Au gré de l'éphémère

 Au gré de l'éphémère

                                          

 

 

"Et l'étoile se dit

Je pends au bout d'un fil 

Si nul ne pense à moi 

Je cesse d'exister"

Jules Supervielle
 




 

 
 
 
 
 
Introduction
 
 Ici seront retenus des spectacles prêts à s'envoler.
 
   Pour cela on les dit vivants.
 
   Ils dansent, jouent, font leur numéro, font font font et puis s'en vont.
 
   Enfin presque : de moins en moins. 

   De plus en plus filmés, diffusés retransmis podcastés, ils demeurent singuliers : 
 
   soumis aux aléas de la représentation.            
                         
   Ils ne sont pas reproductibles à l'identique. 
 
   Disons que ce sont des simulacres en chair et en os.

 

Ce blog présente mes coups de cœur au fil du temps et ce faisant, propose éventuellement quelques repères. Pour une information complète sur les textes de théâtre et les spectacles, on se reportera au site https://mascarille.fr/ base de données sur le théâtre.

 

simulacres de chair et d'os ; autrement dit figurations, statues vivantes en mouvement, présences éphémères de chair et d'os, de tendons et de sang, de sueur et de muscles, effigies animées par une énergie sans pareille. Biomécaniques révélatrices de nos émois et nos amours et nos paniques, ce sont les seules rencontres auprès desquelles nous n'avons pas de rôle à tenir. 

Voyages inverses d'un quelconque tourisme, l'éphémère des spectacles vivants nous transporte incognito vers des horizons inconnus et nous renvoie au plus profond de nous vers des mondes que nous ignorons.

Danse, théâtre, performance, musiques, c'est de ces transports dont il sera question dans ces pages, désorganisées à coup de fulgurances et de questionnements.

 

haut de page ↑

 

Du Théâtre Bo-Po (Bourgeois Popu)
.

Le 25 février


J’ai revu ce soir pour la ixième fois « Petits crimes conjugaux », pièce de théâtre plutôt célèbre du non moins célèbre, prolixe et prolifique Éric-Emmanuel Schmitt. Cela se passait dans un théâtre associatif d’une sous-préfecture où la pièce était « donnée » (comme on eût dit au temps jadis) par une troupe d’amateurs. Comme l’écrirait un correspondant du quotidien local, « la pièce fertile en rebondissements et en maximes savamment distillées a conquis le public venu nombreux ».

(Théâtre de poche d’une cinquantaine de places).

Public constitué de familles, de connaissances et d’affidés à cette salle de quartier. Pas des prolos tout de même : les prolos sont conditionnés pour ignorer que le théâtre a continué à exister après Molière, et n’ont pas les moyens d’acheter une place – même à bas coût. Mais un public de classe moyenne et d’âge varié, tout prêt à admirer la performance de la comédienne et du comédien, et à considérer que Schmitt est un brillant littérateur, un fin psychologue et un savant dialoguiste.


J’ajouterais que les références culturelles de la pièce sont aussi nombreuses que les spectateurs de la sous-préfecture, et beaucoup d’allusions ont dû m’échapper entre la philo des grecs anciens et le théâtre de Musset : On ne badine pas avec l’amour transparaît en filigrane à divers moments – en particulier le célèbre passage où l’homme et la femme, pétris isolément d’imperfections, tendent ensemble vers le sublime.

Seulement ce théâtre abordable et cultivé, théâtre de mots mis en leur place, où les échanges entre les personnages s’approfondissent et, au fil des rebondissements, révèlent les vrais sentiments et les vraies relations d’un couple fictif, imaginaire, est devenu en peu d’années (la pièce date de 2003, nous sommes « 20 ans après ») du « vieux théâtre » : quoi !? (dira-t-on). On voudrait nous bercer de l’illusion psychologique sans un regard pour la société extérieure ? On confine le spectateur dans un huis clos où la culture, l’esprit (le bel esprit) d’un auteur remplacent par une invention arbitraire les contingences de la vie en société ? On impose surtout une forme où la mise en scène se contenterait d’habiller le texte ? Ce théâtre littéraire (du beau langage pas comme dans la vraie vie – un peu comme du Rostand cent vingt ans après) aux thèmes éculés par deux siècles de (mélo)drames bourgeois ou de comédies bourgeoises, avec ses personnages bourgeois (une fille de diplomate oisive et un auteur de polars à relatif succès), tous ces ingrédients sont-ils tolérables en 2023 ? Le thème de la jalousie, constant dans Conversations conjugales, semble un subtile mélange entre les provocations des Liaisons de Laclos et l’insoutenable légèreté d’un vaudeville sans amant ni soubrette, les deux personnages de l’époux et de l’épouse se chargeant successivement de tous ces rôles de convention.


Ce que l’on prise désormais, ce sont les témoignages pris sur le vif : femmes violées, immigrants en détresse dans la jungle de Calais, micro-trottoirs dans une cité-dortoir dont on effondre les tours, lettres d’exils, etc...Paroles brutes que seul le travail au plateau peut métamorphoser en objets de théâtre, théâtralité qui émerge ainsi peu à peu des données objectives, sans la prétention d’un pré-texte trop littéraire et prémédité qui édulcore la parole spontanée, en prise directe sur le réel. Encore, si cette pièce brillante avait été écrite sous Louis XV, aurions-nous la possibilité de la déconstruire pour la réinvestir comme Heiner Muller l’a fait des Liaisons de Laclos (Quartett), comme on le fait chaque jour d’œuvres anciennes ou romanesques déconstruites et remodelées par le travail au plateau.

Mais que des auteurs d’aujourd’hui, nos contemporains, aient la vanité d’inventer situation et intrigue pour faussement prétendre dire le vrai, voilà qui est fort scandaleux et fort peu dans l’air du temps. C’est bien pourquoi cette pièce créée en son temps par le théâtre privé parisien, et désormais reprise par des amateurs, a été peu produite par le théâtre public (Théâtre de l’Ouest Parisien ou Comédie d’Amiens font exception) en charge de la diffusion populaire du théâtre. Et il est vrai que le côté sentencieux de Schmitt (une définition à la minute de ce qu’est l’homme, la femme, le couple, etc.), son aisance de plume même qui fait de lui un auteur à bons mots philosophiques, peuvent lasser. Mais ce théâtre à contre-courant, qui n’entre pas dans la catégorie « populaire » de la Culture, plaît sans bassesse et, à défaut d’instruire selon la norme classique, tient l’esprit en alerte. Il émeut parfois et peut donner à penser, plus ou moins, en suivant des personnages qui se parlent – car c’est bien de cela dont il était question ce soir : des personnages qui se parlent – plutôt mieux qu’en général nous le faisons dans l’intimité.

Cela nous change du théâtre populaire officiel qui, outre les classiques, présente pas mal de témoignages vidéo surtitrés et difficiles à suivre : on se croirait parfois sur ces chaînes d’info en continu où un bandeau déroulant s’ajoute aux images et aux voix tel un phylactère mobile insaisissable.


Et même si, pour ma part, je préfère d’autres auteur.ice.s, plus percutant.e.s et incisif.ve.s, (mordant.e.s ?) que l’abondant E-E Schmitt qui se refuse rarement un bon mot, je regrette trop souvent que le théâtre officiellement populaire qui réserve ses créations à une élite culturelle se rie de l’intrigue et des personnages.

 

haut de page ↑

 

 

Le 10 mars       

Réunion de talents, alliance de Styles


Heureuse découverte hier soir à l’auditorium de la confluence : Ann O’Aro en quartet.

On pourrait dire ensemble de voix et de corps tant chaque élément musical est porteur d’une voix et chaque rythme associé à une pulsation physique. Le trombone à coulisse, que j’ai entendu pour la première fois non comme instrument d’orchestre mais comme porteur de timbres et d’ambiance, un peu comme la corne de brume dans les ports ou la trompe dans les Alpes ou le didgeridoo en Australie. Et puis l’extraordinaire percussionniste joue de la cymbale comme d’un murmure ou d’une voix feutrée, tandis que le kayamb (sorte de bâton de pluie mais sans bâton, espèce de rectangle où glisse l’averse – l’ardoise magique de mon enfance) évoque de multiples sons des eaux, en cascade, ou des souffles en forêt. Ça percute sec lors de ruptures de rythme puissantes, souvent en fin de « chanson », après que des mélodies ou mélopées suspendues dans l’air se soient éteintes...Il est assis sur une espèce de tambour appelé parait-il « roulèr ». Il bouge élégamment. Beaucoup moins remuant est l’employé aux « machines » : tous ces effets qui permettent de modeler, d’amplifier, de répéter un son, une ligne musicale, et de les superposer au « direct » en quelque sorte, si bien qu’à partir d’un seul fil conducteur mélodique, le morceau peut évoluer vers tout un oratorio vocal et instrumental. Ce monsieur derrière ses prises jack fait penser un un(e) standardiste du téléphone d’autrefois. Quant à la chanteuse (les hommes soutiennent aussi de la voix les chants), sa voix peut se faire extrêmement fluide et délicate, mais aussi d’une ampleur peu commune, elle peut atteindre une sorte de cri : parfois m’a traversé la puissance d’Angélique Ionatos, mais là où dans la langue grecque ce sont les consonnes qui fortement articulées donnent une pulsation, le cri à la fin des morceaux s’apparente ici beaucoup plus à la raucité du blues, étranglé au maximum d’intensité à la fin. Présence vocale que la gestuelle plutôt qu’une véritable danse (sauf parfois l’épisode de la naissance – ou de l’insecte renversé se redressant vertical) double d’une autre présence charnelle et symbolique des doigts, des mains, des bras…

Je ne suis jamais allé à la Réunion. Le créole ainsi chanté m’a paru très beau à entendre et très peu compréhensible, par rapport à celui de Guadeloupe où, sans toujours tout comprendre, on devine plein de mots et tournures. 2 chants ont été traduits, je crois, et parmi les autres j’ai reconnu que « le bateau va à la mer » (mais le retour m’a paru tragique), que « l’oiseau n’échappe pas à la guillotine », ou autres bribes...car les textes semblent également ‘poétiques », je veux dire que des mots surgissent inattendus comme surréalistes ou oniriques. Impossibles à deviner.

C’est au total un spectacle complet où les éclairages tiennent aussi leur place. Mais c’est surtout une succession d’ambiances, où la douceur cède fréquemment à l’inquiétant, à la violence éruptive : on sent derrière des situations simples ou ordinaires, de grands feux intérieurs propres à tout ravager. Le tout dans un mélange aux brusques variations de rythme, d’intensité, mais aussi de registres musicaux : timbres planant basculant brusquement vers une superposition de tonalités genre free jazz ou atonalité, et assez souvent m’a-t-il semblé des influences arabes – pas grand-chose ou rien qui suggère l’Asie.


Je vais par ailleurs me renseigner sur ce nom Hoarau porté sous diverses orthographes par bon nombre de réunionnais.es : moi qui ne suis jamais allé par là-bas j’en ai connu trois.

Seuls points communs avec le théâtre Talipot que j’avais vu dans des pièces de Shakespeare il y a quelques années : l’investissement des corps, l’énergie concentrée, et le spectacle conçu comme l’accomplissement (impeccablement réglé) d’un rituel. Surtout rien de folklorique : beaucoup trop d’originalité, de profond mystère et de mystique pour se laisser aller à un exotisme de façade.

haut de page ↑

 

Xenos, du français au français 
 
Le 22 mars

 Entendue hier la lecture d'extraits du recueil Lettre à Xenos de Catherine Peillon publié aux éditions Tango Girafe.
Cette dame poète écrit dans une langue profonde, sensuelle, d'un lyrisme maîtrisé de haute tenue. Mais sa démarche dépasse cette première étape de création. Son texte, nourri au creuset de multiples cultures, est passé à l'épreuve d'un traducteur automatique de langues aussi diverses que possible. Puis le texte en langue étrangère obtenu est à son tour reversé dans la langue française : au-delà de quelques savoureuses cocasseries (qui ne sont pas recherchées), le résultat obtenu est un texte en français qui bouscule (pour le moins) le texte d'origine comme le surgissement inopiné d'une expression peut dévier soudainement la trajectoire d'une pensée.
C'est intéressant, pourtant cela m'a laissé une impression  d'inaccompli : la valeur -si valeur il y a - est celle du hasard comme dans un cadavre exquis, pourtant cela aboutit à la confrontation d'expressions voisines qui renvoient à tout travail d'écriture : d'autant que Mme. Peillon insiste sur un travail de (re)mise en forme qu'elle exerce après la double traduction : le 2ème texte français n'est pas livré à l'état brut mais retravaillé dans sa forme poétique (vers libre, retours à la ligne, etc...). Au total, c'est la mise en évidence de tout travail d'écrivain.e confronté à des choix permanents.  L'originalité tient tout de même à la proposition inimaginée de la machine traductrice. Le Jeu est-il si fructueux ?
Les pages de gauche donnent à lire de beaux textes, celles de droite appellent quelques  réflexions intéressantes, plus théoriques qu'effectives.
 
Reste la figure de soi et de l'étranger, qui est l'altérité même, figure du désir, de l'absence et d'un appel envahissant et/ou transcendant. Altérité qui par les langues et littératures invoquées s'oriente fortement vers la Méditerranée.  
 

 

 


1 commentaire:

  1. Les IA (intelligences artificielles) sont partout et fascinent. Il m'a semblé à cette rencontre que c'était plutôt l'étonnement naïf qu'une IA pouvait faire sur un texte qu'un vrai travail d'écriture. Merci Mr Google devrait-on dire ?

    RépondreSupprimer