"... Songe à la douceur / D'aller là-bas..."
Charles Baudelaire
Liste des articles
- Introduction
- Le voyage à venir
- Tourisme et transports
- Carnet du sud-ouest
- Le voyage de Hollande
- Tourisme en questions
- Excursion à Montpellier
- Sicile 2025
Contrairement à son homonyme, Philéas Blogg n'est pas un adepte de la vitesse. Ce n'est pas non plus un voyageur impénitent désireux de parcourir le monde à toute force. On peut voyager dans de lointains pays comme au bout de la rue.
L'ailleurs apparaît dans un coup d’œil, dans le saisissement d'un parfum, et souvent le premier objet qui s'offre au visiteur en dit long sur l'endroit où nous sommes.
J'ai
quelquefois été voir ailleurs et j'en suis heureux. Mais il y a
l'empreinte carbone. Et le tourisme en tant que tel est une véritable
saloperie.
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"Songe à la douceur / D'aller là-bas..."
Charles Baudelaire
Le voyage à venir
"Songe à la douceur / D'aller là-bas..."
Charles Baudelaire
Tourisme et Transports
"Songe à la douceur / D'aller là-bas..."
Charles Baudelaire
Carnet du sud-ouest
Le 13 février
16 ENVOIS
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Je reviens d’une huitaine de jours passés aux Pays-Bas, où je n’avais pas mis les pieds depuis un certain été pluvieux, vers 1990. Outre les nuages des tableaux et les ondées fréquentes, mon souvenir retenait des temps anciens quelques clichés merveilleux, comme les bus multicolores d’Amsterdam, le cygne sculpté flottant sur un lac du musée Kröller-Müller (que j’attribuais à Henry Moore alors qu’il est de Marta Pan), ou les vaches paissant l’herbe mouillée entre les immeubles de la banlieue de Delft. Je me rappelais vaguement un marché aux fleurs assez pervers pour être aux enchères descendantes, et que la peinture était partout une "invitation au voyage" avec ses ciels, ses intérieurs hollandais et ses scènes de genre.
Mes clichés d’antan avaient fixé les choses.
Or, par delà les cartes postales, les Pays-Bas sont un carrefour de flux : partout ça circule. On imagine aisément l’enchevêtrement de canaux, de bras de rivières, de lacs veinés de digues, et les embarcations de toutes sortes qui y naviguent, faisant se lever les ponts levis, tourner les ponts tournants, s’ouvrir et se fermer les écluses à tout bout de champ. On se fait aussi l’idée du cliquetis des trams se tortillant sur leurs aiguillages, de la mastication caoutchouteuse des portières de bus, de tram, de métro ou de train qui chargent ou déchargent leur flot humain. On sait enfin que les gens d’ici sont adeptes de la bicyclette, avantagée par le plat pays.
Mais imagine-t-on avant de l’avoir subi que ces mêmes bicyclettes, sans dérailleur ni frein pour les plus archaïques, se déplacent (en ville) à toute vitesse en hordes compactes qui suivent des trajectoires connues d’avance et tarabiscotées, courbes, diagonales, si bien que la masse des piétons et celle des automobiles doit se glisser, esquiver, s’étirer comme de la guimauve pour mieux s’élancer à chaque croisement, à chaque feu tricolore – nombreux feux tricolores pour les autos, pour les vélos, pour les piétons – qu’accompagnent des bruits variés pour se faire entendre des malvoyants : pionnière dans le respect du handicap, cette riche nation a développé des politiques volontaristes de soutien aux PMR si bien qu’à tous les flux de circulation s’ajoutent parfois un ou plusieurs fauteuils électriques qui se comportent tantôt en piétons, tantôt en cyclistes, tantôt en automobiles.
Aussi les réseaux ferroviaires, routiers et autoroutiers, constituent-ils un entrelacs infini où l’on peut tourner indéfiniment d’une bretelle à l’autre, presque sans aire de repos ni BAU (bande d'arrêt d'urgence) pour faire le point ou regarder son mobile, à moins de se soumettre à la voix de Mme. Google que je supporte mal. Notre petit véhicule rouge s'est donc trouvé ballotté comme une boule de billard, renvoyé par la bande de l’A 12 à l’A39, de la N54 à l’A2, d’Utrecht à Hilversum, d’une bifurcation vers Den Haag à un crochet par S’ Hertogenbosch, de Doordrecht à Loosdrecht, de Leeuwen à Loenen qu’il ne faut pas confondre avec Loenen aan de Vecht : le Vecht en question est une tentacule indocile du Rhin qui monte vers le nord alors que ses autres bras (appelés Waal ou autrement : les noms indigènes n'aident pas) bifurquent vers Rotterdam.
Je me suis rappelé les premières pages de La Peste où Camus écrit qu’Oran est une ville « moderne », inconfortable aux malades par son activité permanente. Tous les Pays-Bas manifestent cette modernité agissante, où le mouvement dénote la bonne santé, celle d'abord des colosses des deux sexes qui font prospérer l'économie, où tout fonctionne impeccablement pour que rien ne soit perdu, ni un arpent de terrain, ni une seconde de vie, ni une occasion de « faire des affaires ». Rien ne se perd, tout se monnaie. Sur les berges d’un canal entre deux rangées de lotissement, trois moutons paissent l’herbe. Un plus grand pré loge des centaines de vaches laitières parmi lesquelles chevaux et moutons paissent aussi les portions d’herbe plus rase, comme un regain de seconde main. Chaque arbre de la ville ou grille de pont sert de garage à vélo. Tout l’espace est utile, tout compte et coûte : si vous prenez l’apéritif au café, au restaurant, on ne vous apportera jamais des amuse-bouche (nootjes) ou une carafe d’eau mais il vous faudra les commander pour quelques euros : il n’y a pas de petit profit. Il se trouve aussi qu’un des plus beaux musées se trouve dans le parc naturel de Hoge Veluwe, en pleine forêt qu’entoure un quadrilatère de routes : les autorités ont donc décidé de rendre payant l’accès au parc, seul moyen d’accéder au musée, ce qui en double le prix d’entrée - véhicule en sus.
Le flux monétaire est le flux principal, quoique plus discret que les autres, mais de toute chose il faut tirer parti : s’il faut une large prairie artificielle pour accueillir des centaines de vaches, une cour herbue pourra nourrir un mouton. Dans Otterlo, village riche où se niche la forêt à péage et le musée fameux dont il a déjà été question, entre les maisons opulentes et les grosses voitures bien garées devant, se répète le même jardinet ridicule avec sa cascade miniature et ses poteries aux fenêtres : on dirait que depuis les siècles passés où les bourgeois se faisaient portraiturer en réussite, il convient toujours de montrer que les affaires vont bien, que ça rapporte. Que l'on garde pignon sur rue.
Je
me suis soudain rappelé que lors du voyage précédent, je m’étais
étonné que dans ce pays où la plupart des gens parlent couramment
l’anglais, rares étaient les explications traduites : menus,
œuvres exposées, consignes dans l’espace public, la langue
hollandaise régnait seule. Depuis, ça s’est amélioré dans les musées.
Mais il n'est pas évident de deviner qu'une verkenkarbonade est une
côtelette de porc, et si on le découvre, téléphone en main, mieux vaut
être à pied qu'en vélo pour consulter les traductions en toute sûreté.
Paradoxe : dans un
pays où tout a l’air prévu, sécurisé, il faut constamment se garder de
la circulation alentour, sans se fier aux apparences : une karbonade
n'est pas carbonisée, et un kapsalon, plat composite, n'est pas du
mobilier ni une coupe de cheveux : quelques mots d'anglais pourraient le
préciser. Ces défauts de traduction, et les risques afférents, ne sont
pas les seuls dangers qui assaillent le touriste.
On peut aussi sursauter à des crissements, des raclements catarrheux ou de bruyants éclats comme de vuvuzela (mot probablement zoulou et non afrikaner) : ce ne sont pas des klaxons (seuls les vélos donnent de la sonnette à qui mieux mieux) mais, outre les sirènes des ambulances et le ferraillage des remorques, ce sont les voix qui conversent joyeusement dans une langue hérissée de toniques appuyées sur des grasseyements de tonnerre : que de fois, dans la volupté de couchants « d’hyacinthe et d’or », ai-je été tiré de ma contemplation par des salves vocales agressives ! Malgré le calme des ciels, l’ordre des jardins, la beauté fleurie des ruelles et des berges, on peut être pris de sursauts nerveux et de tremblements si l’on est à portée d’une conversation animée. Dans ces conditions, que faire en Hollande ?
Eh bien les concerts de toutes sortes ne manquent pas, l’accueil y est souriant et les musées flamboient : chaque ville en a plusieurs, et dans les rues aussi, sur les places, l’art ancien côtoie celui d’aujourd’hui. En-dehors des œuvres majeures de maîtres reconnus, on trouvera aussi un musée d’instruments exotiques, de boîtes à musique, de miniatures, etc...La Hollande engrange depuis des siècles des trésors et, lorsqu’elle en manque, elle décrète que les chaussures, les armes, les fleurs ou les broderies sont aussi des trésors et méritent leur musée. Les Pays-Bas sont une juxtaposition de vitrines où tout s’expose, les femmes aussi, à la masse des passants. Et tout se vend : c’est un poste avancé du capitalisme moderne. On y paie son pain avec une CB, bientôt la monnaie sonnante et trébuchante n’aura plus cours. Et pour que rien ne trébuche plus, les parcours seront entièrement balisés comme sur des tapis roulants : on est ainsi guidé pour payer soi-même aux caisses individuelles avec plein de systèmes discrets qui évitent la fraude ou le passage en douce. Chaque pas est suivi, chaque geste est compté, rien n’est laissé au hasard. Un client n’est plus tout à fait une personne mais une source de profit qu’on véhicule dans un espace approprié.
(La
France y vient, de Décathlon à d'autres "grandes enseignes", mais des
hôtesses encadrent les clients. En Hollande, non : chacun.e se plie
seul.e aux exigences des machines)
Tout se passe bien, il n’y a pas de bousculade, les échanges sont rares et courtois. Tout entiers orientés vers le profit, et donnant une impression de paisible propreté, l’air et le sol néerlandais sont « absolument modernes » selon l'injonction de Rimbaud : c’est peut-être pour cela qu'il a choisi l’armée hollandaise, pour voir du pays, bien qu’il ait promptement déserté : il y a là de quoi franchir aisément les « vieux parapets » d’Europe, solides mais pas très hauts, pour se laisser conduire au bout du monde.
Vrac de curiosités :
-
Dans un pays de grande diversité artistique, pas croisé un.e seul.e
musicien.ne de rue. Ni rien d'ailleurs qui dans la rue ne soit pas à sa
place : un seul SDF apparent en huit jours, et qui dormait.
- Une station service de Zandvoort consent des rabais les jours de Grand Prix de formule 1.
- Vers Ijmuiden, où des canaux relient Amsterdam à la mer du Nord, les doux vallonnements des dunes innombrables font face aux déjections d’un immense complexe pétrochimique et d’aciéries (Tata) dont les effluents bien encadrés ne peuvent s’échapper que par en-haut : nuages, marines et ciels de Ruysdaël nourris par la pollution…
- Marken n’est plus une île depuis qu’un cordon routier la relie à la terre. On s’y gare à l’entrée sur un parking cher pour voir ce qui subsiste des chalets en bois peint, jadis de pêcheurs, aujourd’hui comme un décor entre les bars et restaurants...l’artisanat local, comme les artistes d’ Enkhuizen, a l’air d’avoir plié bagage, les hollandais sont rares, on entend parler français, anglais, et une langue slave : du polonais peut-être ? Peut-on imaginer des touristes russes ou ukrainiens en Hollande ces temps-ci ?
-
Il subsiste à Harlem un moulin qui se visite à prix d’or et porte
le nom d’un certain Hadrien...Impossible d'en savoir plus, aucune
indication à l'extérieur, et si l'on paie pour entrer, toutes les
informations sont en néerlandais. Plus près de l’Église subsistent
aussi plusieurs bordels, ouverts le dimanche. Et une belle statue
contemporaine (le combattant du soleil) dont la municipalité a tout
fait pour se débarrasser, sans y parvenir. Harlem est un havre séduisant.
- Non loin de là, on peut visiter (pour beaucoup plus cher) tout un village de moulins reconstitués.
-
La saison des tulipes était officiellement finie depuis le 12 mai (et
les hectares du keukenhof conséquemment fermés : 30€ par personne
d'économisé, car un parc fleuri c'est tout de même trente euros
l'entrée), mais la nature est ainsi faite qu'il en restait quelques
rangées parmi les champs ouverts, libres à la vue.
Heureusement, il y a les couleurs des tableaux de Vermeer, et l’expression retenue, toute intériorisée, de ses modèles, il y a les autoportraits de Rembrandt ou de Van Gogh, d’autres tableaux éclatants ou un peu effrayants comme ceux de Jan Toorop ou de sa fille Charley. Les anciens hollandais ont eu quelques penseurs radicaux, de Spinoza à Jansen (pas le cycliste, le théologien), à qui ils n’ont pas donné la chasse. Max Havelaar est un de leurs personnages romanesques : j’aimerais mieux connaître la littérature de ce pays.
Mais c'est précisément Spinoza qui achevait son éthique sur cette phrase : "Tout ce qui est beau est difficile autant que rare". Van Gogh en peintre et moraliste renchérit deux siècles plus tard : "la plupart des gens ne trouvent pas assez de choses belles". (S'abandonneraient-ils, ces gens, à la facilité qui banalise le monde ?). Et comme s'il précisait, le même peintre confie à son frère : "Tenir bon n'est pas facile - mais ce qui est facile ne signifie pas grand-chose".
Ce sont là quelques illustres exemples d'exigence et de génie que ce pays a produits, comme il a pu sur un malentendu séduire Baudelaire ou l'homme aux semelles de vent. Mais aujourd'hui, dans le mouvement permanent qui l'agite, ce même pays concentre à la fois ses beaux clichés anciens comme source de rapport, et un présent d'automatismes en plein essor auxquels l'humain s'adapte, s'emboîte à toute allure, comme emporté par une dynamique involontaire.
Je
comprends que l’âge venant et le besoin de ralentir s’imposant
peu à peu, celles et ceux qui le peuvent quittent leur monde
terraqué où bouillonnent ensemble luxe et volupté, ordre et quelques
beautés, pour s’établir dans un sud aux contrastes plus rudes mais où la
vie s'étire plus
tranquille.
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ADDITIF en date du 5 juillet 2024 :
Je viens de découvrir par hasard, dans l'extraordinaire librairie Les Bleuets de Banon (04) un petit ouvrage formidable de Karel Čapek intitulé Tableaux Hollandais. Cette réflexion profonde et légère d'il y a environ un siècle dit curieusement le même genre de choses que moi, avec un talent incomparable, y compris pour les dessins que l'auteur ajoute malignement à son texte. Outre le brio du journaliste penseur et caricaturiste, les seules différences notoires en un siècle concernent les automobiles et la monnaie. Sinon, on a le même genre de tableaux, évidents et invraisemblables, brossés avec une verve et un humour salutaires.
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Aller faire un tour
Je lis dans un article la phrase suivante : même le génial Diderot s’emmêlait les idées lorsqu’il écrit à Sophie Volland que le voyage est une «sotte chose» mais qu’au final, cela «fait [du] bien ».
Et si, faisant tenir ensemble les deux termes de la contradiction apparente, le « génial Diderot » spécialiste des paradoxes avait précocement perçu une vérité, nouvelle à son époque, dont les termes se renforcent en permanence ?
Oui, le voyage fait du bien : en tous temps et quels que puissent être le rythme, le moyen de transport ou la distance, le déplacement déplace nos repères, décale nos perspectives, aiguise nos sens, suscite éventuellement des rencontres et des pensées imprévues : on espérait, il y a peu de temps encore, qu’il formerait la jeunesse selon la formule consacrée que l’on peut élargir en considérant qu’il apporte à chaque fois une nouvelle jeunesse, plus ou moins heureuse par ailleurs.
Mais il est vrai que « le sage » n’a nul besoin de se déplacer pour acquérir tout cela qu’il porte en soi-même. S’encombrer de préoccupations et de risques que nous n’aurions pas dans notre sweet home, prétendre à la rencontre de personnes avec qui l’on pourrait plus efficacement communiquer à distance (et les moyens récents ont grandement amélioré ces possibilités d’échanges), voir des lieux, des monuments ou des paysages que les représentations nous offrent sans quitter notre fauteuil (et les moyens modernes ont nettement amélioré les récits ou les peintures d’autrefois), et l’on apprend mieux et plus en convoquant le monde entier sous nos yeux qu’en allant parcourir une infime parcelle de sa diversité. Oui, le voyage est bien une « sotte chose », dont l’intelligence et la sensibilité gagnent à se préserver, et que démystifie la moindre pensée digne de ce nom.
Pourtant, qui n’a pas éprouvé le besoin d’aller faire un tour, de raturer le quotidien en bousculant ses habitudes, de changer d’air et d’horizon ?
*
Lorsque mon père disait je vais faire un tour, ou je vais faire un viron, il voulait dire le plus souvent tourner le coin de la rue ou la croisée des routes pour rejoindre le bistrot le plus voisin où s’en jeter un – ou deux – derrière la musette. C’était une manière de téléporter en quelques pas à une distance incommensurable son environnement familial pour s’inscrire dans un espace autre et strictement personnel.
N’était-ce pas ainsi la sotte chose qui lui faisait du bien ?
*
Même si elles relèvent d’un pareil désir d’ailleurs, non seulement de voir autre chose et autrement mais, comme l’a si souvent exprimé Baudelaire, de s’éprouver différent, d’être et vivre, ou souffrir ou aimer différemment, les notions de voyage et de tourisme que l’on oppose désormais découlent cependant d’une autre histoire. Espèce voyageuse, il semble que dès leurs plus lointaines origines, les humains – ou ce qui alors s’en approchait – aient été portés à se déplacer, pour trouver à s’abreuver – comme mon père quelques millions d’années plus tard, et qui peut savoir de quelle nature était leur véritable soif – ou se nourrir, ou pour tout autre motif, ce qui les a conduits à découvrir des paysages variables, et s’y adapter. Nomadisme occasionnel ou migrations définitives, sans idée de retour, d’un groupe réduit à quelques individus, le voyage semble aussi nécessaire aux bipèdes sans plume qu’aux grands herbivores (pachydermes, girafes…) qui pour trouver à se nourrir doivent parcourir de longues distances, tout comme les chasseurs carnivores : loups, renards, coyotes, etc.
L’Anthropos est cette espèce qui circule, se propage, s’en va puis s’installe quelque part.
Et des millions d’années plus tard, cela conduit à des circumnavigations (Odyssée autour de la Méditerranée, tour d’Afrique de Gama, tour du monde de Magalhaes, puis d’autres…) ou à des marches plus ou moins forcées à travers des continents. Lorsque ces déplacements ont échappé à l’univers des mythes et n’ont plus concerné des peuples entiers mais, relevant d’initiatives privées, ayant pour but la conquête ou le commerce - ce qui revient au même – ou plus rarement la simple connaissance qu’illustrent cependant Hérodote, Ibn Battuta ou quelques autres, on les a qualifiés de « voyages de découvertes » – terrestres comme ceux de Marco Polo ou maritimes – et désigné ceux qui les accomplissaient par le terme d’explorateurs. Prétention européenne : les grands voyageurs assimilés à des explorateurs y ont été considérés comme des découvreurs, des pionniers, en particulier depuis la fin du XVème siècle.
C’est au XVIIIème siècle que l’aristocratie du nord de l’Europe, en particulier britannique, a estimé que le reste de l’Europe méritait aussi d’être connu et a institutionnalisé le Grand Tour : long séjour aux étapes balisées sur le continent européen, où la jeunesse privilégiée des pays du nord parfait son éducation par la connaissance du sud. Au cours du XVIIIème et du XIXème siècles, le Tour en question s’étendra vers l’Orient, à savoir l’est de la Méditerranée puis occasionnellement le sud. Citons pour illustrer ce tourisme d’élite devenu apprentissage de la vie, expérience nécessaire de la jeunesse romantique aisée, les combats de Byron qui meurt à la guerre d’indépendance de la Grèce à Missolonghi, l’utopie libertaire de Shelley qu’un naufrage achève au large de la Toscane, les voyages de multiples écrivains français emboîtant le pas aux anglais et aux allemands :
Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand
Voyage en Orient de Nerval
Voyage en Orient de Lamartine
Voyage en Orient de Flaubert………..et quelques autres : ce mélange nouveau de lyrisme et de récit factuel, de réflexions générales (philosophiques?) et de curiosités exotiques relève du Journal mais doit son attrait au tourisme. Et si, parmi les étapes touristiques, les bordels vénitiens ou égyptiens ne sont qu’optionnels, les vestiges des civilisations gréco-latine (ou chrétienne si affinité) deviennent obligatoires : Colisée, Parthénon, Capri, Rhodes, et si possible les pyramides de Gizeh, le Golgotha de Jérusalem…
On voit clairement que les deux démarches sont a priori inverses : l’explorateur voyage vers l’inconnu, le touriste va d’étape en étape répertoriée jouir de ce que d’autres connaissent déjà et qu’il convient d’expérimenter par soi-même pour être un homme (extrêmement rarement une femme) accompli.e. Ainsi se constituent des lieux communs que l’on reproduit, mais qui avant reproduction n’étaient pas si communs que ça : les siècles qui nous contemplent du haut des pyramides (Bonaparte jeune), Lorenzaccio qui médite sur la mort des tyrans dans les ruines du Colisée (Musset) ou Chateaubriand exalté dans l’enceinte du Saint-Sépulcre sont des clichés initialement attachés à des destinées exceptionnelles. La peinture romantique les cultive, la littérature les répète, la photographie les multiplie : ce seront les baisers qu’on envoie, une fois dans sa vie, par exemple en voyage de noces, depuis la tour penchée de Pise, la place St Marc de Venise et ses pigeons, la tour Eiffel ou l’amphithéâtre Flavien.
Nous voici déjà au XXème siècle : ce ne sont plus seulement de nobles saxons ou de riches héritiers qui complètent leurs humanités en France, en Suisse, sur le pourtour des lacs lombards ou de la Méditerranée, mais des personnes sensitives, des artistes parfois, assez aisé.e.s pour s’offrir, une fois au moins dans leur vie, une escapade touristique dont la rareté fait le prix. Voir par exemple le film de James Ivory A room with a view d’après E.M.Forster ou même Mort à Venise de Visconti d’après Thomas Mann. Et parmi les intellectuels ou artistes de cette même époque on pense aux voyages vers le sud des russes (Gogol, Tourgueniev, Tchekhov…) à ceux qu’évoquent Zweig ou Nietzsche, à Rilke ou Stravinski : ces voyages constituent un des piliers de ce que Zweig appelle précisément « le monde d’hier » où pour qui en avait les moyens, il n’était pas encore besoin de pièces d’identité, de visas, de sauf-conduits ou laissez passer, d’ ausweiss quelconque pour parcourir l’Europe ou traverser la rue.
*
C’est officiellement à partir de 1936, en France, que des congés payés ont été accordés aux salariés par leurs entrepreneurs. C’est surtout après la seconde guerre mondiale qu’une offre touristique se développe permettant à un grand nombre d’adultes mais aussi d’enfants ou adolescents de passer un temps de vacances plus ou moins long dans un lieu inhabituel. Le camping, les « auberges de jeunesse », les modes de séjour « chez l’habitant » se développent, se fédèrent, l’hôtellerie s’empare de la manne nouvelle et construit de toutes pièces ou à partir de simples villages ou hameaux des stations « balnéaires » ou de montagne, des villages ou des clubs de vacances...Si l’expression « civilisation des loisirs » empruntée abusivement au sociologue Joffre Dumazedier et qu’Edgar Morin précisera avec force nuances me paraît fallacieuse, c’est pourtant bien en proportion de l’accession à plus de temps libre, comme à de meilleurs revenus, qu’une part nettement plus large de la population accède à des destinations naguère réservées à une classe privilégiée. La bascule s’opère en quelques décennies et un demi-siècle plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, le « tourisme de masse » et « les voyages » soulèvent plus d’interrogations et de critiques qu’ils ne suscitaient naguère de désirs, d’espoirs même dans la mesure où les prétendues rencontres entre les peuples dessinaient une possible « amitié » et avait à voir avec l’idée de la paix.
Qui n’a entendu dire, dans ma génération et bien après, « les voyages forment la jeunesse » ? L’idée, qui n’est pas nouvelle et que soutient déjà Montaigne en d’autres termes, est qu’il est bon de se frotter à d’autres cultures pour en retirer expérience et connaissance, mais aussi pour confronter les usages, donc relativiser nos principes et nuancer (ou invalider) nos certitudes.
Si voyager c’est découvrir, le voyage devient formateur lorsqu’il nous questionne : d’emblée la découverte est moins affaire de distance que changement de point de vue. De là une tendance, pas nouvelle non plus, à considérer qu’il y a autant à découvrir dans un changement de perspective ou au fond de son jardin qu’en se rendant à l’autre bout du monde.
Tout
ceci est vrai. Je veux dire que toutes les opinions ainsi forgées au
gré de l’expérience et de la pensée sont rationnellement
défendables et respectables. Mais il se trouve qu’à l’époque
(la nôtre) où l’on s’est enfin rendu compte que les ressources
vitales (eau, air respirable...) et énergétiques ne sont pas
inépuisables, le phénomène des déplacements touristiques, perçu
comme une promesse d’ouverture il y a peu de temps encore, prend
des allures de luxe inutile, voire éhonté. Et que dire des sports
d'hiver mis à la portée de beaucoup dans les années 1960-70, même à
moyenne altitude : que faire lorsque les glaciers se retirent et que la
neige est moins abondante ? Limiter les sports d'hiver ou s'en passer ?
Non : fabriquer la neige à partir de l'eau qui viendrait cependant à
manquer...
Je ne saurais dire ici s’il est bon ou mauvais de voyager, et de voyager plutôt par goût et plaisir que pour affaire(s) et par profession, si tant est que le voyage d’affaires se justifie mieux que l’autre, ce qui me paraît loin d’être évident. Je voudrais seulement signaler que la remise en cause des raisons de voyager, et surtout des bonnes raisons, autrement dit la remise en question des bonnes pratiques du tourisme, me paraît sans fin : si des pratiques semblent particulièrement absurdes et néfastes, selon quelles valeurs justifier d’autres pratiques qui nous paraissent plus respectables ? Où placer le curseur et selon quels critères ? Y a-t-il un droit culturel qui, lié comme jadis à une appartenance de classe , rendrait moins absurde le déplacement / dépaysement et le justifierait, contre un usage qui ne pouvant produire cet alibi culturel devrait disparaître ? Prenons un exemple vécu, et même plusieurs s’il le faut…
*
Je me suis rendu il y a quelques années, pendant une petite semaine, à Venise où j’avais déjà été plusieurs fois. J’ai eu plaisir à voir que la Fenice était ressuscitée de ses cendres et j’ai assisté avec plaisir à une répétition publique d’un futur concert, qui se tiendrait après mon départ...J’ai découvert aussi, avec intérêt et avec le sourire, qu’à l’emplacement de l’ Ospedale della Pietà (Hospice de la Pitié juste derrière l’église du même nom) où Vivaldi enseignait la musique à de jeunes orphelines se trouvait désormais une sorte de maison de loisirs créatifs pour de jeunes enfants : joli prolongement et résurrection du passé, comme Venise et le Phénix en ont le privilège.
Ayant déjà plusieurs fois visité les îles touristiques de Murano et Burano, j’ai poussé cette fois-ci jusqu’à Torcello où j’ai découvert la plus ancienne église de Venise, chaleureuse byzantine, sanctuaire des premiers réfugiés vénitiens. Le lendemain, dans le sestiere de Castello où justement Vivaldi était né, on m’a indiqué entre un stade et une cité ouvrière l’emplacement improbable où les reliques de la mère de l’empereur Constantin auraient été transportées, dans une église perdue sur l’îlot de Sant’ Elena, bien au-delà de la place Garibaldi où se trouve encore un quartier populaire où demeurent de réels vénitiens et non de simples boutiquiers vendeurs de masques et de Pinocchios. J’étais venu en avion, moins cher et plus rapide que la voiture, beaucoup moins cher et dix fois plus rapide que le train, que j’avais autrefois préféré, mais qui après la suppression des trains de nuit et l’incohérence des correspondances entre la France et l’Italie, prenait un jour pour l’aller, un jour pour le retour, là où l’avion bon marché prenait deux heures.
Dans l’avion du retour, après plusieurs jours de flânerie hasardeuse et de découvertes inattendues, je me suis trouvé avec une trentaine de français.es âgé.e.s. Partis d’Ardèche à l’heure où blanchit la campagne, iels avaient rejoint l’aéroport le plus proche, avaient atterri à Marco Polo avant midi, juste à temps pour aller manger dans une trattoria le menu du jour, puis avaient vu la place Saint-Marc, ses arcades et ses pigeons, son église bleue derrière laquelle ils avaient aperçu le rose palais des Doges et son pont des soupirs, d’où ils avaient été conduits à marche forcée jusqu’au pont du Rialto, arrêt minute pour voir passer quelques vaporetti et gondoles face au marché couvert, selfies et photos de groupe, retour par une boutique vers les piazzale Roma, autocar, avion, re-car et ils espéraient être rentrés à Annonay (lieu d’invention des Montgolfières) avant minuit.
Il est évident que cette bande de retraités en goguette pour une escapade de vingt heures et un petit millier de kilomètres dans le ciel et dans chaque sens est ce qui peut se faire de pire en matière touristique. Mais ma suffisance ironique était-elle pardonnable grâce à Vivaldi, Sant’ Elena et Torcello, la métaphore du Phénix ou le musée Guggenheim qui pour ma compagne constituait la face B de celui que nous avions déjà connu ensemble à Bilbao ? Cet entrelacs de références culturelles justifiait-il que je me rendisse moi aussi en avion, pour la Xème fois, dans un lieu déjà vu (quoique toujours à découvrir) ? Le fait de rester six jours compensait-il mieux l’empreinte carbone du même trajet dans la journée ? Je n’ai pas vraiment la réponse, ou bien celles que je me donne sont biaisées par ma conviction. En quoi ma conception des charmes vénitiens aurait-elle mieux valu que celle des vieux ardéchois ?
Autre exemple de tourisme qui me paraît suprêmement imbécile sans que je puisse trouver d’argument qui le discrédite plus sûrement que ma propre pratique des voyages : les parcs à touristes, par exemple Kuşadasi, Ibiza ou d’autres enclos. Sans que je sois un grand voyageur, il m’a été donné d’aller en Turquie : non pas un aller-retour à Istanbul, ni une semaine en bord de plage près de Troie et d’Izmir où serait né Homère qui n’a sans doute pas existé, mais six bonnes et pleines semaines qui m’ont permis, sinon de circuler dans tout le pays, du moins d’en voir une petite moitié – ouest et centre. J’y ai rencontré des turcs, l’un m’a même avoué être kurde vivant en Turquie. Un autre m’a offert une reproduction de la Cène en pierre de lave, « pour faire plaisir à un chrétien ». Bon. J’ai dégotté non sans peine l’église du père Noël (Noël Baba Kilisesi) et j’ai partagé vite fait une bouteille de raki avec des employés forestiers. Rien d’extraordinaire, mais ce sont de bons moments qui nuancent d’ailleurs l’image que la plupart des français doivent se faire de la Turquie et de ses habitants, comme s’il y avait un modèle et un seul de turcs et turques…
Dans le même temps, une noria d’avions tournoyant comme les nuées d’insectes déposait à Istanbul, Izmir ou Antalya, des cargaisons de scandinaves, allemand.e.s, français.es ou autres européen.ne.s que des cars ultra modernes emportaient illico presto vers les plages où, enfermés derrière les murs et les grillages des clubs, ils ne verraient de turcs que les serveurs hyper cool.
Bien sûr, les touristes ainsi débarqués pouvaient tout aussi bien bronzer, faire la fête, s’éclater, boire et baiser sur d’autres plages, et n’avaient pas besoin pour s’épanouir de s’exiler en territoire turc ou marocain, ni au Sénégal ni aux Seychelles. Nul besoin de se parquer derrière les miradors des camps de vacances. Mais dans un cadre moins exotique près de chez soi, comment prétendre qu’on s’éclate au Sénégal ou que le Maroc, la Turquie, c’est ce qui se fait de mieux ? Cela vaut-il le ballet d’aéronefs qui chaque été attendent que se libèrent les pistes d’atterrissage ?
*
On sait aussi que le touriste n’est plus un être humain mais une source de provende que certains natifs savent mieux capter que d’autres : tel installera face au camp de touristes une location de vélos, une exposition d’artisanat local, alors que d’autres moins entreprenants laisseront passer l’aubaine. Tel s’enrichira qui enfoncera de plus attentistes, de moins hardis ou de moins pistonnés dans la misère. Sur les îles du cap-vert, j’ai croisé des hommes et des femmes qui vivaient chichement à côté de jeunes guides en 4x4 proposant aux touristes des excursions à des tarifs équivalents à un mois de pêche de leur voisin. Sur une île, une entreprise avait concentré l’aide internationale pour construire des lotissements afin d’héberger les futurs surfeurs attirés là par les vagues du détroit : le spot était exceptionnel, l’aide humanitaire finançait le réseau de tout à l’égout pour le complexe de bungalows tout juste sorti de terre : développement oblige. Mais sur une autre île, une fillette revenait du magasin avec un sachet de spaghettis à la main. Le sachet tomba, les spaghettis s’étalèrent comme les piques d’un jeu de mikado. Ma compagne et moi nous sommes accroupis pour aider la fillette à reconstituer sa nourriture perdue, et tandis qu’elle ramassait aussi les pâtes une à une, elle s’arrêta pour nous observer sans sourire, d’un air d’extrême curiosité et d’intense sérieux : sans doute découvrait-elle que des européens -blancs de surcroît- pouvaient se baisser pour lui rendre service. Une fois fini le travail réparateur, elle s’est alors mise à parler tout le temps où on l’a accompagnée -cinq à dix minutes de marche- dans un portugais chantant auquel on ne comprenait que sa joie confiante.
C’était bien autre chose que les mains tendues qui mendient, dans d’autres pays, près des « spots » touristiques.
Il est bien évident que les termes de l’échange sont faussés par le tourisme régulier : non par l’individu que le hasard conduit exceptionnellement dans les parages, mais par la venue régulière de privilégié.e.s dont on ne connaîtra jamais que la dépense (le pouvoir d’achat) à partir de quoi toutes les fantasmagories deviennent possibles, comme à l’inverse dans les siècles passés, nos explorateurs recherchaient en Afrique le royaume merveilleux du prêtre Jean. Nous nous abaissons rarement à ramasser de la nourriture sur le chemin, mais nos touristes mettent souvent la main à la poche pour obtenir services et marchandises.
Un.e touriste solitaire, voire un couple ou une petite famille loin de ses bases, ce sont des êtres humains qu’il convient de considérer avec la déférence due aux hôtes. Mais un paquet de touristes, un car, une flopée, une avionnée ou une croisière qui débarque, ce sont des DAB à flouze, à dollars : vengeance des anciennes colonies : là où pendant des siècles on a exploité contre de la bimbeloterie leurs richesses, voici qu’on dépense sans compter pour leur pacotille. Car les vraies matières précieuses ne concernent pas le tourisme, mais les multinationales qui les pillent.
Alors que faire ?
*
Si le tourisme asservit les populations (mal) visitées, faut-il l’abolir ?
Si les transports qui permettent le tourisme de masse polluent, faut-il les interdire, les réduire ?
La réponse est forcément oui, mais on perçoit dès l’énoncé de l’hypothèse sa part d’absurdité : qui songerait sérieusement à interdire à qui que se soit de se déplacer pendant son temps libre ? Et s’il fallait non pas interdire mais limiter les déplacements, sur quels critères en déterminer l’étendue, et sur quelles prescriptions s’appuyer, alors que les mesures prises par la plupart des gouvernants vont à l’encontre de la sobriété attendue : avion banalisé, route privilégiée par rapport au rail… ?
Et les transports liés au tourisme sont-ils plus responsables des pollutions que les traversées de nations et de continents pour des échanges inutiles de marchandises, ou que les déplacements tenus pour indispensables, inévitables, des acteurs de l’économie, de la politique, des sports et du spectacle ? Un cargo ou un avion cargo livrant des tonnes d’outillage japonais en Europe et remportant des tonnes d’outillage allemand en Asie polluent-ils plus ou moins que les vols des vacanciers ? Sont-ils réellement plus nécessaires ?
Le questionnement est sans fin.
Un
jour viendra où quelque chose de l’ordre de la nécessité rendra
ces questions obsolètes.Quand ce jour viendra sera-t-il trop tard ?
Sans avoir la juste réponse à toutes les questions posées, ne peut-on soi-même s’interroger sur le bien fondé de nos déplacements ? Nous vivons une époque où, plus et mieux que jamais par le passé, nous pouvons observer les recoins du monde depuis notre fauteuil. Les chasses étant désormais bannies, est-il bien nécessaire de faire un safari photo dans une réserve sud-africaine pour éprouver des émotions fortes ? Et voit-on mieux le springbok en 4x4 dans la savane ou sous l’œil grossissant de la caméra ? - Oui d’accord, quand on n’y est pas, c’est pas pareil.
Alors, peut-on se demander où vraiment nous souhaitons nous rendre pour mieux être ?
-Oui d’accord mais il faut y avoir été pour savoir.
Posons la question autrement : les rouleaux de l’océan vers Biarritz ne procurent-ils pas aux surfeurs des sensations analogues à ceux de l’île de Sal ? Supposons qu’amoureux de la montagne et de l’escalade, je sois attiré par les sommets des Andes. Mais si je n’ai pas aussi le désir de rencontrer et de connaître la vie des gens qui vivent là-bas, ne puis-je satisfaire mon goût sportif sur toutes les parois d’Europe ? Est-ce que je désire vraiment m’envoler pour le Chili, l’Argentine ou la Bolivie afin de gravir un sommet andin, si je me contrefous des habitants ?
- Retraité d’Ardèche ou de Corrèze, j’ai vu mille fois la tour Eiffel ou le Colisée sur les écrans. Ai-je réellement besoin de passer devant en car de tourisme ? Quelle satisfaction supplémentaire vais-je en retirer ? Et si je m’abstiens de ce voyage éclair, que me manquera-t-il ?
- Pour moi, le travail m’épuise et me stresse tant que les vacances ne peuvent être que détente et repos : ne rien faire. Dois-je pour cela me rendre une semaine aux Maldives ?
Je n’ai nulle leçon à donner, nulle solution clé en mains à apporter. Ne peut-on commencer par se questionner sur nos propres désirs, nos réels besoins avant de sauter sur les occasions ? Ne peut-on cultiver la curiosité plutôt que la satisfaction du cliché ?
Oui, bien sûr, nous sommes tous d’accord là-dessus, mais il y a les emplois, le développement, tout ça : tout ce que l’on doit désormais à l’industrie du tourisme, qui a besoin de fonctionner et pour cela invente nos besoins, nos désirs, sans s’occuper de nos motivations réelles…
Rapport de force entre l’urgence à modifier nos comportements et la force des intérêts – comme par exemple d’avoir volé à vide pendant le covid pour que les compagnies ne perdent pas leurs droits à emplacement dans les aéroports.
Ne pas perdre sa place, ne pas perdre son tour, ne pas perdre ses droits : est-ce bien cela qui nous anime ? Et si pour se sentir ainsi vivant, il faut tourner en rond dans le ciel vide...n'est-ce pas une bêtise aussi effrayante que les espaces infinis de Pascal ?
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EXCURSION à MONTPELLIER Les 17 et 18 mai
La ville de Montpellier s’est dotée d’un salon annuel du livre intitulé « la comédie du livre ». Depuis deux ans, cette manifestation se double d’une initiative locale qui se veut un « off » de la comédie. Occasion de découvrir cette grande cité que je connais à peine : il y a de nombreuses années, des amis ont habité Jacou, et nos enfants en bas âge nous ont plus volontiers conduit aux plages, ou au zoo, que dans le centre de la ville. Découverte donc.
Lorsqu’on arrive par le sud, on contourne la ville sans la voir avant de pénétrer jusqu’à la station du tram (Sabines) : en bordure d’autoroute, des constructions colorées et géométriques donnent l’impression d’un village de poupée ou de ces reconstitutions de villes ou autres paysages en modèle réduit que l’on trouve au Danemark ou un peu en Hollande. Le cube régulier y côtoie le biscornu de toits inclinés sur des fenêtres dont la disposition a l’air aléatoire, le tout semblant (semblant seulement) en bois peint. Mêmes couleurs contrastées sur les trams, chamarrés ou franchement turquoise ou franchement noirs...On traverse des quartiers entièrement reconstruits après 1970 ou poussés tout récemment. Il faut approcher de la gare pour voir les premières habitations du début du 20ème siècle ou peut-être même un peu antérieures : maisons basses individuelles ou petits immeubles. Un square joliment fleuri devant la gare. Puis c’est le centre (place de la comédie) aux immeubles parisiens, lourds et empâtés, comme sur les boulevards de Paris ou Béziers, comme un peu partout en France dans ces quartiers neufs du 19ème : façades claires avec ou sans balcons, aux angles arrondis et aux toits mansardés aux écailles de métal. Des travaux partout. Des grilles de chantier balisent les rues qui entourent cette place où trône l’opéra, devant une enfilade de terrasses, un multiplex Pathé, de lointains pavillons et de vastes édifices modernes qu’on aperçoit à peine.
Il faut alors monter, car la ville ancienne est construite sur un tertre, petite colline où s’étagent des ruelles et qui aboutit tout en haut à un arc de triomphe incongru, devant une vaste esplanade (du Peyrou) où se tient le salon du livre. Un immeuble à colonnes ressemble à un palais de justice : même dans de plus petites villes la Justice s’équipe de péristyles, pronaos... Le tout est bien pompeux avec son style Louis XIV vaguement copié sur l’Antique. Comme à Madrid ou Barcelone, des avenues passent sous les parties élevées de la colline, bien que cette élévation soit très modeste.
Le salon du livre se tient sous plusieurs vastes barnums. Sous la plupart, des écrivain.e.s solitaires s’emmerdent en attendant le client à côté d’un médaillon où iels sont en photo, et qui balise le petit espace qui leur est consacré. Parmi ces anonymes, une personne voit s’étendre devant elle une queue de plusieurs dizaines de jeunes (filles) et je vois que cette autrice vient de publier le 2ème tome d’une série (de fantasy ou approchant ?) qui visiblement est bien connue de la jeunesse à qui elle plaît. Le reste est à peu près désert, sauf un grand barnum où des éditeurs locaux (et parfois de littérature en langue occitane) sont réunis et discutent entre eux. D’autres barnums accueillent des auteur.ice.s qui débattent, ou exposent en direct leur pensée sur des thèmes d’actualité, ou esthétiques ou littéraires, face à leur lectorat. En tout cas face à des spectateurs – surtout des spectatrices – qui les écoutent.
Je ne suis pas venu pour acheter mais je repère un livre chez Pauvert intitulé Carnes : premier roman d’une autrice de 23 ans qui travaille déjà à France Culture : poudre aux yeux ou à suivre ?
L’esplanade domine le reste de la ville -vue sur des toits – et je ressors vers le centre, la préfecture ou les halles Castellane. Ici la ville s’anime : des terrasses se peuplent, les commerces ouvrent. Il se trouve que le salon du livre coïncide avec un jour de braderie et des fripes, des fringues ou des vieilleries sont étalées sur les places et les trottoirs. Ici ou là des tables pour le off de « la comédie du livre », où d’autres auteur.ice.s, dispersé.e.s, proposent un bouquin ou un carnet de voyage entre les restos et les porte-manteaux pour bonnes affaires. De placette en placette, je rejoins la place de la Canourgue, très végétale et verdoyante, petit enclos de verdure habité de multiples terrasses et qui constitue le cœur de « l’écusson », l’épicentre de la ville. Plaisant endroit. Mais on dirait que tout ce quartier oscille entre le vide ou le commerce, entre la venelle aux murs aveugles et d’autres artères surchargées de magasins, de snacks, de restaurants, de tatouages, d’artisanat d’art, de cuirs et de cordes, de créations de bijoux ou d’espadrilles, de vêtements et sacs de mer originaux, ou de bazars, de troquets, d’antiquaires, de boutiques d’échanges et de seconde main. Sinon cher.
Un très bon sandwich.
Direction le musée Fabre : je n’avais pas saisi qu’il fallait redescendre tout au bord de la place de la comédie, en bordure des grillages de chantier. Entrée dans un musée vide vers 13 heures. On m’annonce 92 salles : je pense prendre tout mon après-midi pour n’en voir qu’une partie. Mais comme je passe rapidement devant tant de scènes religieuses médiévales et autant d’allégories classiques, je ne m’attarde d’abord que sur une belle collection de flamands et hollandais, mais c’est toujours un peu pareil entre paysages, scènes de liesse ou de travail aux champs...Metsu, Steen, Ruysdaël, de beaux petits Rubens et découverte d’un Frans van Mieiris : chatoiement de l’enfileuse de perles (environ 20x25cm).
Passé l’orientalisme du 19ème et les tourments romantiques, il reste quelques ténébreux Delacroix, de stricts Manet, et l’on arrive assez vite à l’art moderne. La donation Soulages. (J’avais vu plusieurs tableaux, ceux-là ou d’analogues, lors de l’exposition à Lyon fin 2012). Surtout un formidable De Staël (Ménerbes) et la découverte d’un certain Degottex (né à Sathonay-Camp où j’ai subi trois semaines de « classes »), peintre à l’abstraction très sensible. Une sculptrice aussi : Germaine Richier.
Curieusement, dans cet endroit désert, des gardiens m’ont plusieurs fois suggéré d’aller voir « les impressionnistes » ou « la peinture ancienne » tandis que je regardais les toiles de peintres locaux comme Cabanel ou Bazille...Voulaient-ils se débarrasser de ma seule présence en m’envoyant ailleurs ou souhaitaient-ils très gentiment que je ne perde pas mon temps face à des œuvres moins illustres et me rende directement devant ce qui attire le monde ? Je ne le saurai pas : je ne me suis pas fâché, je suis resté très correct à leur égard, du coup j’ignore ce qui les motivait : il y a bien de l’émotion chez les peintres locaux. Surprenante aussi ma sortie du musée : autour du guichet, cinq à six gardien.ne.s discutaient en l’absence de visiteur.se.s. Après m’être rendu dans de superbes toilettes noires comme de l’onyx, je leur ai demandé s’il y avait une librairie, une boutique éventuelle ou une cafétéria : la librairie-boutique étant fermée, une dizaine d’ouvrages étaient exposés à l’accueil. La bibliothèque (pas d’emprunt mais consultation d’œuvres et internet) n’était ouverte que de rares demi-journées dans la semaine (ni le mercredi ni le samedi ou des scolaires auraient pu être libres). Quant à la cafétéria, il n’y en avait pas. Très étrange endroit.
Restait à repartir. Le transport urbain est sans doute impeccable pour les montpelliérains qui bénéficient, outre un réseau efficace, de la gratuité dans bien des situations. Mais pour les autres, c’est compliqué. J’avais chargé l’appli M’ticket mais comme les stations disposent de distributeurs, elle ne sert à rien une fois sur place. Quant aux tickets, ils ne se vendent qu’à l’unité et sont valables soit pour une heure trente (1,9€) soit 24 heures (6€), ou sont un peu moins chers si on en achète six à la fois (mais valables 1h30) donc n’intéressent que les groupes circulant ensemble.
Pas de cartes ou carnets à utiliser au gré des compostages : il n’y a pas de compostage. Dès lors, outre la cherté (tout est cher dans cette ville) chaque trajet (hors abonnement) suppose d’avoir un ticket cartonné sur soi, valable 1h30 ou 1 jour ou 2 jours si on en a l’usage et si on circule beaucoup...Bref, anti-écologique et complexe, strictement individualisé.
Le lendemain, ayant vu que la cathédrale était fermée le samedi matin, je me réservais le dimanche pour y entrer : erreur ! Fermée tout le dimanche : rare pour une église. Donc j’ai vu l’extérieur, comme j’ai vu la façade de l’école de médecine qui la jouxte : ici a étudié Rabelais, ici est venu en consultation Jean-Jacques Rousseau. Façade renaissance retouchée classique. Et au bout de la rue, je me rends compte que je suis juste en dessous de l’esplanade Peyrou, et que je peux descendre la colline par le jardin des plantes (le premier en Europe à avoir été aménagé, en 1593, année où paraissent les derniers essais de Montaigne). Erreur encore : le jardin des plantes n’ouvre qu’à 12 heures. Donc je descends l’avenue grise en lisière de verdure et remontée par des ruelles en cherchant ce qu’est ce Mo. Co Panacée, annexe du musée d’art moderne indiqué fréquemment. Je le trouve (Pas le Mo.Co, son annexe Panacée).
C’est en fait un lieu à triple vocation : résidence universitaire, lieu de restauration et bar, et lieu d’exposition : en ce moment, des installation de monsieur Pierre Unal-Brunet (les chaudes couleurs me plaisent mais le baratin pseudo poétique est assommant) et surtout d’Ivana Bašić : splendides statues évoquant les organes (féminins, ovaires, etc.) et en même temps de cette beauté naît la suggestion de tensions, de violences, et de vie intérieure semblable à celle de larves d’insectes … Un monde fascinant inquiétant, éveillant les pensées, tout en jouant du verre, de la lumière, du visible et du secret, de l’apparent et du reflet...Une beauté qui questionne.
J’avais l’intention de voir « l’arbre blanc », célèbre immeuble (blanc) conçu par un architecte japonais comme la disposition d’un arbre : les terrasses sont suspendues comme des feuilles sans régularité apparente.
Pour cela, je dois
retraverser la place de la comédie et me diriger plein est. Je
parviens à un immense centre commercial (sud Polygone) où
s’enchevêtrent les passages pour auto, bus, trams, piétons, avant
de redescendre le long d’une avenue qui longe le quartier
d’Antigone que je connaissais déjà et que je redécouvre avec des
logements, des banques, des sièges administratifs, et même une
halle (Jacques Cœur) avant de parvenir au Lez et, juste en face du
pont, à l’immeuble en question. Le rez-de-chaussée de l’arbre
blanc comporte une galerie d’art africain : fermée. Il y a
aussi un restaurant fermé au bord de la rivière et un bar
panoramique en-haut de l’immeuble. Comme n’importe quel immeuble,
la porte d’entrée de
celui-ci est fermée
donc le
bar est
inaccessible.
Je fais le tour et reviens après quelques photos le long de la rive droite du Lez où en bordure d’Antigone se trouvent plusieurs établissements (pubs…) ouverts de 18h à 2h de la nuit mais fermés l’après-midi. Un bar enfin un peu plus loin, face à un bâtiment public qui réclame la libération de Boualem Sansal en Algérie.
Au retour, je me rends compte que l’esplanade Charles De Gaulle (en travaux et grillagée) aboutit exactement à l’autre extrémité de l’œuf (place de la comédie). Une foule sur la place. Un King-Kong de 3 mètres se penche vers des enfants et effraie un chien.
Beaucoup marché, vu l’hypercentre de Montpellier et la partie est du centre-ville. Une ville lourde et vaniteuse, voire empesée, avec cependant de nombreux recoins avenants : impression forcément superficielle au vu du court séjour. Il semble que la vie en ville puisse être agréable à condition d’être nanti. Mais n’est-ce pas une tendance qui se généralise ?
Ce qui est certain à travers les siècles c’est le sens de l’enflure, la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf : manifeste dès le lourd portique sans grâce de la cathédrale médiévale, on en retrouve la pesanteur dans la pompe des monuments classiques : monstrueux arc à la gloire de l’absolutisme du roi « soleil » dressé à quelques lieues du maquis camisard cévenol, monstrueux opéra devant la place vide, jusqu’aux monstrueux pâtés que sont les modernes salles de conférences, de congrès, d’expositions... Et les quartiers neufs reprennent (façon Bofill ou autre) le gigantisme un peu mort un peu vide qui fait paraître ridicule le filet d’eau du pauvre Lez domestiqué.
Trouvé un livre de photos en noir et blanc de monsieur Jean-Louis Bec (Côté jardin et côté cours), qui photographie le Lez hors de la ville et en révèle des solitudes propices à la rêverie. Peut-être l’hypocondriaque Rousseau l’a-t-il jadis longé ?
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SICILE 25
Arrivée à l’aéroport de Catane le 16 septembre 2025 vers 13 heures.
J’étais déjà venu en Sicile, et en train, en 1980. J’avais été ébloui par les palais de Palerme et par Monreale, par les campagnes blondes à l’intérieur des terres, Cefalù et la vallée des Temples, les plages accueillantes au sud de Syracuse. J’étais revenu il y a un peu moins de 10 ans sur la côte est avec mes filles et deux de leurs propres filles.
Pas de grand changement à première vue si ce n’est la multiplication des entreprises de location de voitures, et le fait qu’Easyjet a désormais réduit les dimensions des bagages. Nous cheminons donc sur l’étroit passage piétonnier, frôlés par des cars et des voitures, avec un trolley de petite taille : 45x36x20. Nous portons sur nous les vêtements les plus épais, alors que la température approche les 30 degrés. Les formalités sont rapides, on récupère tout au fond du parking commun à une vingtaine de loueurs une C3 essence. Je redresse le dossier penché, monte le siège très enfoncé, et le rapproche des pédales : peut-être un géant m’a-t-il précédé dans le véhicule ?
Direction Piedimonte Etneo où se situe notre premier gîte. L’Etna n’a en apparence pas bougé depuis dix ans, mais ce n’est qu’une illusion trompeuse. La traversée de Catane par le bord de mer (qu’on ne voit pas : principalement des entrepôts et de vieux hangars avec grues, engins… : un port, quoi, avec des bicoques décrépites de l’autre côté du boulevard défoncé et leurs balcons qui rouillent) est tout aussi pénible qu’autrefois : ronds-points et carrefours aléatoires, trafic dense qui ignore le clignotant, travaux en suspens – il est autour de 14 heures – et panneaux de signalisation pareils à de lointains vestiges. Une fois passée Catane, et manquée l’entrée nord de l’autoroute, la suite se fait assez lente et chaotique, mais moins stressante : les villages, bourgades, bourgs (Acireale, Giarre…) s’enchaînent jusqu’à Fiumefreddo et son accès autoroutier, dont nous n’avons plus besoin, car le village où l’on va est à 2, 3 ou 5 kms environ.
On s’arrête dans un magasin Lidl en sortie de ville, aussi surprenant dans le décor aride qu’une choucroute sur des linguine a la carbonara : il faut prévoir de quoi petit-déjeuner demain matin. La caissière une adolescente parle à son mobile et nous balance les produits sans un regard.
On monte de rudes lacets et, comme nous l’a indiqué Pippo, notre premier hôte, nous trouvons un portail blanc ouvert en bord de route. On s’y engage, descente courte mais vertigineuse jusqu’à un replat où stationner la voiture sous des arbres : peut-être des micocouliers, il y a aussi plus loin des oliviers, d’autres essences. Pippo apparaît, nous conduit par un sentier dallé en contrebas, jusqu’à la maisonnette : une pièce unique à flanc de montagne, une large fenêtre donne sur la mer et la verdure en contrebas, la vue s’étend de Taormine au nord (sur la gauche) à Giarre plus ou moins dissimulée dans la végétation. La terre est noire. La maisonnette est flanquée d’une table et de bancs de pierre carrelés de couleurs : un îlot paradisiaque hors du tumulte de la côte et de l’âpreté de la montagne.
Nous y restons peu, notre intention est de gagner Taormine au plus vite. Je me trompe d’entrée, on se gare au sud plutôt qu’au nord, il faudra traverser tout le centre avant d’arriver au théâtre. Nous y voici. Je l’avais visité presque sans personne, c’est tout différent cette après-midi : même s’il y a beaucoup moins de monde que dans les rues commerçantes aux boutiques de luxe, des dizaines de touristes s’égaient parmi les travées, d’autres se resserrent en groupes compacts autour de leurs guides, dont un slave (russe?) presque exclusivement constitué de femmes.
Le voyage en avion a été relativement court, et c’est un effet curieux, après avoir quitté le matin même la maison et les objets habituels, de se poser quelques siècles dans le passé, dans un décor de carte postale, où des techniciens s’affairent en contrebas à installer le matériel pour un futur spectacle. On recherche l’ombre à l’extérieur de la cavea, où de l’autre côté de Giardini Naxos se découvre une autre baie, d’autres monts, splendides, jusqu’à la pointe de Messine et la Calabre que l’on devine. Sur cet extraordinaire surplomb est installé un bar avec terrasse parmi un jardin de succulentes. Après plusieurs stations en divers endroits du théâtre, diverses prises de vues, il faut bien quitter le lieu qui ferme à 18 heures 30. Hier encore, c’était 19 heures. On s’apercevra que la nuit arrive assez vite. À la sortie, plusieurs barrières, cordons de policiers, personnels à brassard et membres de la Croix-Rouge bloquent le passage à une foule nouvelle : la billetterie est close mais bientôt entrera un public nouveau, désireux d’assister à un concert de bienfaisance (à guichets fermés) qui se donne ici, ce soir-là, avec Mario Biondi, gloire locale de la soul, et quelques autres : il s’agit de financer le maintien du service de cardiologie et de chirurgie cardiaque de l’hôpital de Taormine appelé à fermer.
On se replonge dans la foule, les boutiques à têtes de Maures sculptées inspirées du Roland furieux et qui supportent des cactées, le soir tombe doucement, on arpente les rues latérales pour chercher un resto correct abordable, on s’installe dans un joli recoin où nous rattrapent une bande de musicos folkloriques. Deux chansons pas désagréables, le joueur de tambourin passe le chapeau et ils s’en vont. Ça cause beaucoup l’américain tout autour, mais pas que. Plat juste correct, dessert simple, eau plate et un verre de vin : 70€ tout de même. On rejoint la rue centrale jusqu’à la place principale, celle où j’imagine se situe l’anecdote que rapporte Truman Capote : Cocteau s’agitant autour d’un Gide âgé, contemplatif, qui lui aurait dit « vous gâchez le paysage »...Des enfants jouent parmi les familles et les musiciens des terrasses, nous, nous ressortons par la porte de Catane, retour au parking (12 €) puis au gîte dans la nuit.
Phares très blancs, lacets resserrés, début de fatigue.
Magnifique lever de soleil sur la mer. Petit déjeuner Lidl sur la pierre colorée. Ciel dégagé de bon augure dans la perspective de monter à l’Etna. Direction Sainte Vénérine (ça existe : une fille de Vénus béatifiée sans doute) puis Zafferana jusqu’au refuge Sapienza.
On suit trois cars qui klaxonnent dans les épingles pour le cas où une voiture dévalerait les pentes sans serrer à droite. Le paysage change. Le terrain boisé ou herbu laisse place aux blocs de basalte parsemés de touffes jaunâtres de ces plantes adaptées à l’altitude et au sol volcanique : comme de gigantesques touffes moussues qui auraient tourné au jaune. On en verra jusqu’au-delà des 2500 mètres, jusqu’aux premiers piquets plantés dans la cendre pour mesurer l’éventuelle hauteur de neige...Je m’étais garé il y a dix ans à côté de quelques voitures. C’est une nuée de véhicules et de piétons qui ce jour sillonnent le col près des cratères Silvestri. Parking payable par une application spéciale, mais qui fonctionne de fait même sans l’application. (??). Télécabine ensuite qui nous transporte à 2500 mètres. Tranquillement assis face à la montée. Ensuite la noria des camions Mercedes, genre 4x4 de l’armée allemande. Pas voulu mettre de chaussures fermées, suis resté en sandales. Possible, mais de nombreux cailloutis noirs et rouges sous la plante des pieds. (Empédocle a dû souffrir). Un peu d’essoufflement pour monter au-delà des 3000 mètres. Visite de 2 cratères récents (23 et 24 ans). La dernière éruption (juillet-août 2024) a augmenté l’altitude sommitale de 60 mètres : 3400 actuellement. En fait il ne s’agit pas exactement d’éruptions, qui créeraient un nouveau cratère sur une cheminée, et entraîneraient des coulées de laves. Il s’agit d’expulsions récurrentes de matières qui bouchent régulièrement les issues et retombent en poussières, cendres : c’est une espèce de toussotement de la montagne, qui peut toutefois projeter des particules à un km d’altitude. La dernière véritable éruption, avec les vents d’ouest, a porté des scories jusqu’aux rivages grecs de la mer Ionienne. Jadis, un manoir dressé au bord de la mer, à Catane, s’est retrouvé à plus d’un kilomètre des côtes à cause d’une coulée de lave refroidie qui s’est glissée entre le palais et les eaux. Pour l’heure, il n’y a que des fumerolles qui s’épaississent autour des sommets, surtout le plus récent, le plus actif et le moins haut. Une vapeur s’échappe aussi près de nos pieds par de petits trous, cavités de la largeur d’un pied ou d’un pas. Un guide quadrilingue nous explique que l’Etna est né dans la mer il y a 500 000 ans, et que les gros rochers que l’on voit sur la côte des cyclopes, que la légende attribue à Polyphème aveuglé projetant au hasard des blocs contre Ulysse et ses compagnons en fuite, sont les restes de la caldeira originelle qui a formé un premier cratère au-dessus des eaux puis n’a cessé depuis de s’élever par ajout de matière lithique. La masse des trois sommets (qui ne datent que d’un millier d’années) est impressionnante lorsqu’on en est tout près. Ce serait une heure d’ascension à peine pour un (jeune) marcheur aguerri. Retour aux camions de transport puis au funiculaire. Snack bar à chaque altitude selon les goûts. Descente tranquille face à la montagne. Route du retour sans cars dans l’autre sens : c’est l’heure des repas, de la sieste, des transferts hôteliers, pas des visites. Pause dans notre gîte, raisin frais.
Poussons ensuite la descente jusqu’à Fiumefreddo et cherchons une plage vers Fondachello. Seule se baigne ma compagne. Eau pas trop froide mais agitée, des rouleaux, elle nage et au retour est percutée (lâchement, dans le dos) par une vague qui lui balance et lunettes et casquette qu’elle n’avait pas songé à ôter, n’ayant pas l’intention de nager vraiment. Mais la tentation a été forte, la vague aussi. Elle se sèche et se change et, le soir venu, on prolonge vers le sud. Promenade sur la jetée de Riposto (port de l’Etna) où des yachts invraisemblablement grands, impeccablement carrossés de blanc et de verre fumé, se tiennent à quai. L’un bat pavillon hollandais, un autre semble australien ou néo-zélandais, genre britannique avec des étoiles. Des vans noirs aux vitres noires viennent chercher sur le débarcadère des hôtes de marque qui tiennent à l’incognito, sans passer toutefois inaperçu.e.s. Un patrouilleur gris de la guardia di finanza revient d’une tournée en mer. En quête de trafics ou de clandestins ?
(Sur l'ensemble du séjour, nous avons croisé deux ou trois voitures de carabiniers et les inévitables véhicules de la "garde des finances" : douane, police des frontières,... Aucun policier ou militaire en arme parmi les foules, aucune fouille sur les sites : je craignais le régime qui tente de se mettre en place dans l'Italie actuelle, mais sans m'illusionner sur la politique de fond qui est conduite, je dois constater que les libertés de mouvement ou d'expression sont beaucoup mieux préservées qu'en France (en tout cas dans la région où nous étions) et nous n'avons jamais ressenti l'impression fréquente de subir l'oppression de la violence d’État comme elle se manifeste clairement dans notre pays, dans les villes, les gares, les musées ou salles de spectacles, et tout l'espace public).
Nous quittons ce bel endroit inhospitalier où quelques boutiques aux airs luxueux s’immiscent entre des maison lépreuses et de petits immeubles mal en point. Nous nous arrêtons à Torre Archiferi, sa belle promenade au bord d’une mer agitée contre les rochers et le mur de soutènement. Ce n’est pas St Malo, mais ça ne manque pas d’allure, avec cette arche ancienne où s’élève le drapeau palestinien. Non loin, une porte latérale de l’église a été laissée ouverte pendant l’office du soir, et juste à côté de la porte, sur la placette contiguë, un faux phare de plâtre blanc et bleu à taille humaine abrite une statue de la Vierge. Protectrice des marins sans doute (Ave Maris Stella), mais très incongrue comme ces mondes reconstitués en miniature entre lesquels on se promène, par exemple à Legoland.
Les restaurants qui figurent sur un plan n’existent plus ou sont fermés. Dans une rue voisine on en a vu un vide qui a cependant l’air ouvert. On y mangera, un peu tôt, entre 19 et 21 heures. Un peu avant notre départ une famille arrive, avec quatre adultes et autant de tout jeunes enfants. On leur rapproche des tables pour un repas festif.
(Impossible de déterminer l’heure du repas du soir : les magasins ouvrent de 16 à 20 heures, mais les restaurants servent plus ou moins à toute heure. En Espagne l’été, il est rare de voir des gens dîner avant 21 heures. Dans la Sicile que je vois, les américains, les hollandais se posent en terrasse à la sortie des sites ou des musées pour boire un bock et bouffer une pizza à toute heure. Des italiens en font autant, alors que d’autres débarquent avec de jeunes enfants pour casse-croûter à 21 ou 22 heures. Mystère.)
Le retour par l’autoroute est un bienfait après une journée de routes secondaires défoncées, et/ou étroites, flanquées de détritus et de grillages rouillés délimitant des champs vides ou des friches.
Nouveau lever de soleil du côté de Charybde et Scylla. Départ pour la côte sud via les régions du centre-est. Obligés de repasser par Catane, quelques bouchons, ralentissements, avant de bifurquer vers l’autoroute de Palerme. On contourne par le sud la masse de l’Etna fumant, et après de nombreux vergers et oliveraies, on arrive dans une région sèche, fauve et brune, où peut-être des moissons ont été faites au début de l’été, peut-être pas : impossible de déterminer avec certitude si les sols caillouteux comportent des sillons cultivés, à présent labourés, ou si ce sont des friches ridées et stériles. Des mesetas genre crétacé découpent l’horizon. On bifurque vers Enna. Un désert où se dressent des industries anciennes et lourdes, comme l’exploitation de la pierre. L’air semble poussiéreux. Les routes sont excellentes. Et puis on reprend un peu d’altitude et le paysage redevient verdoyant. Quelques arbres, des collines, un sous-bois, des champs et des vergers. Dans Piazza Armerina, où se tient le marché, où la circulation est donc bloquée, on ne parvient pas à trouver la pancarte qui indique un des plus hauts lieux touristiques de l’île : la villa del Casale. Il y a toujours à un endroit stratégique (carrefour, rond-point, bifurcation en Y) un panneau qui manque. En fait il y a trois cas de figure : ou bien la signalisation est absente, ou bien celle qui nous concerne est si indéchiffrable (alors qu’au kilomètre suivant il y a un panneau flambant neuf qui ne sert à rien puisqu’il n’y a plus qu’une route), si vieille qu’elle est rouillée, piquetée, tombe en lambeaux, à moins que le support même du panneau soit penché, accidenté et tordu, ou encore, troisième cas, des plaisantins ou des activistes (dans quel but?) l’ont taguée, rayée, rendue illisible. Donc après avoir suivi scrupuleusement les indications routières, on a traversé en vain Piazza Armerina dans les deux sens avant de rouvrir google maps qui par une petite vallée voisine nous a permis de rejoindre la villa antique (datant de la tétrarchie de l’Empire romain, c’est-à-dire ai-je appris vers 300 de notre ère). Location d’un audio guide inutile : les audio-guides s’avèrent toujours inutiles, ils répètent en termes mièvres pour touristes infantilisés ce qu’explicitent les panneaux placés devant chaque espace, artefact ou monument, et qu’il convient simplement de lire.
On a donc marché le long du parcours établi entre les différentes pièces de cette vaste maison, dont seules une dizaine parmi les cinquante au total étaient destinées au maître de maison et à sa famille : ce sont d’abord les bains et le gymnase pour l’accueil des visiteurs. Le reste des bâtiments revenait à la domesticité, aux invités, au culte, aux audiences...On ne sait pas si cette demeure d’abord attribuée à l’un des tétrarques romains appartenait en fait à un gouverneur de Sicile, à un proche d’un empereur...en tout cas c’était quelqu’un exerçant de hautes responsabilités dans le secteur : 50 pièces ! Plus ou moins décorées selon le rang des personnes auxquelles elles étaient destinées, mais toujours décorées. Des mosaïques : comme à travers des dizaines de milliers d’années on retrouve les mêmes motifs dans l’art pariétal, on retrouve pendant des siècles les mêmes motifs dans l’art mosaïque ou pictural des temps antiques du monde gréco-romain : des animaux, des divinités, des scène mythologiques, des formes géométriques...et de rares exceptions, comme dans cette maison les sportives en action et en bikini : non que les jeunes filles et femmes de la maison s’adonnassent aux sports en question (haltères, jeux de balle, courses…), ça on n’en sait rien, mais pour célébrer les compétitions qui les concernaient, avec première place, seconde place, grande palme, petite palme, bref, un festival de Cannes des Olympiades féminines. Et dans un corridor à côté, la BD sur la capture des animaux exotiques, leur transport afin qu’ils fussent exhibés dans les amphithéâtres : léopards, lions, éléphants, rhinocéros, etc....Car c’est en Afrique que les romains trouvaient l’exotisme. Les artisans aussi, puisqu’il paraît que les mosaïstes venaient de l’actuelle Tunisie et autres pays berbères.
Et puis à voir cet ensemble de pièces dans un secteur campagnard bien arrosé, on comprend aisément ce qu’est une villa romaine : une entreprise industrialo-agricole rendue possible par les voies de communication et l’esclavage. Ouverte aux artisans qualifiés et accueillante aux voyageurs notables. Quelque chose comme une hacienda, une latifundia, un village ou un kolkhoze dirigé par un seul maître et/ou son intendant. L’audioguide insiste bêtement sur les plaisirs de l’otium dans un décor édénique, là où clairement la production était assurée par des cohortes de serviteurs serviles mobilisés en permanence.
On a picoré dans nos réserves Lidl pour une pause repas assez tardive et on a été jusqu’aux faubourgs poussiéreux populaires et déserts de Gela pour compléter notre pique-nique avec un café : dans les boutiques à touristes qui entourent la Villa del Casale la queue pour un café frôlait les dix mètres. Sur le coup de 15 heures dans cette cafeteria climatisée, il y avait juste à côté de nous quatre gamins (pas plus de 11 ans) dont un mangeait une crêpe au chocolat pendant que les autres le regardaient. L’un a voulu une glace, mais il n’y en avait pas, il n’y avait que des granite, et ça ne lui convenait pas. Le mangeur est parti sur un petit vélo, les autres à pied. Nous en voiture, jusqu’à notre point d’arrivée, Cava d’Aliga, en passant par la ville où se sont mariés les grands-parents de ma compagne : Santa Croce Camerina. De ce gros bourg on n’a ce jour-là rien vu, et en longeant plus ou moins la côte sud vers l’est, on a traversé la Marina de Ragusa, Donnalucata, et on est arrivé à destination rue Afrodite après avoir traversé les rues Jeanne d’Arc (Giovanna d’Arco), Cerbère et Diogène (Cerbero, Diogene) : célébration historique imprévue dans ce village balnéaire.
Premier soir, promenade dans le village (habité même hors saison mais sans réel commerce, ils sont à l’extérieur, sauf un café de plage et un unique restaurant face à la mer, aux prix à peu près inférieurs de moitié au plus bas de Taormine). Endroit sympathique où ce soir-là était fêté un anniversaire, si bien que les autres clients étaient invités à danser sur des musiques à décibels modérés…
Une bonne nuit a suivi, après des heures de route, de marche dans la villa romaine, de recherche de direction, après la veille la grimpette à l’Etna et l’épisode des bords de mer avec baignade ou promenade, un repos était nécessaire.
Bonne nuit à Cava d’Aliga.
Le lendemain premier lever de soleil sur le toit terrasse. Je n’éprouve aucun vertige à y monter ni à y demeurer : c’est un endroit paisible où accueillir sur du gazon synthétique le jour nouveau. Le pain, le beurre, la confiture Lidl agrémentent doucement le soleil voilé à travers les nuages. La Méditerranée a le calme des matins. Ce jour nous avons prévu de visiter Raguse.
Lorsque j’étais déjà venu près d’ici, il y a neuf ans, depuis Agnone nous avions privilégié de visiter Noto et la Cava grande del Cassibile : sacrifice de Raguse parmi les lieux à visiter. Après le plaisir de cette côte sud, le désir de Raguse (en tant qu’inconnue) est vif. Nous partons encore assez tôt. Nous passons par le chef lieu de canton (Frazione) qui s’appelle Scicli : outre le presque anagramme avec la Sicile globish, le nom fait un peu chewing-gum : Sicily, so silly and chiclets...On ne prend pas la route directe pour Raguse, si bien qu’on passe par Scicli, et qu’on voit à l’entrée dans la ville qu’elle est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco : surprise. Surprise d’autant plus grande qu’en cherchant le raccordement avec la route de Raguse, on sort assez vite de la ville qui n’a montré que des immeubles de quatre à cinq étages récents, avec balcons standardisés friables (il n'est pas rare de voir fixée sous des balcons une bâche plastique généralement verte pour récupérer les bouts de plâtre ou de béton qui se décrochent), une ou deux stations service et quelques boutiques ordinaires au rez de chaussée : rien que du courant qui ne justifie pas le classement à l’Unesco. On continue à la sortie de la ville le long d’une falaise. Il y a peut-être une rivière intermittente au pied. On grimpe un peu et tout à droite, sur la falaise en face, de l’autre côté de la rivière hypothétique, apparaît une autre ville : étendue à flanc de colline et surmontée par des églises peut-être, ou des forteresses, il y a là quelque chose qui mérite le détour, comme disent certains guides….
On continue : des kilomètres de lacets dans une campagne sauvage avant d’arriver sur une crête où un car de tourisme est en travers de la route. On attend, forcément. Un minibus rouge de desserte locale klaxonne (amicalement, ironiquement, par habitude ?) le gros maladroit : le car qui parvient à faire demi-tour pour se garer sur un parking où on le rejoint : en face une falaise où s’étend la ville. On contemple : une ville sur deux pitons de montagne, à droite un dôme et un bâtiment rectiligne qui ferme le sommet, à gauche des maisons qui tapissent la montagne. C’est Ragusa superiore, tandis qu’à droite c’est Ragusa Iblea (la Raguse ibléenne ou des monts hybléens).
Quelques
tortueux kilomètres plus loin, on est passés d’une falaise à
l’autre, on est arrivés à se garer sous le pont nouveau et on
grimpe vers le centre ville. Une cathédrale, son musée, de larges
avenues et des ruelles le long desquelles la ville en reconstruction
s’étage, un peu comme le panier à Marseille :
gentrification en cours. Descendus tout en bas par une série de
lacets et parfois d’escaliers, il n’y a plus qu’à remonter de
l’autre côté sur la partie « ibléenne » de cette
curieuse ville établie comme deux seins séparés par une gorge.
Ruelles plus étroites, tortueuses et ombragées. Tout en haut un
ancien palais forteresse est devenu un institut de langues de
l’université, juste au-dessus du Duomo que nous finissons par
atteindre. Un endroit raffiné, au baroque clair pas trop chargé. Nous prolongeons la promenade jusqu’au jardin ibléen qui ferme le
chemin de crête par des allées d’arbres, des bancs, des jeux
d’enfants, des vues magnifiques sur d’autres vallées, le tout
parsemé de petites églises et d’un snack discret.
Pique-nique sur
un banc. Bien contents de voir qu’une ligne de bus peut nous
ramener près du pont neuf, sur l’autre montagne, où nous avons
garé la voiture. C’est évidemment un minibus qui peut circuler
dans les goulets étroits à double sens de la ville escarpée.
L’engin se hisse vers les hauts et se précipite dans les creux à
toute allure, quitte à s’arrêter brusquement lorsqu’il faut
croiser un autre véhicule, monter sur le trottoir mince pour passer
au ralenti sans heurter ni voiture ni piéton, ni la façade toute
proche et déjà écaillée des vieilles maisons. Le chauffeur serein
et serviable, vraiment épanoui et décontracté, lui, nous laisse à
100 mètres du pont : quelques centaines de pas en descente et
on est arrivés. On repasse par Santa Croce Camerina, lieu auquel ma
compagne tient en partie sa naissance, où il y a pas mal de maisons
à vendre ou à louer et où nous prenons un café face à une
boucherie hallal. Retour à Cava d’Aliga, courte sieste avant une
baignade. Mer tiède.
On se change pour sortir dans la ville de Scicli qu’on aimerait découvrir enfin après la surprise et la déconvenue du matin. Et en effet, lorsque l’on tourne à droite vers le centre au lieu de rester sur la départementale, on longe de larges places arborées, d’où partent de fines rues entre des falaises blanches. Et perchés tout en haut des falaises, des bâtiments qui s’éclairent à la tombée du soir : églises, châteaux, forts bâtis sur le roc comme des bastions cathares. Parking dès que possible. Le hasard nous conduit sur la gauche par une rue sans intérêt, qui soudain débouche sur une autre rue, dallée de pavements polis et qui s’élargit comme à Syracuse en une superbe place. Sur cette place, cathédrale et mairie sont encore ouvertes, face à des restaurants. Fond musical éloigné, donc pas trop fort, tendance jazzy. Des enfants jouent dans la nuit, des adolescents passent, des familles ou des groupes d’amis se pressent vers les terrasses. Ambiance bon enfant avec tout de même un côté « parade » chez quelques-un.e.s : on s’est mis sur son 31.
Au moment de payer, un insupportable fait le beau devant le comptoir, foulard mince noué autour du cou, et se veut l’attraction d’un petit groupe qui verre en main bloque le passage. J’ai réellement plaisir à le bousculer, son verre avec, pour me frayer passage.
Le lendemain, nous allons à Noto que je connais déjà. Mais c’est assez différent : les parkings d’accès sont bondés, on se gare tout en haut de la ville, et on plonge sur la rue centrale où sont les principaux monuments. Beaucoup de tumulte. Achat d’une nouvelle casquette que la mer n’emportera pas. Trois ou quatre églises pour justifier le déplacement. La palme revient à Ste Claire, sa forme circulaire et sa blancheur, ses moucharabieh / claustra d’où les clarisses chantaient aux offices sans être vues, ses terrasses d’où l’on découvre la ville et la plaine alentour. Toute couleur de miel.
On mange sur le pouce et à l’ombre avant de reprendre la voiture en direction de la Réserve Naturelle de Vendicari annoncée comme un endroit idyllique, peuplé d’oiseaux exotiques nichant sur les étangs saumâtres, parmi les vestiges d’installations industrielles des temps anciens. On parvient sur le site. On paie un petit droit d’accès. Et puis on marche vers la mer. On aperçoit un héron. Les algues brunes ont envahi les plages que nous dépassons. On se dirige vers la cheminée d’une ancienne « tonnara » dont il ne reste que les piliers de soutènement : presque un temple archaïque, mais rectangulaires les piliers. Et le peu de bâtiments blanchis à la chaux qui subsistent font croire à une place de hameau mexicain. Pas envie de se baigner. Petit musée avec des bestioles empaillées, avec une fenêtre ouverte sur la mer. Et, bonne idée, des toiles d’artistes locaux accrochées aux murs à côté des outils et informations historiques et techniques. Peu d’ombre sur le chemin.
Retour et repos
Le soir on retourne à Scicli et c’est encore une autre ambiance : voulant rejoindre la voiture par un autre chemin, on remonte un cours d’eau où subsiste un mince filet, et ce sont de nouveaux quartiers qui apparaissent, avec des foules envahissant les rues, les places, les terrasses : pratiquement pas un touriste, ce sont les habitants qui se rassemblent en fin de semaine et s’offrent une sortie à la fraîcheur nocturne. Des lumières partout, la nuit partout illuminée, des flots tranquilles de familles et d’amis se pressant ensemble, un chœur de voix mêlées d’où n’émerge aucun bruit violent. On se croirait dans un décor de film à grand spectacle.
Départ dimanche pour Syracuse dont j’avais tant apprécié le calme et la splendeur surannée d’Ortygie. Nous commençons par visiter le site de Neapolis, à savoir l’immense théâtre grec et le nymphée supérieur où l’eau coule toujours, puis les jardins en contrebas menant à diverses failles du rocher, dont l’immense « oreille de Denis » (selon l'expression qui proviendrait du Caravage) où étaient enfermés ses prisonniers (vers – 400). Parmi les divers espaces ont été implantées des sculptures monumentales d’Igor Mitoraj qui s’accordent merveilleusement avec l’ampleur du site. Façon de revisiter les mythes anciens (comme celui d’Icare) par l’esthétique et une pensée syncrétique où se tressent stoïcisme bienveillant, aspiration à l'Un et réflexions sur le genre. Un personnage bleu habite l’amphithéâtre romain à l’écart du site principal.
Il n’est que 14 heures quand nous rejoignons l’appartement où nous séjournerons pendant les deux derniers jours. Rue crade où l’on peut en effet stationner sans problème. Immeuble ancien à la façade orientalisante, au fond de la cour un petit escalier de fer conduit à l’étage. Une pièce à vivre flanquée par une salle de bains à gauche et une chambre à droite : ombreux et donnant sur cour, ce petit appartement est très calme, parfaitement rénové et doté de sources appréciables de fraîcheur. Repos après les visites du matin. Puis nous « descendons » vers Ortygie dont les accès sont à environ dix minutes à pied. Dans l’eau du port s’entraînent des joueurs ou joueuses (de loin on distingue mal) non de water-polo mais de « water-basket », à moins que cela porte un autre nom... Les deux ponts pavés raccordés à l’île ont été doublés de passerelles piétonnes. Côté est le front de mer comporte de nombreuses maisons à vendre. Des promenades en pierre ont été aménagées par tronçons sur la mer, et la petite plage de galet a été remplacée par des plate-formes montées sur échafaudages au-dessus d’enrochements, qui soutiennent des solariums (ou faut-il dire solaria?) en bois avec accès à la baignade : des centaines de corps s’y entassent au soleil, comme des dugongs en tribus. On coupe avant la forteresse par une petite rue transversale et on se retrouve sur le côté ouest, si charmant avec ses vues sur la rade. Or les terrasses ont envahi le passage, la fontaine d’Aréthuse est pour sa part entourée de marchands de colifichets : à peine distingue-t-on la belle statue (belle par son mouvement bien que de facture assez conventionnelle) qui illustre le mythe d’Aréthuse et Alphée. Suit la promenade bordée de grands arbres, qui depuis dix ans a été doublée par une large construction : une digue artificielle contre laquelle est venu accoster un de ces yachts comme nous en avons vu à Riposto : beau monstre blanc. Sur la largeur de la promenade, de multiples terrasses ont été installées, et devant l’une d’elles un DJ frotte les disques, sono à fond, si bien que l’ambiance endiablée qu’il impose se propage sur 400 mètres. Atrocité qui pousse à fuir ces bords naguère si beaux, un peu comme la nymphe tenta d’échapper à la fougue intempestive du fleuve. On remonte entre les maisons vers la place centrale, toujours aussi harmonieuse entre le Duomo finalement sobre et l’église Ste Lucie tout au fond, toujours gracieuse et fermée. Il y a foule. C’est un dimanche et c’est bientôt le soir. Déjà les tables sont prises d’assaut, et au milieu de la place un chanteur solitaire fait profiter de son talent les passants, les flâneurs, les consommateurs qu’apparemment ça ne dérange pas. En nous faufilant entre les promeneurs sur la rue commerçante principale (gadgets souvenirs en tous genres) on dégote un porche derrière lequel s’étend une jolie cour calme et propice à la nuit. C’est là que nous prendrons notre premier repas syracusain. Puis retour google maps à l’appartement, par le port de plaisance en travaux, défoncé, où des food trucks crachent leur sono à des familles entières qui dégustent les paninis et la guimauve glamour.
Nuit climatisée très douce.
Notre dernier jour, sans programme établi. Avant de chercher quelque plage au sud de Syracuse, je propose d’aller un peu à l’intérieur de l’île voir des tombes sicules (- 1200) creusées dans des rochers qu’on voit de la route, dit mon guide Cartoville. Le site de Pantalica est bien indiqué depuis la route qui conduit à Floridia puis Solarino. Mais dans ce gros bourg, le seul panneau indicateur (qui indiquerait peut-être notre destination) se trouve complètement noirci. Allons donc en direction du centre village, d’autres panneaux préciseront la chose. Erreur ! Le principal site touristique (et historique) du secteur n’est plus indiqué nulle part ! Recours à maps une nouvelle fois, qui fidèle à son principe du plus court chemin nous permettra de rejoindre le lieu, par des chemins à peine asphaltés, où les végétaux se tendent vers les fenêtres ouvertes de la voiture. Des bosses, des trous, de l’herbe qui pousse sur le chemin, lequel tantôt devient piste caillouteuse ou sableuse, tantôt nid de gravillons, et après une dizaine de kilomètres de ce régime, on arrive près d’une cabane où un gracieux fonctionnaire, employé sans doute par un office des eaux et forêts, de l’équipement ou du tourisme, nous aide à garer la voiture serrée contre une muraille afin de laisser le passage à un éventuel autre véhicule (de secours par exemple). Puis il nous fait noter sur un registre notre identité, notre n° de téléphone, et nous engage à parcourir la vallée.
De grands panneaux nous apprennent qu’au début du XXème siècle un ingénieur dont j’ai présentement oublié le nom a eu l’idée de construire un chemin de fer entre les falaises dressées le long de la rivière Anoppo. Ses équipes y sont parvenues et le chemin, un temps transformé en route, est désormais barré aux véhicules et constitue une agréable voie (verte dirions-nous) pour promeneurs et euses, randonneurs et euses, marcheurs et euses, dans un cadre enchanteur aux vues...enchanteresses. Nous entreprenons de parcourir la moitié du chemin (3x2=6 kms A/R) pour en apprécier les beautés, jusqu’à l’ancienne gare de Pantalica transformée en musée. C’est beau comme les endroits paumés des Cévennes, seulement notre guide prévoyait que nous jetterions un coup d’œil en passant en voiture depuis la route avant de rejoindre la plage, et ma compagne est en tongs. Méandres des eaux émeraudes parmi les roseaux, maquis, tunnels (pour le train), et ce n’est que vers le musée (2,5 kms) qu’on aperçoit les premiers rochers découpés en rectangles pour servir de tombes aux préhistoriques sicules.
(On aura observé que sur les sites touristiques, il est devenu presque impossible d'approcher du lieu ou de la chose à voir : trop de monde s'y presse. Non pour contempler ce qui a valu le détour ni pour en jouir par tous les sens ou en esprit, mais au contraire pour tourner le dos à l'objet du voyage et mieux se selfiser. C'est, je l'avoue, dans un esprit parodique que nous avons décidé de poser devant une de ces cavités sacrées vieilles de plus de trois millénaires)
Pause méritée devant la gare. Il nous reste à faire le chemin à l’envers, on aperçoit quelques autres caveaux dans le calcaire. Nous franchissons des tunnels grâce à la torche de notre mobile. Poussière blanche du sol. Voici enfin la barrière par laquelle nous sommes entrés sur le site. Comme nous en sortons le fonctionnaire gracieux nous appelle pour nous demander de repérer nos noms dans le registre, et s’assurer ainsi qu’il n’aura pas à appeler les secours.
Nous quittons fourbus le bel endroit et décidons de ne plus aller à la plage mais de rentrer nous reposer à l’appartement.
Après quelques soins aux pieds et du repos, nous allons tout près visiter « Notre-Dame des Larmes » (Santa Maria delle Lacrime), l’église atypique et géante au centre de Syracuse. Sans entrer dans les détails, disons qu’une statuette de la Vierge aurait versé des larmes (en 1953) chez un couple modeste, et qu’après expertises et enquêtes, l’Église a reconnu le phénomène en tant que miracle. Un architecte a été chargé de concevoir une basilique à partir de cet événement, et l’édifice, à deux pas d’où nous logions, est extraordinaire : situé sur une vaste esplanade gazonnée, il présente une forme circulaire et présenterait la forme d’une larme de béton. On peut aussi penser à un pendentif, ou à un fruit à vésicule comme une figue. L'ensemble produit une sorte de drapé minéral. La crypte est au niveau du sol, et l’église elle-même se situe à l’étage. On y accède par des escaliers en-haut desquels plusieurs ouvertures ont été pratiquées sur le pourtour du bâtiment. À l’intérieur, il n’y a bien sûr ni nef ni transept, et tout un demi-cercle derrière le maître-autel est éclairé de vitraux abstraits vivement colorés. On peut circuler en tout sens, le bâtiment peut accueillir des milliers de fidèles, tout comme le théâtre antique voisin. Il y règne une impression d’élévation et de vaste respiration, rien de lourd ni d’écrasant. Le chemin de croix est beau, les scènes des chapelles le sont moins mais expriment une entière simplicité qui peut toucher. Surprenant endroit dont le gigantisme, une fois qu’on est à l’intérieur, devient agréable, espace rond et feutré comme une yourte.
Nous avons prolongé la promenade urbaine jusqu’à San Giovanni l’église voisine qui n’est plus que façades, rosaces de pierre, pilastres au ciel, et autel en plein air, puisqu’elle n’a plus de toit. Un mariage à ciel ouvert s’y déroulait. C’est là que se situe l’entrée de catacombes que nous avions l’intention de visiter, mais 12€ par personne pour voir des tombes creusées dans le roc, nous avions eu notre content le matin même.
Restait
à rejoindre une plage, ce que nous n’avions pas encore pu faire dans la journée :
on a repris la voiture, mais n’avons pas vraiment pu accéder à la
mer : au sud de Syracuse, il y a bien de petites criques entre
les rochers, mais on n’y accède qu’à pied, et nous n’avons pas vu
de parking où garer la voiture : une multitude de voies
étroites quadrillent le secteur, desservent quantité de villas
disposées en rang jusqu’au bord de l’eau, avec leurs jardins
derrière de hauts murs. Nous avons tourné, retourné longtemps
entre les divers points d’accès à la mer sans trouver à nous arrêter,
d’ailleurs les accès étaient assez acrobatiques. Nous avons donc poussé l'excursion jusqu’à Fontane Bianche, mais
sans succès : à la tombée du soir il n’était plus question de baignade, et le seul restaurant de bord de mer proposait un menu de tapas apéritives pour 50€/personne.
Il valait mieux rentrer à la grande ville et chercher où nous ferions notre dernier repas sicilien. La veille, la moindre terrasse de guinguette ou de food truck était bondée de familles, de jeunesse, d'enfants, ce lundi tout semblait fermé dans les rues quasi désertes et il a fallu pousser jusqu’aux premières rues d’ Ortygie, non loin d’une autre église circulaire (St Thomas), pour trouver des établissements ouverts.
La journée sans programme établi se soldait donc par d’étranges découvertes et plusieurs déconvenues.
Le matin du départ, il suffisait de gagner le nord de Syracuse pour retrouver la sortie nord de l’autoroute qui relie Gela (sud) à Catane. Après plusieurs kilomètres de quartiers neufs on aperçoit Belvedere sur notre gauche et devant nous, sur la mer ou tout au bord, les premières usines : la perle rêvée de Sicile où ont vécu Eschyle et Archimède, entre autres, la ville propice aux légendes est désormais circonscrite entre une petite zone industrielle au sud et le gigantesque complexe pétrochimique de Priolo - Augusta au nord. On suit les panneaux verts qui indiquent l’autoroute et dans une bifurcation en Y, la voie de gauche précise la direction de Syracuse et de Gela. C’est donc la branche de droite, me dis-je, qu'il nous faut suivre pour aller dans la direction nord, celle de Catane. Nous nous retrouvons aussitôt parmi les installations industrielles, l’entrecroisement d’allées conduisant à des portails fermés d’entreprises, puis à un cul de sac. Demi-tour. Je retrouve la direction « Gela Siracusa », m’y engage contre toute logique, et en arrivant au portique du péage de l'autoroute (gratuite) nous constatons qu'il y a bien un double accès, vers le nord comme vers le sud. Simplement la seconde ville de l’île, Catane, avait été omise des panneaux précédents. Nous voici donc dans la bonne direction, nous longeons sur plusieurs kilomètres le dantesque paysage de cuves, usines pétrochimiques, cheminées, torchères et pétroliers au large qui borde la marina, et nous allons bon train. Jusqu’à ce que des travaux de réfection de chaussée réduisent le trafic à une seule voie. Bouchon d’un quart d’heure. On refait le plein d’essence juste avant la bretelle d’accès à l’aéroport où se produit un nouveau bouchon, bien naturel et sans doute permanent : les véhicules (voitures, cars, camions, engins de chantier) qui viennent du sud comme nous et ceux qui viennent de Catane convergent sur la seule voie, étroite, qui mène à l’aéroport. Simple ralentissement de quelques minutes. Je cherche d'éventuels panneaux qui indiqueraient la zone des loueurs, je n’en vois pas, mais on se retrouve soudain face au terminal A. Dès lors c’est facile : nous nous rappelons que le terminal C se trouve juste à côté du A (je n’ai jamais vu de terminal B) et que les locations de voitures se situent au-delà du terminal C. On s’y presse cahin-caha, prudemment, au ralenti même, puisque les piétons portent leurs valises et roulent leurs trolleys tout contre la circulation, sur cette même chaussée à peine plus large que la voiture, ou sur un minuscule trottoir intermittent : il serait ballot de heurter quelqu'un juste avant de rendre le véhicule. Parmi la cinquantaine de loueurs qui étendent plusieurs aires de parkings jusqu'aux abords de la piste d'envol, je trouve miraculeusement à me glisser provisoirement juste à côté du bureau où je vais. Le temps d’indiquer mon numéro de dossier, l’employée sort vérifier que j’ai bien fait le plein, et comme je me rappelle où j’avais pris la voiture il y a une semaine, elle m’autorise à la reporter au même endroit. Il y a une place vacante : sauvés. Nous rendons les clés puis faisons le chemin à l'envers, l’esprit libre de tout souci, jusqu’à l’embarquement. Au contrôle de sécurité, un beau jeune homme me palpe avec douceur. On récupère nos bagages, on passe trois présentoirs à Toblerone et Cadbury qui tiennent lieu de duty free et nous voici propulsés dans une pièce suffocante où des centaines de personnes s’agglutinent : il y a eu de grands vents ce matin sur Catane et plusieurs décollages ont dû être différés. Les passagers du Turin, du Venise et du Naples, qui auraient dû déjà partir, attendent qu’on leur ouvre les portes. Une jeune italienne juste à côté se lève pour nous céder son siège, mais nous l’en dissuadons : ma compagne préfère demander gentiment à une famille chinoise de libérer les chaises sur lesquelles sont posés leurs sacs. J’apprécie la finesse d’un visage de femme sur le mince biceps de la jeune italienne serviable et polie, et tatouée. : cette figure est le détail d’un célèbre tableau de la Renaissance que je ne parviens pas à resituer. Le flot pour Venise parvient à s’échapper. Les chinois se préparent pour Naples. Qu’adviendra-t-il dans Naples de tous leurs sacs ?
On apprend que notre futur avion décollera avec un retard d’un quart d’heure : le vent a compromis son premier atterrissage, il est reparti faire un tour avant de tenter une deuxième chance qui a été la bonne, mais le plein de kérosène et autres nécessités prendront encore un peu de temps. Bientôt Turin s’en va et la salle d’attente commune aux cinq portes d’embarquement, quoique exiguë, paraît presque vide. Je n'entends bientôt plus parler que français et réalise que depuis une semaine j'avais le bonheur de mal comprendre (ou mieux : ne pas comprendre du tout) l’italien cursif, le sicilien et d’autres langues plus lointaines, et d'échapper à beaucoup d'âneries. Même si je n’ai pas l’impression que les anglo-saxons ou les espagnols, que je comprends mieux, alignent autant de conneries que les français. Mais ce n’est peut-être qu’une impression fausse.
Notre
embarquement s’amorce : nouveau contrôle rapide, pour la forme, dans une amorce de bousculade, et on
s’entasse dans les bus qui nous conduiront au pied de l’avion.
L’Etna s’est enveloppé de brumes comme les matrones antiques
dans leurs stola plissées. Comme ondule sur la peau d'une italienne polie un visage de la Renaissance que je ne parviens toujours pas à situer. Comme tournoieraient les plis d'une jupe ou comme s'étire l'enveloppe des larmes.
Départ sur la mer face au vent du nord. Arrivée sous les nuages de pluie.
Il y a de l'inattendu dans l'ordinaire, du neuf dans les siècles passés, de l'aventure tout près. Heureux celui qui sait voir et pour ce carnet de voyage celui qui sait dire. Merci de me faire faire ce voyage avec des mots...
RépondreSupprimerQue dire du ton sucré-salé du dernier voyage de Hollande ? Rappel (bien utile par les temps actuels) de la phrase qui accompagne la statue de Spinoza à Amsterdam : "le but de l’État est [d'assurer] la liberté".
RépondreSupprimerLes Pays-Bas (Provinces Unies) furent un temps le garant de cette liberté d'esprit, de pensée et d'expression. Réduite au commerce, la liberté perd en saveur.
RépondreSupprimerLa place de la Comédie s'appelait autrefois la place de l’œuf ! C'est un nom moins porteur. Et pourtant d'une image réelle car cette place est à l'ovale irrégulier... comme un œuf !
RépondreSupprimerLa Sicile est une promesse ancienne qui se laisse aller sans violence. Plutôt la nonchalance du sud... sauf en voiture où la folie pour se faufiler s'exerce...
RépondreSupprimerJoli voyage. Merci pour tous ces détails, sinon que resterai t-il dans quelques temps ?