"Convaincre est stérile"
Walter Benjamin
C'est quoi ?
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Introduction
Concepts à gogo et œuvres de génieMAC'A MO.COLire les dessins de Marion Fayolle
Le 26 janvier
Donner
à voir, à entendre, à ressentir ou penser autrement, c'est sans doute
la fonction que nous assignons aux œuvres d'art : ce point de vue n'a
rien d'original. Il arrive aussi que la "Nature" nous propose ses
readymade et c'est alors notre regard, notre écoute, l'inflexion de nos
sens ou l'inclination de nos pensées qui recueille cette offrande et
que, signature ou pas, s'enclenche la métamorphose.
Il
n'y a certes pas de progrès dans l'art, mais il y a des cheminements et
des ruptures. Ici, il sera moins question des chemins et des sauts
officiels de l'Histoire des Arts que de réactions et révélations toutes
personnelles.
Notre
rapport aux arts touche assurément à l'essentiel mais ne se laisse pas
cerner. Il tient à la rencontre entre telle œuvre et nous, donc à la
façon dont nous sommes constamment remis au monde : grâce aux cellules
dont nous sommes faits, grâce aux expériences que nous avons vécues,
grâce aux êtres que nous avons côtoyés, grâce à d'autres éléments qui
nous échappent, nous sommes en évolution permanente : nos perceptions
sont tantôt en phase d'expansion, tantôt en phase de réduction, ou de
repli, et nos "goûts" changent.
C'est
un processus vital qui renvoie aux savoirs comme aux révélations
inopinées, qui s'appuie sur notre condition et la transcende, sur les
désirs et les phobies qu'il transmute, sur ce qui nous habite et nous
dépasse.
Si
"convaincre est stérile", alors vouloir convaincre relève de la vanité.
De la vacuité. Cela ne réfute pas le rationnel mais le remet à sa place
- le met de côté. Là sont censées régner des formes de l'évidence.
"Convaincre est stérile"
Walter Benjamin
Le 4 février
Concepts à gogo et œuvres de génie
J'ai écrit il y a quelques années une pièce intitulée Une conférence qui figure dans le recueil Mots croisés, où un conférencier expose la vie d'un artiste conceptuel déroutant. Lors d'une lecture théâtralisée de ce texte au théâtre l'Isle 80
d'Avignon, les échanges qui ont suivi ont peu porté sur la lecture, ou
sur le théâtre, mais sur l'art contemporain dont une bonne partie du
public pensait que je me gaussais. Moi, me gausser ! Moi, béotien présomptueux, me faisais-je le contempteur de l'art conceptuel ? Tournais-je en ridicule une démarche créative que je ne comprenais pas ? Je vais tâcher, sans trop disserter, de clarifier ce point qui vous préoccupe tous.
Pour cela, prenons trois exemples concrets de l'art conceptuel.
1)
Je n'ai découvert qu'il y a peu d'années les œuvres d'Ernest Pignon -
Ernest, et lorsque j'ai entendu pour la première fois son nom, j'ai cru
que les parents de ce monsieur, non contents de l'appeler Ernest (vieux
prénom de mon grand-père et d'un personnage d'Oscar Wilde), manquaient à
ce point d'imagination qu'ils avaient affublé leur fils d'une partie du
nom qu'il avait déjà et que, sans doute par méchanceté pure, ils
l'avaient par avance voué à la moquerie de ses condisciples, comme la
petite Mégane Renault qui avait défrayé la chronique autrefois. Il se
trouve aussi que Pignon est le nom du personnage central du Dîner de cons, mais ça, les parents de l'artiste ne pouvaient pas le prévoir.
J'ai ensuite appris la fausseté de mes hypothèses, puisque l'artiste avait
lui-même choisi ce pseudonyme, et qu'il avait pour cela ses raisons. Et
j'ai peu à peu découvert certaines de ses œuvres : Ecce Homo d'abord. Grandeur d'homme, on voit Pier Paolo Pasolini (mon correcteur d'orthographe me suggère Pangolin) dessiné en pied,
qui porte sur ses avant-bras son propre corps mou, mort. Image réaliste
et troublante comme une descente de croix, une mise au tombeau, ou
l'image d'un père (ou d'une mère) avançant vers notre regard, tenant son
enfant assassiné dans les bras. Image tragique qui interpelle par son
étrangeté, précisément parce qu'elle s'inscrit dans l'Histoire de la
peinture et qu'elle la détourne : en effet, la Pietà présente dans bien
des églises, chef d'oeuvre des plus célèbres peintres et sculpteurs, est
ici offerte, collée sur les arbres et sur les murs des villes, hors les
lieux sacrés des musées ou de St Pierre du Vatican, pour être
montrée à chacun.e dans les quartiers populaires, non loin de la plage où Pier Pasolini a été
assassiné. Image digne, compatissante et sacrée érigée en série dans les
lieux profanes pour les profanes qui y habitent : tout se tient : l'Histoire des arts, la
pensée sur la représentation qui exprime dignité et bonté, l'offrande
au peuple, la distribution de l'oeuvre dans les quartiers où elle
s'affiche, tout entre en cohérence. Et quoi que l'on saisisse de
l'ensemble, c'est une évidence bouleversante qui vient à nous.
Quelques
années plus tard, j'ai vu en Avignon, dans l'église désaffectée des
Célestins, l'installation de l'oeuvre "mystiques". Lieu jadis sacré qui
ne l'était plus, et qui avait accueilli la dépouille d'un cardinal mort
d'excessives privations. Dans l'obscurité, dressés sur une eau noire
comme un miroir, les portraits flottants de femmes mystiques (Hildegarde
de Bingen, Thérèse d'Avila...) renvoyaient autant à l'ascèse qu'à la
contemplation, à l'illusion du corps qu'elles voulaient perdre et
transcender : nous, spectateurs conviés à l'apparition de fausses
reliques, étions-nous les acteurs d'une vision mystique ?
Et
j'appris alors que le même créateur avait peint à Belfort "Le mur des
Illustres". Me rendant au théâtre du peuple de Bussang, je passai par
Belfort et finis par trouver la peinture murale : à côté d'un
supermarché, du parking exactement, s'élève un immeuble en fer à cheval.
Reprenant L'école d'Athènes de Raphaël, ses arcatures et le
principe de personnages célèbres, étaient réunis dans le cadre ordinaire
de la cité 47 (je crois) personnages modernes, de Marie-Curie à
Nietzsche en passant par Hugo, Nerval ou Desnos. Pas mal d'allemands
d'ailleurs : et je m'avisai que cette fresque pacifique faisait face à
la forteresse de Belfort et à son lion tourné vers la reconquête de
l'Alsace.
Ici
encore, du dessin à l'emplacement, de l'idée aux moyens mis en œuvre,
tout entrait en cohérence et offrait les Beaux-Arts aux familles à
caddie. Admirable.
Après mon passage à Bussang, Colmar.
2)
Vous connaissez peut-être Martin Schongauer, graveur et peintre
allemand établi à Colmar (vers 1470) après une formation à Leipzig et
auprès des flamands. Un prédécesseur de Dürer à la célébrité si bien
établie qu'il a encore sa rue à Colmar. J'ignorais son existence lorsque
je me rendis au musée Unterlinden. Non loin du fameux retable
d'Issenheim, je tombe en arrêt devant une sorte de gigantesque pin's ou
disque solaire rétréci, un cercle métallique (ou plastifié) bombé (un
disque), tout uniformément doré, d'un mètre environ de diamètre, sur
lequel est écrit en lettres d'imprimerie noires :
MARTINE SCHONGAUER
Devant
l'objet une page 21x29,7 solidement encadrée et protégée m'apprend
d'abord l'existence de l'artiste du XVème siècle, puis celle d'une autre
artiste, femme actuelle, qui par l'oeuvre exposée devant moi dénonce le
machisme dans le monde de l'art, et revendique qu'une femme puisse au
même titre qu'un homme être exposée dans un musée, et produire, comme
dans les prestigieux ateliers de jadis, une œuvre à la feuille d'or, qui
renvoie à l'art religieux considéré comme le plus élevé, donc longtemps
interdit aux femmes (pureté, impureté, discours sur l'impermanence
opposée à l'éternité de l'or, etc, etc...Toute une page de caractères
serrés).
Je
sais gré à cette dame d'avoir peint un joli rond doré, et au
commentaire muséal de m'apprendre l'existence de deux artistes en un
seul instant : jusqu'alors, je croyais 2 en 1 réservé aux shampooings. Mais je ne peux absolument rien comprendre à l'oeuvre, ni
(je suppose) ressentir quoi que ce soit, si je n'ai pas entièrement lu
le commentaire. Même un.e alsacien.ne féru.e de Schongauer s'étonnera
sans doute de la faute d'orthographe sur son nom, et s'interrogera sur
ce E supplémentaire. Peut-être parmi les plus futé.e.s y en aura-t-il
(elle ?) un.e pour sourire ? Mais mesurera-t-iel la profondeur de la
pensée critique qui préside à cette dénonciation des injustices sexuées
dans l'Histoire ?
Sans
le long commentaire, l'oeuvre prétendument artistique n'existe pas. Sa
prétention m'agresse, et je m'emporterais contre cette inepte fadaise
sans la souriante tendresse qui me vient car j'ai autrefois aimé une
femme qui portait le même prénom. Ce qui évidemment n'a rien à voir avec
l'insigne quoique indigne objet qu'on me présente comme une audacieuse
et provocante remise en cause des valeurs établies.
3)
Je ne citerai personne. Mais combien ai-je vu de bottes de paille
posées sur un parquet, de cordes pendouillant aux cimaises, transformées
ou non par de la peinture, de la colle ou du goudron, présentées (le
plus souvent sans titre pour ne pas limiter l'imaginaire) comme œuvres
d'art ?
Il
y a plus d'un siècle, Marcel Duchamp a provoqué et interrogé l'art
établi en le réduisant à la signature de l'artiste. Ces temps joyeux
sont révolus - les œuvres - celles qui n'ont rien à montrer - dépendent
désormais des cotations et des commentaires qui leur sont associés, ce
qui les ballotte entre la vacuité et la boursouflure verbeuse : elles ne
montrent rien, ne témoignent de rien, n'anticipent ni ne détournent
rien, ne changent pas d'un iota notre regard ou nos sensations sur le
monde, elles occupent simplement une place dans les espaces muséaux
qu'on leur réserve, en général de grandes pièces vides et blanches où
elles restent seules célibataires. Et si elles nous interrogent, c'est
sur la raison de leur présence dans ces espaces, et de la notre du même
coup, et encore des fondements du respect qu'on leur doit.
Qu'un.e
enfant ou un.e adulte ait plaisir à bâtir des châteaux de sable que les
vagues défont, cela fait partie des plaisirs éphémères (et peut-être
poétiques) que nous savourons trop rarement. Mais qu'un.e artiste (?)
arpente les rivages de la mer baltique pour entasser plusieurs pierres
(espèces de cairns sommaires) jusqu'à ce que les vents les renversent,
et recommence alors l'opération dix mètres plus loin, et ainsi de suite
pour le même résultat, et enregistre l'opération par des photos et des
vidéos afin que nul n'en ignore, cela me rend perplexe. Si ce faisant
l'artiste obtient que ses vidéos soient diffusées dans une galerie,
voire rejoigne les pièces maîtresses d'une fondation, cela me
déconcerte...et si je me réjouis pour l'artiste qu'elle ou il puisse,
d'un bond dans la cote de ses cailloux chancelants, parcourir ad vitam,
grâce à la ténacité de sa démarche, d'autres rivages sous le vent, je me
demande ce que cette forme conceptuelle apporte à la notion d'art.
Je
crois que les paragraphes ci-dessus n'ont en fait pas grande
importance. Mais ils précisent -un peu - ce que je rejette dans le
prétendu "art conceptuel" qui recouvre en fait des réalités très
diverses, allant de la mise en cohérence totale d'une pensée, de talents
et d'un contexte fait du lieu, de l'Histoire des arts et de l'Histoire
générale, jusqu'au passe-temps tout à fait respectable - et mieux vaut
sur les plages s'occuper à empiler des galets, ou des coquillages,
plutôt que d'enfouir des mines anti-personnel - mais qui relèverait du
charlatanisme sans la profonde sincérité de qui s'y adonne.
MAC'A MO.CO
Je viens d'apprendre que pendant tout le mois de mars dans Avignon ("ville d'exception" selon les édiles) une exposition se tiendra à la MAC'A.
Je m'en réjouis.
En bons provinciaux, les rédacteurs du bulletin municipal sont bien obligés de signaler que les artistes exposés habitent Paris, mais insistent sur le fait qu'ils proviennent de l'espace méditerranéen : ouf, on respire.
Et ils ont été remarqués au MO.CO de Montpellier : voilà qui rassure tout à fait.
Afin que vous puissiez apprécier le style propre à ce genre de prose, en voici un (bref) extrait :
"Les artistes retenus cette année par le Comité de sélection ont
participé à l’extraordinaire exposition mise sur pied par le MO.CO au
printemps 2023, à Montpellier. Bien qu’ils vivent et travaillent à
Paris, tous deux sont issus de la région méditerranéenne, Marseille et
l’Algérie. D’où le souhait de la MAC’A de les faire découvrir à son
public."
On voit ainsi que la région méditerranéenne est vaste et justifie à elle seule que des artistes soient présentés à un public méridional (qui tolérerait mal que des non méditerranéen.ne.s leur soient proposé.e.s ?)
Ajoutons qu'un récital poétique sera proposé au sein de l'exposition dans le cadre du printemps des poètes, manifestation à laquelle la Maison de la Poésie d'Avignon (ville d'exception) n'est pas associée.
17 avril
LIRE LES DESSINS DE MARION FAYOLLE
Il y a quelques jours encore j’ignorais
jusqu’au nom de Marion Fayolle.
C’est
à la librairie Youpi que j’ai vu qu’elle avait publié un
premier roman, chez Gallimard, après d’autres publications en tant
que dessinatrice. Et juste à côté du roman se tenait un petit joli
livre papier crème avec en couverture le dessin d’un bébé nu
endormi qui tient dans ses bras comme en songe ses parents unis,
eux-mêmes endormis mais vêtus.
Cela
s’intitule Les petits.
Et
quand on l’ouvre, le premier dessin montre une dame en robe rouge,
ventre très arrondi, qui pousse un landau vert tendre dont la bâche
a la même rondeur de coquillage : double conque enveloppante et
protectrice du ventre et du landau, qui masque au regard du lecteur
le contenu supposé : un « petit ».
Les
pages suivantes offrent au regard des situations simples où le point
de vue de l’enfant croise celui de la mère ou du père. Situations
simples comme la naissance ou l’allaitement au sein, les liens qui
unissent la mère et l’enfant, l’attachement du père à l’enfant
ou de l’enfant au père, etc...Mais le dessin, d’une grande
simplicité (limpidité plutôt) renvoie aussi bien à des rêves
qu’à des questionnements : l’enfant boit au sein renversé
comme dans un bol, l’enfant qui s’écarte de la mère reste
reliée à elle par le fil des tissus et les traits de la chevelure,
traits et surfaces élastiques, souples mais indécollables comme du
chewing-gum, le garçonnet se tient debout sous la robe bleue de la
mère comme sous une cloche de verre...D’autres dessins
interrogent : qui mène qui ? Est-ce une faille que
l’enfant creuse, est-ce un pont que l’enfant établit entre père
et mère ? L’éducation s’apparente-t-elle à un dressage ?
A un modelage ? A la sculpture d’un être nouveau ? Et
comme cela suit peu ou prou une vague chronologie, viennent les
dessins figurant l’éloignement, l’émancipation, les
inéluctables séparations.
Les
profondeurs psychologiques ou oniriques sont ainsi montrées,
offertes à l’imaginaire comme à la réflexion, au fil de pages
tendres et faussement naïves.
C’est
une merveille.
Sans
doute un jour lirai-je d’autres ouvrages -et le roman – de cette
dessinatrice, mais ce recueil de clairs et mystérieux croquis
féconde une infinie méditation sur les germes de nos relations
intimes.
Les
petits de Marion Fayolle
aux éditions magnani.
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