages romanesques : j’aimerais mieux connaître la littérature de ce pays. 

Mais c'est précisément Spinoza qui achevait son éthique sur cette phrase :  "Tout ce qui est beau est difficile autant que rare". Van Gogh en peintre et moraliste renchérit  deux siècles plus tard :  "la plupart des gens ne trouvent pas assez de choses belles". (S'abandonneraient-ils, ces gens, à la facilité qui banalise le monde ?). Et comme s'il précisait, le même peintre confie à son frère :  "Tenir bon n'est pas facile - mais ce qui est facile ne signifie pas grand-chose".

Ce sont là quelques illustres exemples d'exigence et de génie que ce pays a produits, comme il a pu sur un malentendu séduire Baudelaire ou l'homme aux semelles de vent. Mais aujourd'hui, dans le mouvement permanent qui l'agite, ce même pays concentre à la fois ses beaux clichés anciens comme source de rapport, et un présent d'automatismes en plein essor auxquels l'humain s'adapte, s'emboîte à toute allure, comme emporté par une dynamique involontaire.            

Je comprends que l’âge venant et le besoin de ralentir s’imposant peu à peu, celles et ceux qui le peuvent quittent leur monde terraqué où bouillonnent ensemble luxe et volupté, ordre et quelques beautés, pour s’établir dans un sud aux contrastes plus rudes mais où la vie s'étire plus tranquille. 

 


              

samedi 4 mai 2024

LES PETITS

 

Il y a quelques jours encore j’ignorais jusqu’au nom de Marion Fayolle.

C’est à la librairie Youpi que j’ai vu qu’elle avait publié un premier roman, chez Gallimard, après d’autres publications en tant que dessinatrice. Et juste à côté du roman se tenait un petit joli livre papier crème avec en couverture le dessin d’un bébé nu endormi qui tient dans ses bras comme en songe ses parents unis, eux-mêmes endormis mais vêtus.

Cela s’intitule Les petits.

Et quand on l’ouvre, le premier dessin montre une dame en robe rouge, ventre très arrondi, qui pousse un landau vert tendre dont la bâche a la même rondeur de coquillage : double conque enveloppante et protectrice du ventre et du landau, qui masque au regard du lecteur le contenu supposé : un « petit ».

Les pages suivantes offrent au regard des situations simples où le point de vue de l’enfant croise celui de la mère ou du père. Situations simples comme la naissance ou l’allaitement au sein, les liens qui unissent la mère et l’enfant, l’attachement du père à l’enfant ou de l’enfant au père, etc...Mais le dessin, d’une grande limpidité, renvoie aussi bien à des rêves qu’à des questionnements : l’enfant boit au sein renversé comme dans un bol, l’enfant fillette qui s’écarte de la mère reste reliée à elle par le fil des tissus et les traits de la chevelure, traits et surfaces élastiques, souples mais indécollables comme du chewing-gum, l’enfant garçonnet se tient debout sous la robe bleue de la mère comme sous une cloche de verre...D’autres dessins interrogent : qui mène qui ? Est-ce une faille que l’enfant creuse entre père et mère, est-ce un pont que l’enfant établit entre père et mère ? L’éducation s’apparente-t-elle à un dressage ? A un modelage ? A la sculpture d’un être nouveau ? Et comme cela suit peu ou prou une vague chronologie, viennent les dessins figurant l’éloignement, l’émancipation, les inéluctables et séparations.

Les profondeurs psychologiques ou oniriques sont ainsi montrées, offertes à l’imaginaire comme à la réflexion, au fil de pages tendres et faussement naïves.

C’est une merveille.

Sans doute un jour lirai-je d’autres ouvrages - et le roman – de cette dessinatrice, mais ce recueil de clairs et mystérieux croquis féconde une infinie méditation sur les germes de nos relations intimes.

LES PETITS de Marion Fayolle paru aux éditions MAGNANI