"... Songe à la douceur / D'aller là-bas..."
Charles Baudelaire
Liste des articles
Introduction
Contrairement à son homonyme, Philéas Blogg n'est pas un adepte de la vitesse. Ce n'est pas non plus un voyageur impénitent désireux de parcourir le monde à toute force. On peut voyager dans de lointains pays comme au bout de la rue.
L'ailleurs apparaît dans un coup d’œil, dans le saisissement d'un parfum, et souvent le premier objet qui s'offre au visiteur en dit long sur l'endroit où nous sommes.
J'ai
quelquefois été voir ailleurs et j'en suis heureux. Mais il y a
l'empreinte carbone. Et le tourisme en tant que tel est une véritable
saloperie.
"Sur la grand mare..."
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"Songe à la douceur / D'aller là-bas..."
Charles Baudelaire
Le voyage à venir
Le 28 janvier
Avant
d'en venir aux voyages d'agréments, commençons par un mot sur le voyage
qu'on dit final, le "dernier", qualificatif d'ailleurs présomptueux car
nous ne savons rien de cet avenir-là : qui sait si, éteints dans cet
univers-ci, nous ne basculons pas dans d'autres dimensions où d'autres
parcours s'offrent à nous ? Il y a tant d'autres questions analogues sur
lesquelles nous pourrions rêver : à quoi se frotte notre univers fini
en expansion ? Se dilate-t-il au détriment d'autres espaces ?
Gagnerait-il du terrain sur l'Infini (formulation absurde) ? Est-il
contenu dans une espèce de baudruche prête à exploser si l'esprit qui la
gonfle souffle trop fort ?
Fichtre ! Qu'allons-nous devenir ?
Plus
près de nous, combien de kilomètres le système solaire a-t-il parcouru
dans sa galaxie depuis les milliards d'années qui l'ont vu naître ?
Moi-même sur cette terre depuis soixante-sept ans, cinq mois et
vingt-sept jours, quelle distance ai-je parcouru sans m'en rendre compte
à travers les jours bleus et les nuits étoilées ?
"Non men que saper dubbiar m'aggrada" cite Montaigne. Admettons.
Mais
il est une question qui agite depuis peu l'occident qui échappe encore
aux guerres ou aux génocides : celle de l'humusation. Des êtres humains
se sont avisés de la vanité dangereuse de l'inhumation : à quoi bon
surcharger la planète par nos dépouilles en décomposition ? N'est-ce pas
accaparer des terres agricoles ou constructibles ? "Sans compter les
risques pathogènes" ajoutent les plus prudents. La crémation, heureuse
alternative, se révèle aujourd'hui ennemie de l'empreinte carbone
qu'elle explose pour chaque individu : non seulement par les fumées qui
s'élèveraient jusqu'aux cieux, mais par l'utilisation de combustibles
fossiles ou de bûchers qui libèrent dans l'atmosphère tout le carbone
que le bois capture. Donc pas bon du tout.
Ici
intervient l'idée de l'humusation : transformer les corps en activateur
propre à bonifier les terres arables - ou les jardins : compost,
engrais naturel, ne serait-ce pas participer judicieusement au Grand
Cycle de la Vie ?
Laissons
de côté les freins à cette riche idée qui proviendraient d'une gêne
liée à la dignité humaine, à l'immortalité de l'âme, ou à des références
déplacées comme le vieux film "Soleil Vert" (1973) dont la vision
dystopique perturberait une rationnelle appréhension de la démarche et
de ses objectifs.
Ce
qui me frappe dans cette initiative, c'est la rage de l'utilitarisme :
il faut servir coûte que coûte. Et après qu'on a travaillé, qu'on a payé
de sa personne, ne serait-il pas dommage que la matière inerte que nous
sommes alors devenus ne serve pas encore - et au bien de tous qui plus
est ? S'ajoute à cet extrémisme productiviste un je ne sais quoi qui
relève du sacrifice ultime : la mort même, autant que la vie, doit être
vécue pour le bien d'autrui : une espèce de calvinisme absolu, de sens
du martyre que la mort n'interrompt pas : on n'échappe pas aux
mortifications de la chair qu'on ne laisse pas en paix.
Ce
n'est pas ce que les malveillants appellent "l'écologie punitive" :
c'est du productivisme (capitalistique ou autre) qui cultive la
rentabilité comme s'il fallait se faire pardonner "la chair que trop
avons nourrie".
Une
autre idée me vient : "Partir c'est mourir un peu" a écrit Edmond
Haraucourt ("Ultracourt" suggère mon correcteur d'orthographe). C'est en
effet un peu court, jeune homme : même lorsqu'on quitte un lieu chargé
de longs souvenirs, les souvenirs on les emporte avec soi, ils ne
meurent pas. Partir est une joie, c'est accueillir une vie nouvelle. Dès
lors mourir, c'est partir complètement, pas "un peu", sans souvenir ni
métamorphose. S'humuser serait-il refuser ce dernier départ, une façon
de ne mourir qu'un peu ? De se projeter dans un beau paysage d'avenir -
beau potager ou prairie fleurie ?
Je préfère écrire en attendant.
Et que lors de mon incinération les assistants entendent "Set the controls to the heart of the sun".
"Songe à la douceur / D'aller là-bas..."
Charles Baudelaire
Tourisme et Transports
Le 30 janvier
Qu'il
me soit permis de remercier "Anonyme" sans qui ce nouvel article
n'existerait pas. Oui, la circulation lente permet de rencontrer des
gens formidables, d'apprécier les beautés naturelles, de (se) vivre
autrement. Et les façons d'être inattendues des autochtones justifient à
elles seules les déplacements comme les efforts fournis -en vélo avec
Anonyme ou à pied comme je l'ai entrepris quelquefois : déjà Montaigne
appréciait dans ses voyages - et particulièrement celui qui le conduisit
pendant plusieurs années en Allemagne et en Italie - "les tables les
plus épaisses d'étrangers" : il avait assez de gascons chez lui pour ne
pas rechercher leur compagnie lorsqu'il avait le bonheur de se rendre
AILLEURS.
Il
allait bien entendu au rythme lent des chevaux, des "coches" à
l'occasion, et n'hésitait pas à modifier son parcours au gré des
rencontres et des imprévus : bien que la trame en ait été savamment
préparée, le voyage était tissé au fil de ces découvertes inattendues.
Montaigne était riche, il avait laissé en Gascogne une épouse et un
intendant capables de gérer son domaine, et il pouvait entretenir sans
autre souci que sa santé les serviteurs, les parents et amis qui
l'accompagnaient.
N'avoir
ni domaine à gérer, ni gravelle à soigner, devrait être l'assurance
d'un tourisme plus tranquille encore, où seuls importent l'agrément du
voyage, la commodité des transports doux et la contemplation qu'ils
permettent. Pourtant, lors de mes modestes randonnées (terme qui comme
l'anglais "random" appelle l'aléatoire, admet la bifurcation), rares
étaient les marcheuses et marcheurs qui allaient à mon rythme. Beaucoup
me dépassaient sur les sentiers où je levais fréquemment la tête tandis
qu'iels allaient à marche forcée, armé.e.s de bâtons rétractables pour
gagner en agilité, donc en vitesse. Beaucoup en vérité ne marchaient
plus mais avaient résolument adopté le pas de course : praticien.ne.s du
"footing" ou du "running" près des villes et des villages, au cœur même
des parcs urbains, iels s'entraînaient pour des trails de montagne où,
renonçant à suivre les courbes de niveau, iels traçaient droit vers le
haut des escarpements pour atteindre un col, ou dévalaient schuss en
contrebas, vers la vallée donc que l'on distinguait mal ("foncer dans le
brouillard"), tapie sous les nuages de pollution.
Lorsque
j'atteignais moi-même le col, il m'arrivait de rejoindre une route
asphaltée où des cyclistes faisaient une pause. Peu observaient le
panorama, mais ça discutait vélo, ça refaisait le trajet, les portions
faciles ou les rampes à fort pourcentage, les secteurs où le vent vient
de face et les problèmes de dérailleur dans les épingles, ça comparait
avec d'autres ascensions réputées. Non loin, les sportifs à pied
causaient ampoules, pierriers, crèmes, baumes et huiles essentielles,
marques et modèles de chaussures...
Lorsque
je suis allé un peu plus loin que les pentes du Vercors, du Ventoux ou
du Cinto, j'ai constaté que les jeunes d'Europe du sud couraient
beaucoup, en ville en tout cas, et qu'à côté des flots de touristes qui
serpentent sur l'Acropole ou le Capitole, munis d'ombrelles et
d'éventails, des athlètes lesté.e.s d'un sac à dos grimpent à toutes
jambes et sous la canicule les sentes du Janicule ou du Lycabette. Dans
des pays plus pauvres,
où la jeunesse des villes joue au foot sur la terre battue plutôt que
d'entreprendre des footings solitaires, seuls les riches viennent en
Europe pour pratiquer des sports d'altitude, sur place c'est en marchant
que se déplacent les gens ordinaires, dans la poussière des villes ou
la poussière des pistes de campagne.
Un
pays développé est celui où la fatigue, choisie, est recherchée pour un
plus grand bien-être : bouger est un must. Un pays sous-développé (on
dira plutôt en voie de développement) est celui où la fatigue s'impose
aux corps abîmés qui voudraient bien paresser. Dans un même pays, on
trouve en plus ou moins grand nombre des populations développées (qui
courent à l'assaut des sommets) et d'autres sous-développées (on dira
plutôt etc...) obligées de marcher quoiqu'elles cherchent à se
(re)poser.
Comment l'agitation choisie est-elle devenue un signe de réussite sociale ?
Les
groupes humains ont longtemps nomadisé, pour recueillir la nourriture,
suivre les troupeaux ou voir ailleurs, c'est la sédentarisation générale
qui a donné lieu à la transhumance touristique pour qui en avait les
moyens. Dès les siècles anciens, la puissance s'est mesurée à l'aisance et à la vitesse du déplacement : les esclaves portaient les chaises à bras qu'utilisaient les patriciens, et chez les peuples qui ne connaissaient ni la roue ni les montures, les chefs se faisaient ouvrir le chemin à travers les jungles par des serviteurs, les messagers étaient choisis parmi les plus rapides coureurs... Mais
au XVIIIème siècle, le mouvement s'est accéléré et dans le même temps,
la haute société britannique a institué pour ses jeunes gens "le grand
tour" (d'Europe, de Méditerranée, d'Orient...) à la base de notre
tourisme.
La
vitesse - pas celle de la nature, que manifeste une "étoile filante" ou
la fuite d'un animal mais celle que l'on recherche, que l'on produit,
que l'on organise - est donc un phénomène tout à fait récent, resté
longtemps relatif : si Napoléon a gagné force batailles par le
déplacement rapide de ses corps d'armée, c'était encore une performance
de marcheurs comme au temps des légions ou même de Marathon. Il faut
attendre les temps romantiques pour que Turner exalte la griserie du
Railway ou que madame Isadora Duncan laisse trainer son écharpe dans les
moyeux de sa décapotable et s'en étrangle.
["Ne laisse pas ton cœur trainer par la portière" écrira Desnos.]
Pendant
deux siècles on a estimé que la vitesse, parce qu'elle réduisait le
temps de transport, favorisait les voyages lointains : le tourisme
pouvait grâce aux moyens de transports se développer, les actions
guerrières aussi, le commerce, la colonisation, les échanges en général.
Et les guerres, le commerce et la colonisation se sont développées,
puis le tourisme dit "de masse" : la bicyclette prolétaire des congés de
36 a fait place à la 4CV, les avions transcontinentaux ont pris le
relais des trains...
...et
il apparait que les moyens de transport rapides n'ont pas pour seul
effet de réduire le temps du trajet, mais d'abolir l'espace
intermédiaire : je suis allé plusieurs fois à Rome : en train de nuit
sans correspondance, en train de jour avec correspondance, en voiture et
en avion. L'avion est plus rapide, on s'en doute, mais surtout il vous
embarque dans un lieu standard et vous débarque dans un autre lieu
standard presque identique : le passage ne s'effectue pas, il faudra
attendre de sortir de l'aéroport pour gouter un autre air, d'autres
parfums ou sonorités, et s'y accoutumer plus ou moins vite. La
transition n'a pas eu lieu. Elle avait lieu avec le train de nuit, mais à
peine : même endormi ou somnolent, on ressent le temps qui passe, on
perçoit des changements (annonces dans les gares, paysages s'il reste
quelque clarté, ou au petit matin...)... Le train de jour multiplie ces
mêmes détails et les correspondances font découvrir de nouveaux lieux,
des mots nouveaux, des modes et des architectures différentes, des
publicités inconnues... La voiture (ou un véhicule plus lent si l'on a
beaucoup de temps...) détaille
en plus de tout cela chaque portion d'espace, fait passer d'un paysage à
un autre, d'une végétation à l'autre, de l'altitude à la plaine ou au
littoral, autorise diverses haltes, révèle parfois des comportements
inattendus, et quantité d'autres menus changements.
La
plus grande vitesse ne produit pas seulement un gain de temps mais la
perte des espaces intermédiaires : on efface le parcours, seul compte le
point d'arrivée.
Aujourd'hui,
on a trouvé mieux : les moyens actuels de communication ont totalement
effacé les espaces intermédiaires, puisqu'on peut se téléporter en un
clic sur notre lieu d'arrivée devenu objet de recherche. Aller à Rome
n'était déjà plus, depuis l'avion ou le train de nuit, découvrir tout
l'espace qui sépare Rome du lieu d'où l'on part, mais aujourd'hui aller à
Rome c'est "retrouver" Rome, même si on n'y a jamais mis les pieds
auparavant. Une impression équivalente m'a frappé en circulant pour la
première fois avec un ami à Manhattan : Broadway, Harlem, l'Empire
State, le pont de Brooklyn ou China Town, la brique et les escaliers de
secours de "Fenêtre sur cour" ou "Taxi Driver" : c'était exactement
comme dans les reportages ou les films. je vivais sans surprise dans ce
décor-là. De la même façon, à Rome on se retrouvera devant le Colisée,
sur une avenue pavée que domine une colline avec des pins maritimes, ou
parmi les ruines, avec des deux roues en pagaille entre une
trattoria du Trastevere et la fontaine de Trevi... Cartes postales,
séquences filmiques. Ces clichés fonctionnaient déjà en noir et blanc,
du vivant de Fellini, de Rossellini... Mais les outils de communication
actuels renforcent notablement la tendance :
se
retrouver à Harlem ou piazza Navona en un rien de temps conservait un
côté amusant, un peu enfantin, comme jadis d'insérer sa tête dans un
costume en bois pour une photo. Mais planifier chaque
instant de son futur séjour, ce n'est plus même du tourisme, c'est
faire du voyage une vérification. Si le développement des transports a
favorisé naguère le tourisme de masse, celui d'internet n'est-il
pas en train de fabriquer du tourisme casanier sans changement ni
transport ? Internet nous informe des contraintes du déplacement, des
usages locaux, des avis et notations de nos semblables, nous invite même
à emporter avec soi un détecteur de CO2 avant de loger quelque part, et
nous oblige pour entrer dans un musée, un site fameux ou un quelconque
restaurant, à prévoir la date et l'heure, bientôt peut-être la durée et
le menu ou les choix de visite : il ne reste plus qu'à aller vérifier
sur place ce que l'on a déjà vu sur écran et prévu à l'avance.
Rien
ne nous change de nos habitudes, Rome est toujours dans Rome, Hyde Park
à Manhattan : " j'y étais l'autre jour, le Chelsea Hotel est toujours à la
même place, j'ai pensé à Lennon, à Mastroianni (Marcello !), on avait
tout prévu, on a pu tout voir en trois jours, c'est merveilleux".
Non ?
Il
semble bien dans ces conditions que la seule chose qui ait disparu (à
part Lennon et Mastroianni) ce soit la surprise de la découverte, le
hasard de l'imprévu, autrement dit l'intérêt du tourisme lui-même : la
rencontre avec l'inattendu. Dès lors, rien qui nous transporte hors de
nous, qui nous surprenne ou nous fascine, comme on parle de transports
amoureux ou d'être transporté de joie. Nous voici transportés dans un
décor préfabriqué comme des figurants sur un lieu de tournage où tout
sera minuté. Plus aucun risque, sauf celui que ce soit moins bien
qu'escompté. Notre script est notre mobile (téléphone et pas motif
criminel). C'est aussi l'instrument de mesure de la valeur des choses...
On
peut estimer que les voyages organisés à l'ancienne relevaient déjà de
cette consommation précuite. Sans doute. Mais la personne en voyage
n'avait renoncé - pour s'épargner les tracas - qu'à sa propre initiative
et s'en remettait à d'autres pour l'organisation. C'était sans doute
(je n'ai jamais eu recours à ce genre de formule) un grand renoncement mais
l'effet de surprise demeurait. Qu'on voie sur Maps la terrasse où l'on
va dîner, Giordano Bruno sur le marché aux fleurs ou qu'on ait le Louvre
dans son téléphone me parait aller bien au-delà dans le conformisme de
l'anti-voyage, déplacement où il est impossible de se détourner du
chemin balisé, de se frotter à l'aventure des tables "épaisses
d'étrangers" que goûtait Montaigne, de se déterminer à la dernière
minute, de prendre le temps de flâner, où l'on touriste sans égard ni
regard pour le voyage lui-même, sans transport de colère ni
d'admiration, sans émerveillement : un voyage sans découverte d'où la
merveille se serait absentée.
"Songe à la douceur / D'aller là-bas..."
Il y a de l'inattendu dans l'ordinaire, du neuf dans les siècles passés, de l'aventure tout près. Heureux celui qui sait voir et pour ce carnet de voyage celui qui sait dire. Merci de me faire faire ce voyage avec des mots...
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