dimanche 31 mars 2024

ZOOM SUR L'ABSURDIE

 

Le 31 mars


Le titre de cet article m'est venu après que j'ai assisté au film iranien Chroniques de Téhéran.

L'Absurdie est un territoire aux multiples facettes qui présente des paysages variés mais toujours exotiques. D'anciens moralistes l'ont parfois situé sur d'autres planètes ou de lointains continents. D'autres écrivains comme Kafka l'ont extrapolé en schématisant le monde qu'ils pressentaient à partir de leur expérience ou de leur rêverie inquiète. Leur prémonition a pris corps avec l'avènement de régimes totalitaires d'un genre nouveau : contrairement à ceux du passé, issus de la force ou du hasard, ils se fondaient sur des "vérités scientifiques" qui triompheraient nécessairement, d'abord parce qu'elles étaient vérités (et ne pouvaient dès lors être remises sérieusement en question par des êtres sensés), ensuite parce qu'elle s'appuyaient sur des procédures rationnelles et les techniques les plus avancées. 

 Les opposants à ces savants progrès ne pouvaient être que malveillants (voués à la case prison, bagne, relégation, extermination selon le degré de gravité de leur mauvais naturel) ou frappés de démence (et leur place était alors dans les asiles psychiatriques où le stalinisme, par exemple, relégua pas mal d'artistes, de chercheurs égarés et d'intellectuels bêtement critiques). Comme la perfection que ces régimes laissait entrevoir se tenait dans un avenir plus ou moins prochain, c'est également dans un futur proche ou lointain, plutôt que sur d'autres mondes ou continents, que les dystopies situaient l'Absurdie heureuse. Huxley, Orwell et quantité d'autres auteurs de science ou politique fiction placèrent l'horizon du bonheur vers la fin du XXème siècle, ou après.

Nos aînés, qui vivaient alors dans le monde libre, voyaient avec bienveillance l'humour grâce auquel les peuples opprimés parvenaient à sourire de leur désespoir. Moi-même j'ai eu plaisir à mettre en scène des pièces de V. Havel dans le temps où il était assigné à résidence et j'ai savouré l'ironie de M. Kundera qui prolongeait l'esprit de N. Gogol ou de W. Gombrowicz.

D'autres traditions ont cultivé des formes particulières de double ou triple sens, en particulier la poésie de langue arabe ou farsi (persane) qui tout en chantant l'amour a exprimé des convictions religieuses ou philosophiques qu'il eût été risqué de dévoiler ouvertement. Nos troubadours cathares s'en seraient souvenu, tout comme certains de nos écrivains entrés en résistance après 1940 : voir La leçon de Ribérac de L. Aragon et la place du lyrisme dans la "poésie de contrebande".


N'insistons pas sur ces détours historiques : constatons plutôt qu'en 2024, dans notre pays, je ne trouve pas en littérature, au théâtre ou sur les écrans de dénonciation de propos ou de mesures absurdes : on en trouve abondamment, de bon ou mauvais goût, sur les réseaux sociaux, mais qu'en est-il au plan de la représentation ? Les ouvrages politiques ne manquent pas, mais ils dénoncent, ils attaquent, ils renoncent ce faisant à l'aimable distance qu'autorise le constat de l'absurdité. J'aime pour ma part ces fictions où les réalités minuscules de l'existence témoignent par le menu de l'inhumanité d'un régime politique qui s'emploie à faire le bonheur de son peuple en réglementant le port des couvre-chef ou l'emploi des prénoms. 

Une dictature se signale par la violence qu' elle met à réprimer, menacer, exécuter ses opposants. Mais ces signaux ne concernent que relativement peu de personnes. En revanche les mille tracas par lesquels elle emmerde sa population peuvent à l'occasion atteindre des proportions insoupçonnées et faire prendre conscience à tous et toutes, à tout un peuple, de sa vraie nature. Or je constate que pour ce que j'en connais, le cinéma ou la littérature laissent aux pays lointains le soin de ces dénonciations à taille humaine des processus absurdes. Cela signifie-t-il -et ce serait heureux - que nous échappons à cette dérive qui fait de chacun.e de nous un suspect potentiel et réclame toujours plus de surveillance, de réglementations administratives et de dispositifs répressifs ?

Malheureusement j'en doute. En peu d'années, on a vu un président de notre République déclarer la guerre à...un virus. Et face au virus, ce fut en effet une sorte de politique de la terre brûlée que d'empêcher les humains de se côtoyer dans l'espace public. Les scientifiques de renom qui souhaitaient d'autres dispositions ont été démis de leurs éminentes fonctions. Il fut interdit de consulter les médecins. Il fut interdit de visiter les plus vieux, qui périrent en nombre. Devant le manque apparent d'efficacité de ces mesures, une seconde vague de confinement a été décrétée (je ne me prononce pas sur sa nécessité, je suis incompétent pour cela, mais constate que c'est en parfait illogisme : ce qui n'a pas suffisamment marché doit être renouvelé). On remplissait soi-même les autorisations de sortie. Le document justificatif d'une petite page lors du premier confinement en faisait trois lors du second. Mais laissons ce triste épisode ancien pour des données plus récentes.

On a augmenté le nombre de caméras et de radars partout. En quelle proportion les infractions ont-elles diminué ? Et les délits ? Aucun résultat significatif. D'aucuns plébiscitent alors une nouvelle augmentation d'appareils de surveillance.

Les mesures très coûteuses d'expulsion et de rétention d'étrangers clandestins sont régulièrement renforcées. Y en a-t-il moins ? Non. Que faire ? Renforcer les mesures.

Il est arrivé que des sécheresses soient plus intenses ou fréquentes que par le passé. Que faire ? Réduire la consommation agricole ou industrielle de l'eau ? Non : multiplier les méga-bassines (dont un quart de l'eau s'évapore) pour assurer l'alimentation des cultures les plus gourmandes en eau. Et accessoirement inculper, blesser les personnes qui s'opposent à la construction de ces dispositifs...

Autres suggestions de focus sur l'Absurdie :

 - Les descendants des gendarmes qui dans les années 80 sillonnaient les plages pour que les dames s'y couvrissent la poitrine arpentent en 2020 les mêmes sables pour que d'autres femmes ôtent leur burkini (comme à Téhéran, c'est bien souvent le corps des femmes qui fait l'objet de mesures administratives...)

- Un.e ouvrier.e dont l'usine met la clé sous la porte devra prouver que ce n'est pas par son incurie qu'il ou elle se retrouve sans travail. Son déclassement lui offre l'opportunité de rebondir ! Et de se former afin de devenir son propre employeur !

ETC...

ETC...

L'humoriste Raymond Devos avait en son temps intitulé un sketch "La raison du plus fou". J'ai bien peur qu'on réserve au régime des mollahs, ou à d'autres dictatures lointaines, la dénonciation de l'irrationnel, et qu'on s'aveugle ici même sur notre prétendue raison : au plus les techniciens trouvent de réponses à la question COMMENT au moins nous nous interrogeons collectivement (avec si possible les sentiments de fraternité, de bienveillante égalité des droits et une légère liberté de ton) sur le POURQUOI de nos actions.

lundi 11 mars 2024

Certitudes et interrogations sur une question d’actualité

 Du 9 au 11 mars


1er volet : 

souvenirs anciens ressuscités  au lendemain de la journée internationale des droits des femmes.

Lorsque je portais ma fille sur le ventre, dans son porte-bébé kangourou, les passants des rues piétonnes d’alors se retournaient sur moi comme sur une curiosité venue d'une autre planète. Lorsque trop vite après, je suis allé la chercher à l’école… maternelle (pardon : pré-élémentaire), j’ai dû affronter les mamans, les tatas et les nounous qui se précipitaient pour l’habiller à ma place. 

« oh la pauvre petite » 

« oh la pauvre bichette » 

étaient des expressions lancées à ma barbe, tandis que les mains expertes des professionnelles du maternage boutonnaient le manteau, fermaient en un éclair l’anorak de ma fillette criant « papa ».

Devais-je m’expliquer, me fâcher devant toutes ces bonnes volontés qui ne me reconnaissaient pas le droit de choyer mon enfant ? Qui n'admettaient pas que je m'occupe d'elle, que je sache faire ?

C’était il y a longtemps et j’étais convaincu d’aller, quoique chahuté, dans le sens de l’Histoire : bientôt presque tous les hommes non seulement partageraient les tâches dites domestiques, mais ils pourraient aussi témoigner de tendresse envers leurs enfants (voire d’autres que les leurs), sans être écartés des échanges affectueux réservés aux dames.

Quelques décennies plus tard, je vois que les mouvements féministes et plusieurs partis politiques réclament non seulement l’égalité des revenus pour un même travail, et luttent contre les « plafonds de verre » qui touchent toutes les populations discriminées, mais aussi s’élèvent contre les violences physiques et verbales subies par les femmes ou les enfants, ou des minorités de genre ou ethniques racisées, tandis que les vocables « pédé » ou « fiotte » que je croyais réservés aux archives continuent à agresser – souvent avant passage aux coups, aux viols, etc.

Quelles forces nous ont ramené à ces comportements archaïques alors même que, dans le même temps et malgré les cris d'orfraie traditionalistes, la loi élargissait et défendait les droits humains à toustes les citoyen.ne.s ?

Et l’éducation dans tout ça ? Qu’attendent les nounous, tatas et mamans, de leur rejeton.ne.s ? Les veulent-iels joli.e.s ? Dégourdi.e.s ? Volontaires ? Costaud.e.s ? Déterminé.e.s ? Bien trempé.e.s de caractère et ne s'en laissant pas compter ? Dociles ou obéissant.e.s ? (Je sais bien que c'est à peu près la même chose, mais l'usage comme la charge positive ou négative de ces deux mots n'est pas la même). En vue de quel devenir adulte les familles et leurs substituts élèvent-elles les fillettes et garçonnets ? Pour être chef.fe.s ? Milliardaires ? Libres face aux autres, ou pour être soi-même ? Solidaires ? Gagnant.e.s, battant.e.s, conquérant.e.s ? De quoi (de territoires ennemis, de parts de marché, de bons revenus ou autres choses...) ?

 

2ème volet :  

 Certitudes et interrogations sur une question d’actualité

Hier la cérémonie des Césars a brui du discours de Judith Godrèche (mon correcteur orthographique ne me propose hélas que Godiche) comme l’an passé la Croisette avait murmuré des honnêtes propos de Justine Triet qui craignait pour la liberté de création : pas assez soumise, la madame, pas assez remerciante des honneurs imprévus qui lui étaient consentis, trop partisane et politique, en un mot trop pensante, trop mal pensante, et si l’homme est un roseau pensant (hommage intéressé de Pascal à Descartes ?), la femme doit-elle l’être ?

Mais ne nous égarons pas de parenthèse en parenthèse : hier soir, Judith Godrèche a mis les points sur les i et voulu susciter, enfin, une réaction claire des milieux cinématographiques contre les violences faites aux femmes. Elle ne l’a pas pleinement obtenue : le silence dans la salle était pire qu’à l’exclusion de Garaudy du PCF (mon correcteur ortho qui ignore Garaudy propose « maraud »).

Je ne sais pas s’il est possible de parler d’un tel sujet sans être immédiatement rangé dans la catégorie des pour ou des contre, des libérateurs ou des fachos machos, des progressistes humanistes ou des réacs patriarcaux : essayons.

Pour ma part, il ne m’est arrivé qu’une fois de subir contre ma volonté des attouchements : j’avais presque 18 ans, un agriculteur m’avait pris en stop près d’Aléria et commença à me poser la main sur la cuisse et la pétrir un peu. J’ai rapidement demandé à descendre et son entreprise (muette) s’est arrêtée là : il n’y a pas eu de véritable menace, d’agression aboutie, c’était un rien, une futilité. Mais je me la rappelle assez clairement des décennies plus tard, comme une réelle agression sur ma personne, qui provoqua sur le coup un mal-être blessant sur lequel je ne mettais pas de mots.

Partant de ce « rien » qui m’a marqué précisément parce que ce n’était pas rien, j’en perçois la disproportion par rapport à des relations sexuelles imposées sous une quelconque menace. Comment vit-on dans un monde où l’on peut difficilement dire non, où même on ne le peut pas du tout, où la seule alternative réside dans la fuite (et l’abandon des espérances) ou la soumission ? Qu'un tel monde soit condamné après que les contraintes qu'il impose aux victimes ont été révélées, voilà qui réjouis, ou du moins qui soulage.

 Toutefois, ce principe intangible rencontre parfois des circonstances moins nettes, qui ne sont pas nouvelles : Musset déjà évoque les familles qui, dans la Florence du XVIème siècle, comptent sur la jeune fille de la maison pour leur valoir une promotion sociale, ou quelques ducats pour les plus pauvres (Lorenzaccio, III, 3). L'espoir du succès auprès d'une 'vedette' ne peut-elle conduire à de telles stratégies ? La personnalité en vue ne doit pas céder, bien sûr, mais là n'est pas la question. La question serait : que vaut la notion de consentement chez un.e admirateur.ice. qui escompte faire carrière ? Qui démêlera lucidement entre le consentement et la pression, l’insistance à quoi l’on cède ? Saluons à cet égard les fonctionnaires de police et de justice qui s’emploient à distinguer le vrai d’avec le faux dans des circonstances contradictoires et obscurcies. La majorité est depuis un demi-siècle établie à 18 ans, il est question de l'abaisser à 16 : que vaut le consentement d'un.e adolescent.e de 16 ou 18 ans lorsque les enjeux, affectifs ou autres, sont pressants et peu clairs ?

Que le principe du consentement demeure la base d'une relation sexuelle, c'est le point d'appui indispensable. Mais il apparait que cette exigence même n'est pas aussi limpide que l'on voudrait. 

Cependant une autre question me tarabuste, moins légale que physiologique : celle des appétits – et de la prétention à honorer la personne que l’on force ou contraint de quelque façon. Dans un passé pas si lointain où la bourgeoisie officiellement puritaine s’amusait des frasques prêtées aux artistes (célèbres) – nombreux mariages de telle star hollywoodienne ou aventures extra conjugales d’acteurs ou de chanteurs – dans un passé proche, donc, tel ou telle avait la réputation d’être un tombeur, un Dom Juan, ou une grande amoureuse, une croqueuse d’hommes, etc, pour reprendre des expressions désuètes qui furent populaires. Des stars fragiles connaissaient des épouses ou des maris successifs, des amant.e.s kleenex et vivaient entourés d’adorateurices (d’aides-éducatrices suggère mon correcteur) : Ô combien de groupies se sont offert.e.s aux musiciens pop (après avoir jeté leur soutif sur les scènes internationales ou remis un coup d’eyeliner dans les bals de villages), combien de soupirant.e.s ont suivi leurs tournées et se sont évanoui.e.s dans l’extase de leur sueur ? Combien ont ainsi devancé les caprices de l’idole ? Je me demande dès lors où les heureux récipiendaires de ces hommages (ce sont pour la plupart des hommes) trouvent le désir de forcer d’autres partenaires  potentiel.le.s ? Où puisent-ils la conviction que leur désir est un honneur pour chaque passant.e qui croise leur chemin ? On évoquera la fatigue et le relâchement des road trips et jet lag. Surmenage et décompression. L’excitation mêlée à l’abandon après la performance scénique. La solitude de longs et lointains tournages. Certes. Je reste cependant surpris par la boulimie que supposent de tels comportements. Et comme nous l'a montré un ancien ministre, cela reviendrait à se servir d’autres personnes humaines, des personnes de compagnie en quelque sorte, comme de la serviette éponge que les ramasseurs de balles glissent aux champions des courts, vite fait bien fait pour leur faire du bien sans déranger leur concentration. C’est alors en contradiction avec le rêve, le fantasme de midinet(te) envers les stars (du sport, du cinéma, de la politique ou du barreau, de n’importe quoi) : y a-t-il beaucoup de personnes pour désirer se mettre entièrement au service d’un.e autre, même adulé.e ? Sainte Véronique peut-être, qui avait l’air de s’y connaître en serviettes éponges ?

Le principe du consentement revient alors au premier plan, sa nécessité est confortée, mais suffit-elle ? Peut-on consentir librement et amoureusement à une servitude ? A être la chose d’un.e autre, à en devenir l’esclave par choix ? J. Brel a chanté « Laisse-moi devenir / L’ombre de ton chien » (Ne me quitte pas) : version romantique d’un thème qui l’est beaucoup moins dans des écrits érotiques sadiens, tels Histoire d’O ou les Carnets de Laure : qu’y a-t-il derrière le désir tant admiré et décrié à la fois d’appartenir totalement à quelqu’un ? Cela a-t-il du sens ? Quant aux personnes (intelligentes) qui ont figuré ce fantasme dans leurs écrits, ou tenté de le vivre, qu’exprimaient-elles derrière ces mots qui pour moi sont un complet non-sens ?


Mais laissons la souffrance et la perte de soi érigées en œuvre d’art. Ce qui émerge avec le mouvement #me too c’est, compte-tenu des plaintes déposées ou à venir, la remise en cause d’un monde où le talent -la valeur peut-être- se confond avec la puissance. La fin des êtres qu’un langage commode prétend irrésistibles. Malgré ses ambiguïtés, le consentement constitue une bonne base pour faire place aux simples égards que l’on doit à une autre personne – ce qu’avait bien compris malgré son peu de langage, et bien qu’il m’ait si fort déplu, mon vieux conducteur d’Aléria. 

Le monde des arts, des lettres, des sports ou même de l’entreprise, monde de gagneurs qui fait tant de perdant.e.s, devrait pouvoir le comprendre aussi.

Ceci établi, il resterait ensuite à transformer nos mentalités afin qu’en aucun cas, l’exercice d’un pouvoir ou d’un talent n’exerce une fascination telle qu’y soit associée érotisme ou héroïsme : vaste programme qui remet en cause l’éducation, le patriarcat évidemment mais aussi le train du monde et sa culture dominante, la valeur marchande des objets et des corps réifiés, bien d’autres choses encore qui depuis pas mal de millénaires sont entrées dans notre inconscient collectif. Mais je crains si mon propos bifurque vers ces tâches futures de m’égarer dans les sophismes.

N’envisageons donc, pour l’instant, que le principal :

- pas de rapport au corps de l’autre qui ne soit consenti.

- indistinction entre la volonté d’un homme et la volonté d’une femme (ou de tout autre personne tel.le qu'iel se déclare : voir infra) sans que l’une volonté prime sur l’autre.

- même indistinction en ce qui concerne la parole d’un.e supérieur.e et d’un.e inférieur.e hiérarchiques , ces distinctions « d’établissement » n’ayant de pertinence (que l’on peut discuter par ailleurs) que dans le cadre professionnel auquel l’autorité établie doit se limiter.

D’abord rien que cela, qui serait déjà l’accès à un monde nouveau...

Un monde futur qu’il serait bon de mettre d’urgence sur ses rails, sans quoi la juste exigence de #me too va se limiter à une multiplication toujours plus abondante de dénonciations, donc de procès, sans que les rapports sociaux entre humains évoluent d’un iota. Et l’exigence de justice n’aura abouti qu’à un nouvel ordre moral, nouveau Maccarthysme ouvrant la chasse aux sorciers.

 

3ème volet : du zèle extrémiste en éthique à la mode

Chasse aux sorcier.e.s d’autant plus féroce et sans fin que l’exigence de respect dû à toustes, lorsqu’elle devient championnat de pureté, connaît ses extrémistes sans bornes, comme le montre ce § lu avant-hier dans un blog :

« Le 8 mars : journée internationale des droits des femmes ? Seulement ? Qu'en est-il des autres personnes subissant la domination cis (coquille de rédaction ou terme que je ne connais pas ?) masculine, soit les personnes queers, non binaires, genre fluide et les hommes trans ? Nous devons militer pour l’élargissement du sujet politique du féminisme »

Sans doute cette personne a-t-elle raison de tenir pour politique le féminisme et de vouloir l'élargir à d'autres. Mais devant un tel afflux de désignations classificatrices des désirs humains, j’aurais tendance à répondre : « même pas peur ! » Or je n'en suis pas sûr : une nomenclature aussi chargée m'effraie à coup sûr plus que les espaces infinis laissant sa chance au vide, à l'aléatoire et à l'inconnu.

Mais il y a pire : lu ce jour d'hui dans un autre blog, tenu par un homme à qui les plaintes déposées contre G. Miller ont ouvert les yeux, à ce qu'il dit. (Je dirais pour ma part que ça l'a autorisé à exposer publiquement la condition pécheresse qu'il revendique). Voici le début de son texte, je n'ai pas lu le reste, souhaitant à ce monsieur qu'il puisse rejoindre dans les pays où cela se pratique sérieusement un groupe de flagellants :

"...Aucun homme, même 'allié' en apparence (c'est de Miller dont il parle, allié en quoi ?) n'est digne de confiance. Aucun. Le temps de peser et penser tout ça. De réfléchir sur le monstre hideux patriarcal et violent qui vit -aussi- en moi..."

On voit que la chasse aux sorcier.e.s a un bel avenir  puisque les sorciers jouissent des coups de balai qu'ils s'infligent... car je doute que ce monsieur ait commis de bien grands crimes, peut-être a-t-il injurié sa maman ou giflé son petit ami - ce qui est très mal (ou trop mâle), vous en conviendrez - mais grâce à lui Eve n'est plus seule à porter le péché originel : elle avait goûté au fruit de la connaissance (de soi-même ?), Lui a succombé à sa propre Révélation et ne peut dès lors avoir confiance en aucun homme. Il devra souffrir ad æternam d'être ce qu'il est. (Ô joie de la chair meurtrie, sacrifiée et dolente : "Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir mais dis seulement une parole, etc...")

Cela me fait ressouvenir du personnage de La Gloïre dans l'arrache-coeur (de Boris Vian), pharmakos qui patauge dans un égout pour absorber les péchés de la cité, ou quelque chose d'approchant. Il y aura hélas toujours de zélés jusqu'auboutistes pour transformer une juste lutte (ou cause : le mot "lutte" pourrait cliver) en championnat de repentance. 

J'invite enfin à lire ma pièce Dazibaos, qui traite précisément des violences faites aux femmes et intrafamiliales (et de leur dénonciation) pour lever le moindre doute  sur cette question de fond qui risque de s'appauvrir en pensée à la mode.


dimanche 10 mars 2024

Terres dévastées et scènes de chasse

 Le 10 mars


Je ne crois pas à quelque prédestination ni à la fatalité qui frapperait tel ou tel peuple, telle ou telle nation, pays, groupe de population...
Je suis toutefois frappé de la récurrence des discours de dénigrement, de ravalement des êtres humains, qui accablent régulièrement certaines populations. Frappé, et accablé par les tragédies que ces discours entraînent. Comme si nier ce qui est permettait d'imposer son idéologie, comme s'il suffisait que les pouvoirs imposent silence à l'évidence pour que fonctionne la falsification, le tour de passe passe, pour que le mensonge passe pour vérité et réciproquement.
 
Exemples actuels éloquents : 1) La Palestine. Il n'a jamais été dit que la postérité d'Abraham devait s'établir dans un désert d'hommes. Il y a des gens qui vivent sur la terre d'Israël. En outre, si la Torah associe Isaac et Jacob à leur père lorsque Dieu promet une terre à leur postérité, rien ne dit que les autres descendants d'Abraham (Ismaël et quelques autres) en soient exclus.
Aussi les références aux Philistins - souvent déconsidérés mais parfois pris en exemples - sont-elles nombreuses : philistins desquels dérivent les noms de palestiniens et de Palestine. Aussi semble-t-il aberrant de vouloir faire passer les conflits ouverts ou larvés depuis 1948 pour des primautés territoriales. Et s'il se trouve malgré tout des tenants de la coutume du premier occupant, je me permets de les renvoyer, pour tirer leçon de leur obstination, à la fable de La Fontaine "Le chat, la belette et le petit lapin" qui en illustre les conséquences. D'où vient cette idée qu'il faille éradiquer les Philistins de la terre promise à Abraham et à sa descendance ?

2) L'Ukraine. Pas plus que pour l'est de la Méditerranée je ne suis versé dans les fluctuations séculaires de l'Europe centrale, tant géographiques que politiques, mais j'essaie de m'informer. Sans remonter jusqu'aux argonautes, il me semble bien que les bords est et nord de la mer Noire ont vu déferler pas mal de populations depuis l'Asie, et que la Ruthénie (autrement nommée Rus de Kiev) ait constitué le premier Empire d'Europe centrale et orientale. Cet agglomérat de "principautés" flanqué à l'ouest par les polonais et les suédois, attaqué à l'est par les mongols, a donné lieu entre Kiev et Novgorod à la fondation d'un état russe dont Moscou ne devient la capitale qu'au XIVème siècle. 
Si la Rus de Kiev sert de toile de fond à la future Russie, l'Ukraine en tant qu’État moderne indépendant n'apparait qu'au sortir de la première guerre mondiale, dans l'U.R.S.S. naissante. Et le territoire qui fut jadis à la base de la future Russie, de son unité politique et religieuse (chrétienne orthodoxe) devient une sorte de bouc émissaire durant le XXème siècle : grenier à blé de l'U.R.S.S., elle connait pourtant trois famines durant la dictature stalinienne ("Holodomor" en ukrainien désigne cette période). Certains ukrainiens salueront dès lors les soldats du troisième Reich comme des libérateurs tandis que d'autres rejoignent l'armée rouge et résistent à l'occupant. Massacre des populations juives par les Einsatzgruppen - mon correcteur orthographique suggère cyniquement"dispensateur" : voir le roman de Jonathan Littell "Les bienveillantes".
Les dernières fluctuations de l'Histoire au XXIème siècle m'ont l'air de confirmer que l'Ukraine est ce territoire tampon (c'est un peu le sens de son nom, limite, bordure) sans cesse partagé entre des influences contradictoires, et sur lequel de plus puissants frappent comme par défoulement. 
 
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Contrairement aux leaders actuels d'Israël, religieux ou opportunistes, cherchant à occulter la réalité historique de la Palestine et de ses habitants, le leader actuel de la Russie, loin de nier l'histoire, s'appuie sur ses ambiguïtés : l'Ukraine médiévale fait partie du fond national russe - un peu comme pour certains, c'est de Lorraine qu'avec Jeanne d'Arc s'éveille un sentiment national de la France (voir Gérard Noiriel). L'Ukraine est un carrefour de routes et de populations, tournées vers la Pologne et le melting-pot européen, ou la Russie et ses peuples du nord et d'Orient ou encore la mer noire si convoitée où aboutissent aussi bien le Danube que le Dniepr. Face à l'envahisseur nazi, l'Ukraine a fourni avec le même zèle que d'autres pays d'Europe, dont la France, une forte résistance comme d'ardents collaborateurs. C'est sur ce fondement équivoque que s'appuie l'agression russe, qui transforme de réelles différences historiques en motifs d'hostilité.
Après la seconde guerre mondiale, les habitant.e.s du Schleswig ont été appelé.e.s aux urnes pour choisir entre le rattachement au Danemark ou à la nouvelle Allemagne de l'ouest (R.F.A.). Les "cantons" où le vote pro-danois l'a emporté sont devenus danois, ceux où le pro-allemand l'a emporté sont devenus allemands. N'est-ce pas merveilleux ? Dans un passé plus lointain, les suisses ont un jour estimé que les différences de langue, les nuances religieuses, l'autonomie de chaque canton, ne suffisaient pas à justifier leurs luttes intestines, et se sont "confédérés". N'est-ce pas admirable ?
Cependant il est d'autres consciences qui, aux différences réelles et au passé divergeant des populations, répondent par la dévastation des terres et la souffrance des peuples - voire leur élimination si on garantit la toute puissance et l'impunité des envahisseurs. N'est-ce pas épouvantable ? 
Qu'on ne vienne pas nous parler de langues asservies, de religions incompatibles ou de cultures qui s'entrechoqueraient comme des plaques tectoniques : la seule discrimination efficace porte sur l'altérité quelle qu'elle soit, sur l'inacceptable monstruosité prêtée à l'opposant décrié, à l'adversaire déclaré, à l'ennemi proclamé, et le processus est toujours le même : commencer par dénier l'humanité de celles et ceux que l'on souhaite éliminer, les maintenir dans de si atroces conditions d'existence que leur animalité, leur bestialité, apparaîtra spontanément. Or il se trouve que dans les conflits récents, en dépit des atrocités, c'est toujours les comportements jugés inutiles, superflus quand manque l'indispensable, mais raffinés, qui finissent par se distinguer de l'attitude des bourreaux : que ce soit en récitant des poèmes à Beyrouth, en se maquillant pendant le siège de Sarajevo, ou en composant de la musique en enfer, ce sont les témoignages de dignité des victimes qui dénoncent et renversent le mensonge fondamental des agresseurs : celui de l'inhumanité.




vendredi 23 février 2024

Haro ! Haro ! Des criminels au Panthéon !

 Missak Manouchian et ses complices de la FTP - MOI (Francs Tireurs Partisans - Main d'Oeuvre Immigrée : branche de la résistance communiste à l'occupant nazi dont les rapports avec le Parti ont été longuement discutés) ont eu un courage que je n'aurai jamais : celui de combattre le nazisme au sein même de l'occupation, celui d'agir et de mourir pour la nation française qui les avait accueillis en dépit des ligues et partis xénophobes, et plus largement de combattre les puissances de division racistes qui, sous prétexte de nationalité, dominaient l'Europe et lui imposeraient la guerre, d'escalade en escalade, à partir de 1933. 

Ce jeudi 22 février 2024 Missak et Mélinée Manouchian sont entré.e.s au Panthéon et j'ai pleuré,  comme je l'ai fait plus d'une fois en lisant le poème d'Aragon écrit à partir de la dernière lettre de Missak à son épouse : "Strophes pour se souvenir". Comme j'avais jadis pleuré en écoutant le chant qu'en a fait Léo Ferré sous le titre "L'affiche rouge".

Sinon, la cérémonie elle-même ne m'a ni appris ni ému. Je me suis crispé et tendu comme lorsqu'on ose vous adresser en pleine face un mensonge. Cette crispation constitue le seul comportement de résistance qui me soit laissé devant une mascarade organisée. Transférer des cendres au Panthéon, de quoi s'agit-il ?


Il s'agit d'honorer les hommes illustres (et les femmes depuis peu)  que notre nation érige en symboles de ses valeurs : liberté et fraternité. Pas toutes et tous évidemment, mais quelques un.e.s estimés comme particulièrement symboliques parmi celles et ceux qui ont contribué à la défense de notre pays ou l'ont honoré de leur action : action militaire, ou scientifique (Marie Curie) ou, comme ce fut le cas pour Jean Moulin unificateur des forces de résistance à l'occupant nazi, par leur activité clandestine d'opposition au gouvernement collaborationniste d'alors. Le groupe de résistants qui eut à sa tête Missak Manouchian était composé de 7 nationalités. En s'en prenant activement à l'occupant, ils combattaient aussi, de fait, l'idéologie raciale et guerrière qui constitue le nazisme à savoir l'idée qu'il existe des races humaines, que parmi elles la race blanche est supérieure aux autres, et qu'au sein de cette race blanche, sa souche aryenne est supérieure aux souches slave, tzigane et juive - tellement supérieure que pour le bien de l'humanité entière, il convient de soumettre ou d'exterminer les "inférieurs", juifs en premier lieu.

Qu'on veuille bien excuser ces truismes : il se pourrait que des plus jeunes oublient ou méconnaissent les réalités effroyables que recouvrent des mots passe-partout comme "national-socialisme" ou "fascisme" dont il ne resterait qu'un folklore diffus avec insignes, drapeaux, casquettes et produits dérivés, autour des stades. Rappelons seulement que les stades ont aussi servi à rassembler les "inférieurs" pour les exterminer.

C'est CONTRE ces réalités que le groupe Manouchian, et quelques milliers d'autres combattants, ont lutté et ont pour cela été qualifiés de "terroristes", comme en témoigne la fameuse affiche rouge qui prétend rabaisser la Résistance (que l'on vient d'honorer aujourd'hui) à un ramassis de sous-hommes criminels et étrangers. Face à l'image un temps dévoyée du groupe et à la culture du chef, il me parait bon de rappeler nominativement quels furent les membres du groupe Manouchian.

Seule femme du groupe, Olga Bancic (roumaine, 32 ans) n'a pas été exécutée avec ses compagnons d'armes mais décapitée à Stuttgart le 10 mai 44. Ont en revanche été fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien (Suresnes) les 22 résistants / terroristes  dont une dizaine figuraient en médaillon sur l'affiche rouge placardée par l'occupant : "Des libérateurs ? La libération par l'armée du crime". 4 mois avant le débarquement de Normandie, 6 mois avant celui de Provence.

  • Missak Manouchian, 37 ans, ouvrier et poète arménien. En médaillon sur l'affiche.
  • Armenak Arpen Manoukian, 44 ou 48 ans, arménien
  • Celestino Alfonso, 27 ans, espagnol. En médaillon sur l'affiche
  • Joseph Bocsoy, 38 ans, ingénieur chimiste hongrois.. En médaillon sur l'affiche
  • Georges Cloarec, 20 ans, français. 
  • Rino Della Negra, 19 ans, français d'origine italienne.
  • Thomas Elek, 18 ans, étudiant hongrois.
  • Maurice Fingercwaig, 19 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Spartaco Fontanot, 22 ans, italien. En médaillon sur l'affiche.
  • Jonas Geduldig, 26 ans, polonais.
  • Émeric Glasz (Imre Békés) 42 ans, ouvrier métallurgiste hongrois. 
  • Léon Goldberg, 19 ans, polonais.
  • Szlama Grzywacz, 34 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Stanislas Kubacki, 36 ans, polonais.
  • Cesare Luccarini, 22 ans, italien.
  • Marcel Raiman, 21 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Roger Rouxel, 18 ans, français.
  • Antoine Salvadori, 24 ans, italien.
  • Willy Schapiro, 29 ans, polonais.
  • Amedeo Usseglio, 32 ans, italien.
  • Wolf Waisbrot, 18 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Robert Witchitz, 19 ans, français. En médaillon sur l'affiche.

 

On a pu voir par le passé des présidents de notre République défier la mort pour honorer "les forces de l'esprit", F. Mitterrand (en compagnie de L. Walesa) se découvrir quoique frigorifié et moribond devant la dépouille de Marie Curie, dans le grand silence d'une foule recueillie. On se rappelle le lyrisme glaçant d'André Malraux, ministre de la culture, dont la frissonnante fraternité mêlait émotion et grandeur. 
Hier, devant les caméras et un parvis vide de peuple, j'ai vu quelques figurants très officiellement invités et entendu un discours d'école bien troussé devant un parterre choisi. Exposé de premier de la classe plutôt que de cordée - c'est moins risqué. Après quoi ce beau monde a regagné ses limousines officielles. 

 

 Comme tout cela s'est déroulé vite fait bien fait peu de jours après que la loi anti immigration est  entrée en vigueur, tandis que de violents groupes d'extrême-droite se livrent à des ratonnades qu'on croyait d'un autre âge ou à des saccages de boutiques ou d'établissements humanitaires, il vient forcément une question à ce qui nous reste d'esprit dans un contexte qui le combat :

Les soudanais et palestiniens, syriens ou érythréens, éthiopiens, chrétiens ou musulmans (agnostiques ou athées), sont-ils des sous-hommes auxquels notre gouvernement dénie le droit d'exister sur cette terre nationale que les siècles ont forgée depuis le traité de Verdun (863) ? Des sous-hommes dans un territoire puzzle qui a mis près de 1500 ans à prendre forme et faire souche avec sa Bretagne, sa Bourgogne, sa Provence, son Aquitaine, sa Savoie, son Alsace-Moselle, sa Flandres ou sa Corse ? Qui considéra français des belges jusqu'aux Illyriens, s'élargit de Dunkerque à Tamanrasset, de l'Indochine au golfe de Guinée, des Antilles à l'océan indien, avant de revenir à de plus modestes ambitions ? Évidemment non : qui oserait penser une chose pareille ?
Mais dans le rôle pédagogique qu'il s'attribue (tous les problèmes ne viennent-ils pas d'un manque de pédagogie ?)  notre chef d’État nous montre, par la panthéonisation des terroristes opposés au nazisme, que notre nation sait distinguer entre les bons métèques d'autrefois (qui étaient criminels avant les débarquements) et les mauvais métèques d'aujourd'hui - dont les barcasses ont de plus en plus de peine à débarquer sur nos côtes.
 
Malgré les controverses qui l'ont entouré, mieux vaut garder la mémoire d'un poème...

"Tout avait la couleur uniforme du givre
Au mois de février pour vos derniers tourments ..."

 




lundi 19 février 2024

Bertrand ou Bertrand ?

Mon cinéma de proximité classé "Art et Essai" propose deux films où il est question de campagne, de montagne, de nature et d'élevage. 
 
La ferme des Bertrand est le troisième volet d'un suivi régulier (environ un film par quart de siècle) sur une ferme de Savoie. Je n'ai pas vu ce film car le temps ni ma bourse ne sont extensibles, et les nombreux articles consacrés à la ferme familiale de montagne permettent aisément de se faire une idée de l'évolution de la situation à travers le temps. Les actions paysannes en cours, en stand by ou en jachère, témoignent aussi sur un sujet que l'on commence à moins ignorer. D'autres films comme Petit Paysan (2017) avaient également abordé de l'intérieur ces questions agricoles.
 
Je me suis donc tourné vers un film réalisé par un autre Bertrand, Jean-Michel, qui passe une bonne partie de l'année dans une cabane construite à flanc de falaise dans le massif du Champsaur (pour situer : entre Gap au sud et la barre des écrins au nord, juste à l'est du sud Vercors...). Altitude de la cabane : 2040 mètres. Titre du film : Vivre avec les loups.
C'est un très bon titre : la question n'est plus de se positionner pour ou contre le loup (de prendre parti dans un débat dont nous n'avons ni les données objectives ni les sensations émotives des gens sur place directement concernés) mais de voir comment l'intelligence humaine peut tenir compte d'un fait d'histoire naturelle et sociale : le retour des loups dans la France contemporaine. Non seulement dans les montagnes de l'est, mais (exceptionnellement encore) en Loire-Atlantique et en Seine Maritime, ou ailleurs. 
 
[Je me permets un bref décrochage pour signaler que, contrairement à ce qu'indique une incrustation à l'écran, le paysage où le loup a été écrasé par la circulation automobile n'est pas exactement Saint-Nazaire mais la rive gauche de la Loire, en face de St Nazaire, exactement la plage de Mindin (on reconnait sans erreur possible la sculpture marine Le Serpent Océan de l'artiste chinois Huang Yong Ping) à St Brévin les Pins dont le maire vient d'être menacé par des nervis d'extrême-droite pour sa trop grande humanité d'esprit envers les étrangers. Il fallait que la mort du loup tombe sur lui ! Mais revenons, si je puis dire, à nos moutons.]
 
Le film ne déguise rien des carnages que cause une meute - ni des fatigues, impuissances et tristesses que les éleveurs peuvent éprouver. Simplement, il replace la question du loup dans son contexte naturel où l'humain, légitime à préserver ses ressources et sa tranquillité, ne l'est plus à se croire le maître dominateur de la nature : sans quoi ladite nature crève, et lui ensuite, l'humain, comme ce fut (presque) le cas au cours du XXème siècle dans  ces régions de nouveau arborées, qui avaient été transformées en désert et terre d'exode. Le film montre aussi comment des pays voisins (l'Italie en particulier -à quelques kilomètres d'où la famille de mon grand-père s'est exilée- transformant en ressource la présence d'une faune "sauvage" et rendant la prospérité à une région déshéritée) se sont adaptés à la présence ininterrompue du loup sans envisager son éradication. Car il ne s'agit pas, comme dans les Pyrénées pour l'ours, d'une réimplantation décisionnelle, mais bien d'un élargissement des territoires de l'espèce : le loup ne pullule jamais, les jeunes se dispersent, nomadisent en quête de nouveaux territoires.
Ce film, à l'opposé de tout angélisme, donne la parole -souvent inattendue - aux chasseurs, aux éleveurs, aux valaisans germanophones comme aux italiens, aux bénévoles urbains et aux jeunes ruraux, c'est un creuset de pensée par l'image, le silence et le verbe, qui ne s'oppose résolument qu'aux braillards.
Un film à montrer à toustes si l'on visait réellement à un progrès de l'humain.
Un film enfin qui croise la notion d'égard envers l'animal, le végétal, bref, la Nature dont nous sommes un élément (les scènes de cueillette de l'ortie et du génépi, comme le partage du jambon sont à cet égard exemplaires) et qui rejoint la pensée d'un philosophe que beaucoup connaissent à présent mais que je n'ai découvert que récemment grâce à une conférence du romancier Damasio (Avignon, cloître St Louis, 2022) : Baptiste Morizot, à découvrir aussi.
  
 

Daaaaali n'est pas un navet

 
Je craignais que Daaaaali de Quentin Dupieux soit un navet ne reposant que sur la performance d’Édouard Baër, je ne suis donc pas déçu du peu d’intérêt que j’ai trouvé au film. Pourtant c’est pétri de bonnes idées. Tout repose sur les notions d’aléatoire, de réminiscence et de duplication, et le scénario déconstruit, transforme et dément l’illusion qu’il vient de mettre en place. Donc tout est faux : le film est un trompe-l’œil permanent.

C’est une réussite quant à la transposition cinématographique de ce procédé cher à Dali qui, de la miniature au gigantisme, a cultivé l’illusion d’optique et représenté ensemble, avec une extrême minutie, les figures oniriques et les images le plus réalistes.

Ce devrait être une fête. On voit bien que la demeure de Portlligat à Cadaquès est habilement reconstituée sans être Portlligat, que le film s’ouvre sur le genre d’hôtel luxueusement ennuyeux et gigantesque (comme le Meurice rue de Rivoli) qu’a fréquentés Dali mais que l’artiste, tel « Achille immobile à grands pas », apparaît dans une sorte de labyrinthe comme parfois Velázquez dans ses tableaux, on voit bien que les grosses canalisations de béton qui servent de corridor à Portlligat sont de grosses ficelles pour permettre le passage de la vie domestique (maison de bord de mer) à la représentation du rêve (lieu de reconstitution de l’imaginaire, où humoristiquement le cinéaste fait copier le réel au peintre : mais ce réel est une fantasmagorie à la Bosch fabriquée par des figurants devant un paysage de campagne aride qui pourrait aussi bien figurer l’Estrémadure de « Las Hurdes terre sans pain »). Mais à part quelques gags bunuéliens (la soubrette apportant un téléphone débranché ou la même actionnant un « tiropichon » (tir aux pigeons) avec de vrais oiseaux) la monotonie gagne. D’ailleurs, quant on connaît l’endroit, on imagine quel pouvait être l’ennui du couple enfermé là dans l’autocontemplation – l’autocélébration – et la préparation d’obligatoires originalités - chacun dans son rôle.


Est-ce l’effet de répétition ? Est-ce le jeu stéréotypé des comédien.ne.s ? Baër et les autres jouent Dali composant Dali, citant Dali, célébrant Dali. Ils l’interprètent dans les gestes surtout, les poses et les attitudes, sans imiter totalement l’accent de l’original, sans obtenir la raucité de la voix ni la rondeur grasseyante de tout catalan d’Espagne parlant couramment le français – ni même les précipitations du débit qui caractérisaient la parole du maître. L’énigmatique Gala, servante maîtresse de plus d’un surréaliste et muse assumée du peintre, est humoristiquement figurée en duègne quasi muette, cependant obéie à l’occasion. Autre jeu de miroirs et résonances : la métamorphosable Agnès Dumoustiers, qui joue la journaliste censée interviewer / filmer le génie, m’a semblé une double d’Isabelle Huppert dans La Dentellière, beauté aussi neutre et commune face à une Méditerranée aussi factice que l’étaient les moulins à vent dans le film de Goretta. Quel était le métier de cette jeune prolétaire propulsée par l’amour dans un milieu intellectuel qui la détruit ? Ici, dans le film Dali, la journaliste improvisée Judith a été pharmacienne, dit-elle, (Pharmakos / bouc-émissaire?) alors que son mentor producteur (excellent Romain Duris) s’obstine à la vouloir boulangère. On voit bien ici encore l’effet Droste (effet vache qui rit) dans le jeu de références : Dali estimait au plus haut point Vermeer, en particulier La Dentellière, rappelée au moins par l’actrice dans le registre cinématographique, et avait une fascination pour les nourritures, le pain en particulier : on le voit sur la façade de son musée-palais de Figueres, comme dans le pétrissage des seins de la maquilleuse sur le faux tournage du documentaire de la fausse dentellière ex-pharmakos prise pour une boulangère. Références compliquées à évoquer mais montrées par le film très simplement.

 

Il y a ainsi de multiples résonances strictement cinématographiques, comme le personnel coutumier de films espagnols de Buñuel à Saura (prêtre ou évêque, jardinier, servante à tout faire, etc.) sans qu’une toile du maître n’apparaisse à l’écran : est-ce un choix délibéré du réalisateur ou une absence de droits qu’il a fort intelligemment exploitée ? On ne voit à l’écran que des toiles (nombreuses) savamment reproduites, ou maladroites et naïves comme des ex-voto, ou encore allusives à des œuvres originales.


D’où vient que tant de talents, une photo magnifique, des images saisissantes, produisent autant d’ennui – comme le personnage Dali ne cesse de le répéter à son intervieweuse ? Je ne sais pas : peut-être que, comme pour la figure publique de Dali, on se demande quel projet, ou plutôt quelle perspective offre ce film. C’est nourri de références, d’allusions, « d’idées visuelles », et ça ne pétille pas. Les facéties sont plutôt mornes et l’ambiance globalement morose, sans atteindre malgré la mort qui rôde au tragique qu’appellerait la Méditerranée (jamais la mer n’a été autant une « plaine liquide : aequor » que sur les toiles de Dali) ni au burlesque que le personnage titre cultivait.
 
Le mystère Dali reste entier.

mercredi 14 février 2024

Le Temps élastique

 

 Le temps considéré comme le déroulement de chaque journée, et dans la suite des jours, parait bien long. Considéré rétrospectivement comme la durée qui nous conduit au présent, il est bien court.

Cette formulation pourra sembler extrêmement banale, pourtant c'est une sensation qui distord notre façon de voir, d'envisager l'existence. Quand je mets bout à bout les pas, les gestes du quotidien, les activités multiples et les repos divers dont une journée est faite, quand je fais la somme des regards, des choses vues et des êtres croisés, des paroles prononcées, des projets réalisés, abandonnés, élaborés, des communications établies, des conversations entreprises, éludées ou approfondies, j'ai l'impression que chaque jour tend vers l'infini. Mais un souvenir me vient, de l'enfance ou de mon premier travail, et j'ai l'impression que c'était hier : les années ont passé en un éclair, je n'ai pas vu grandir les enfants et je parle intérieurement à mes parents, ou à des amis, décédés "en cours de route" : mais c'est précisément ce cours de route qui s'est effacé et qui rend si proche le point de départ d'une existence fugace tandis que l'autre, la tortueuse (tortue et tueuse), l'infiniment lente, s'attarde sur le moindre objet, d'un geste couvre l'étendue jusqu'à dépasser l'horizon, et d'un instant fait une épopée. 

Avez-vous ouvert un agenda bien rempli, retrouvé après des années ? Il est illisible. Il est muet :  aucun des détails qui le peuplent n'est signifiant. Et si, par exceptionnel, on retrouve un nom familier, un événement encore parlant, on s'étonne de l'apercevoir si lointain, dans un temps si reculé, alors qu'on l'avait comme présent à l'esprit. Ce n'est pas une affaire de "madeleine", ce serait presque l'inverse, non un rapprochement où le passé émerge dans le présent (soudaine et complète anamnèse) mais la mesure d'un long temps écoulé, d'un écart que l'on n'avait pas vu passer.