Au gré des toiles

 Au gré des toiles

 

 

 

 

 Suivez mon regard......

Où est le haut ? Où est le bas ?

Quel est l'inverse de la mise en abîme ?

Est-ce une vis d'Archimède ?

Est-ce l'escalier qui plonge ou s'élève vers la salle de projection d'un cinéma ? 

Est-ce la rampe de lancement de toiles vers les étoiles ?

Est-ce un objet d'exposition ?

D'où provient la lumière ?


Par ici la sortie : sortie ciné, sortie musée, sortie vers les expos ou vers le grand écran : toiles mises en boîtes  ou dévoilées
 
Le 7 février
 
 

Perfect Days : un contrechamp de non-dits

Vu hier le film de Wim Wenders Perfect Days sorti en 23 et que des milliers ont déjà vu. Titre d'après la chanson de Lou Reed.
Il parait qu'au départ, la municipalité de Tokyo avait demandé à Wenders un documentaire sur les toilettes d'un quartier chic de la ville, dont les édiles sont particulièrement fiers. Un peu comme si la ville de Nice demandait à JMG Le Clézio de rédiger les vœux du maire. Wim Wenders a transformé la commande en fiction et réalisé un superbe film : on peut en lire le résumé un peu partout...
 
En général, les critiques considèrent que le personnage central, l'employé Hirayama, est un sage qui dans sa modeste routine quotidienne sait voir la lumière. On ne peut en effet le nier : il accomplit son labeur avec une conscience qui atteint la perfection du rituel, comme on nous l'a plus d'une fois montré au Japon à travers la cérémonie du thé, le geste du  calligraphe ou les lents mouvements du Qi Kong. Mais ici, il s'agit de nettoyer les WC (à l'architecture variée et originale) du quartier où il travaille et ne vit pas : lui, il vit dans une bicoque ancienne au confort sommaire. Mais dans cette ville, le citadin dispose de bibliothèques où emprunter de bons livres(*), de bains publics où entretenir son hygiène corporelle, de gargotes bon marché où se nourrir en contemplant les bruits des autres. Car Hirayama circule dans cet univers avec la bienveillance d'un touriste que tout réjouit et qui serait venu d'un autre temps, comme il vient d'un autre quartier. Dans son automobile de service il écoute des cassettes des années 70, les lectures le portent vers des autrices et auteurs d'autrefois, et comme sa voiture dans plusieurs plans du film, il va à contre-courant des foules. Chaque midi, lors de sa pause dans un beau parc, il photographie en noir et blanc, avec un ancien Olympus argentique, les arbres élancés dont les feuillages jouent sur fond de ciel. Chaque dimanche, il récupère les tirages de la semaine précédente et les range dans une même boîte en fer blanc. Le temps est comme suspendu.
 
L'impeccable beauté des jours, du soleil comme de la pluie, et surtout de la ville (lumières, reflets, architectures), contraste avec les olibrius que croise Hirayama, qui l'amusent parfois, qui peuvent aussi inquiéter, mais qui emplissent de bienveillance et plénitude cet homme silencieux, attentif à ce qui l'entoure : le jeune apprenti complètement instable, auquel un ami trisomique s'amuse à tirer les oreilles, le SDF qui se contorsionne, l'enfant perdu dans les toilettes publiques et sa mère névrotique, un vieillard amnésique, une jeune pique niqueuse à l'air farouche... passants dont l'originalité effleure la sensibilité du contemplatif sans vraiment l'atteindre.
C'est alors que sa nièce - adolescente en fugue - vient se réfugier auprès de lui. Elle n'est pas tout à fait comme les autres passants, cet oncle représente pour elle autre chose que la vie ordinaire (comme chez Tati le neveu de Hulot trouvait chez son oncle la fantaisie que les bonnes manières interdisaient chez ses parents). Jadis il lui a offert un Olympus. Et lorsqu'en vélo, ils traversent un pont sur le fleuve qui va jusqu'à l'océan et qu'elle voudrait s'y rendre, l'oncle répond : "une prochaine fois, maintenant c'est maintenant". Tous deux chantent la formule et s'en amusent. Le lendemain, la mère (sœur de Hirayama) vient rechercher sa fille en voiture avec chauffeur, et l'on comprend que Hirayama a résolu de quitter ce monde de très haute bourgeoisie dont il a souffert. Il refuse de voir son père, même diminué au point de ne plus reconnaitre personne. 
Quels sont les non dicibles de Hirayama qui ne se nourrit que du présent ? Quel est son passé inénarrable ? Son père l'a-t-il violenté ? A-t-il simplement exigé de lui une docilité qui niait sa personne ? Il y a cent histoires possibles que le film ne raconte pas. Derrière les petits riens qui comptent du quotidien de Hirayama, il y a autant d'ellipses dont nous ne saurons rien. Deux exceptions :
- lorsque la sœur de Hirayama vient rechercher sa fille auprès de son frère, il la serre dans ses bras et ce seul moment d'abandon leur fait venir des larmes retenues. On devine une grande affection, un amour possible et gâché : "la vie sépare ceux qui s'aiment... sans faire de bruit". 
- comme il s'est tenu un instant embrassé avec sa sœur, Hirayama aperçoit un dimanche la tenancière de son bar habituel, celle-là même qui chante une déchirante version féminine de "House of rising sun", il l'aperçoit enlacée à un homme. Hirayama s'éloigne et contemple le fleuve. L'homme du bar alors le rejoint et lui confie qu'il était l'ex-époux de la femme. Atteint d'un cancer, il a voulu la revoir. Et tous deux jouent comme des enfants tout en fumant et buvant une bière.

De cela les critiques ne parlent pas, qui tiennent absolument à ce que ce personnage séduisant et bienveillant incarne une sagesse sereine. Comme elles taisent l'image fixe finale de Hirayama au volant, gros plan sur le visage qui passe continument de l'esquisse d'un sourire radieux au tremblement de sanglots contenus. Joie et tristesse ensemble. On peut alors se demander si le film n'est pas un trompe l’œil : il ne s'agit pas de nier le bonheur simple que Hirayama s'est forgé, mais cette "sagesse" n'est-elle pas aussi une carapace, une défense qui se fissure tout à la fin et laisse monter des émotions jusqu'ici cadenassées ?
Nous ne saurons rien d'elles, mais elles affleurent prêtes à déborder dans le dernier plan : la sagesse serait alors de les accueillir au risque de l'intranquillité. 
(Mais ce n'est plus du "maintenant" et l'on outrepasse le récit filmique auquel on ajoute une "prochaine fois", ou un après qui n'existent pas).

(*) : les trois titres cités dans le film sont "les palmiers sauvages" de Faulkner, où l'histoire d'un repris de justice sauveteur d'une femme enceinte croise celle d'un fils réprouvé qui fuit New Orleans ("House of rising sun" ?) avec une femme mariée, une œuvre d'Aya Koda (vie d'une femme avec son père) et une autre de Patricia Highsmith où est soulignée la différence entre peur et anxiété.
Ce film globalement taiseux serait-il éloquent par ses références ? Le non-dit et non-filmé des personnages serait-il abordé dans la littérature et la musique ?

On y retrouve les parcours hasardeux que Wenders a plusieurs fois mis en images : l'errance d'Alice dans les villes ou celle du producteur errant dan un camping-car de L'état des choses : mais ici ce n'est plus l'itinéraire qui est aléatoire (celui de Hirayama est au contraire quotidiennement répété et balisé) mais les imprévus qui jalonnent son parcours. 
 
 
 
Le 18 février
 
Daaaaali n'est pas un navet
 
Je craignais que Daaaaali de Quentin Dupieux soit un navet ne reposant que sur la performance d’Édouard Baër, je ne suis donc pas déçu du peu d’intérêt que j’ai trouvé au film. Pourtant c’est pétri de bonnes idées. Tout repose sur les notions d’aléatoire, de réminiscence et de duplication, et le scénario déconstruit, transforme et dément l’illusion qu’il vient de mettre en place. Donc tout est faux : le film est un trompe-l’œil permanent.

C’est une réussite quant à la transposition cinématographique de ce procédé cher à Dali qui, de la miniature au gigantisme, a cultivé l’illusion d’optique et représenté ensemble, avec une extrême minutie, les figures oniriques et les images le plus réalistes.

Ce devrait être une fête. On voit bien que la demeure de Portlligat à Cadaquès est habilement reconstituée sans être Portlligat, que le film s’ouvre sur le genre d’hôtel luxueusement ennuyeux et gigantesque (comme le Meurice rue de Rivoli) qu’a fréquentés Dali mais que l’artiste, tel « Achille immobile à grands pas », apparaît dans une sorte de labyrinthe comme parfois Velázquez dans ses tableaux, on voit bien que les grosses canalisations de béton qui servent de corridor à Portlligat sont de grosses ficelles pour permettre le passage de la vie domestique (maison de bord de mer) à la représentation du rêve (lieu de reconstitution de l’imaginaire, où humoristiquement le cinéaste fait copier le réel au peintre : mais ce réel est une fantasmagorie à la Bosch fabriquée par des figurants devant un paysage de campagne aride qui pourrait aussi bien figurer l’Estrémadure de « Las Hurdes terre sans pain »). Mais à part quelques gags bunuéliens (la soubrette apportant un téléphone débranché ou la même actionnant un « tiropichon » (tir aux pigeons) avec de vrais oiseaux) la monotonie gagne. D’ailleurs, quant on connaît l’endroit, on imagine quel pouvait être l’ennui du couple enfermé là dans l’autocontemplation – l’autocélébration – et la préparation d’obligatoires originalités - chacun dans son rôle.


Est-ce l’effet de répétition ? Est-ce le jeu stéréotypé des comédien.ne.s ? Baër et les autres jouent Dali composant Dali, citant Dali, célébrant Dali. Ils l’interprètent dans les gestes surtout, les poses et les attitudes, sans imiter totalement l’accent de l’original, sans obtenir la raucité de la voix ni la rondeur grasseyante de tout catalan d’Espagne parlant couramment le français – ni même les précipitations du débit qui caractérisaient la parole du maître. L’énigmatique Gala, servante maîtresse de plus d’un surréaliste et muse assumée du peintre, est humoristiquement figurée en duègne quasi muette, cependant obéie à l’occasion. Autre jeu de miroirs et résonances : la métamorphosable Agnès Dumoustiers, qui joue la journaliste censée interviewer / filmer le génie, m’a semblé une double d’Isabelle Huppert dans La Dentellière, beauté aussi neutre et commune face à une Méditerranée aussi factice que l’étaient les moulins à vent dans le film de Goretta. Quel était le métier de cette jeune prolétaire propulsée par l’amour dans un milieu intellectuel qui la détruit ? Ici, dans le film Dali, la journaliste improvisée Judith a été pharmacienne, dit-elle, (Pharmakos / bouc-émissaire?) alors que son mentor producteur (excellent Romain Duris) s’obstine à la vouloir boulangère. On voit bien ici encore l’effet Droste (effet vache qui rit) dans le jeu de références : Dali estimait au plus haut point Vermeer, en particulier La Dentellière, rappelée au moins par l’actrice dans le registre cinématographique, et avait une fascination pour les nourritures, le pain en particulier : on le voit sur la façade de son musée-palais de Figueres, comme dans le pétrissage des seins de la maquilleuse sur le faux tournage du documentaire de la fausse dentellière ex-pharmakos prise pour une boulangère. Références compliquées à évoquer mais montrées par le film très simplement.

Il y a ainsi de multiples résonances strictement cinématographiques, comme le personnel coutumier de films espagnols de Buñuel à Saura (prêtre ou évêque, jardinier, servante à tout faire, etc.) sans qu’une toile du maître n’apparaisse à l’écran : est-ce un choix délibéré du réalisateur ou une absence de droits qu’il a fort intelligemment exploitée ? On ne voit à l’écran que des toiles (nombreuses) savamment reproduites, ou maladroites et naïves comme des ex-voto, ou encore allusives à des œuvres originales.


D’où vient que tant de talents, une photo magnifique, des images saisissantes, produisent autant d’ennui – comme le personnage Dali ne cesse de le répéter à son intervieweuse ? Je ne sais pas : peut-être que, comme pour la figure publique de Dali, on se demande quel projet, ou plutôt quelle perspective offre ce film. C’est nourri de références, d’allusions, « d’idées visuelles », et ça ne pétille pas. Les facéties sont plutôt mornes et l’ambiance globalement morose, sans atteindre malgré la mort qui rôde au tragique qu’appellerait la Méditerranée (jamais la mer n’a été autant une « plaine liquide : aequor » que sur les toiles de Dali) ni au burlesque que le personnage titre cultivait.

Le mystère Dali reste entier.

 

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Le 19 février

 

 Bertrand ou Bertrand ?

 

Mon cinéma de proximité classé "Art et Essai" propose deux films où il est question de campagne, de montagne, de nature et d'élevage. 
 
La ferme des Bertrand est le troisième volet d'un suivi régulier (environ un film par quart de siècle) sur une ferme de Savoie. Je n'ai pas vu ce film car le temps ni ma bourse ne sont extensibles, et les nombreux articles consacrés à la ferme familiale de montagne permettent aisément de se faire une idée de l'évolution de la situation à travers le temps. Les actions paysannes en cours, en stand by ou en jachère, témoignent aussi sur un sujet que l'on commence à moins ignorer. D'autres films comme Petit Paysan (2017) avaient également abordé de l'intérieur ces questions agricoles.
 
Je me suis donc tourné vers un film réalisé par un autre Bertrand, Jean-Michel, qui passe une bonne partie de l'année dans une cabane construite à flanc de falaise dans le massif du Champsaur (pour situer : entre Gap au sud et la barre des écrins au nord, juste à l'est du sud Vercors...). Altitude de la cabane : 2040 mètres. Titre du film : Vivre avec les loups.
C'est un très bon titre : la question n'est plus de se positionner pour ou contre le loup (de prendre parti dans un débat dont nous n'avons ni les données objectives ni les sensations émotives des gens sur place directement concernés) mais de voir comment l'intelligence humaine peut tenir compte d'un fait d'histoire naturelle et sociale : le retour des loups dans la France contemporaine. Non seulement dans les montagnes de l'est, mais (exceptionnellement encore) en Loire-Atlantique et en Seine Maritime, ou ailleurs. 
 
[Je me permets un bref décrochage pour signaler que, contrairement à ce qu'indique une incrustation à l'écran, le paysage où le loup a été écrasé par la circulation automobile n'est pas exactement Saint-Nazaire mais la rive gauche de la Loire, en face de St Nazaire, exactement la plage de Mindin (on reconnait sans erreur possible la sculpture marine Le Serpent Océan de l'artiste chinois Huang Yong Ping) à St Brévin les Pins dont le maire vient d'être menacé par des nervis d'extrême-droite pour sa trop grande humanité d'esprit envers les étrangers. Il fallait que la mort du loup tombe sur lui ! Mais revenons, si je puis dire, à nos moutons.]
 
Le film ne déguise rien des carnages que cause une meute - ni des fatigues, impuissances et tristesses que les éleveurs peuvent éprouver. Simplement, il replace la question du loup dans son contexte naturel où l'humain, légitime à préserver ses ressources et sa tranquillité, ne l'est plus à se croire le maître dominateur de la nature : sans quoi ladite nature crève, et lui ensuite, l'humain, comme ce fut (presque) le cas au cours du XXème siècle dans  ces régions de nouveau arborées, qui avaient été transformées en désert et terre d'exode. Le film montre aussi comment des pays voisins (l'Italie en particulier -à quelques kilomètres d'où la famille de mon grand-père s'est exilée- transformant en ressource la présence d'une faune "sauvage" et rendant la prospérité à une région déshéritée) se sont adaptés à la présence ininterrompue du loup sans envisager son éradication. Car il ne s'agit pas, comme dans les Pyrénées pour l'ours, d'une réimplantation décisionnelle, mais bien d'un élargissement des territoires de l'espèce : le loup ne pullule jamais, les jeunes se dispersent, nomadisent en quête de nouveaux territoires.
Ce film, à l'opposé de tout angélisme, donne la parole -souvent inattendue - aux chasseurs, aux éleveurs, aux valaisans germanophones comme aux italiens, aux bénévoles urbains et aux jeunes ruraux, c'est un creuset de pensée par l'image, le silence et le verbe, qui ne s'oppose résolument qu'aux braillards.
Un film à montrer à toustes si l'on visait réellement à un progrès de l'humain.
Un film enfin qui croise la notion d'égard envers l'animal, le végétal, bref, la Nature dont nous sommes un élément (les scènes de cueillette de l'ortie et du génépi, comme le partage du jambon sont à cet égard exemplaires) et qui rejoint la pensée d'un philosophe que beaucoup connaissent à présent mais que je n'ai découvert que récemment grâce à une conférence du romancier Damasio (Avignon, cloître St Louis, 2022) : Baptiste Morizot, à découvrir aussi.

 

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Le 24 mars

 

 MALI cachée et révélée

 

Comme nous étions de passage près de Perpignan, S&P nous ont conviés à découvrir une exposition qui se tenait à la funeraria du campo santo : dans la vieille ville, accolé à la cathédrale, un ancien cloître particulièrement vaste a servi de cimetière aux archevêques, prêtres et moines attachés à ce lieu. Dans le coin nord-est se dresse encore une chapelle, simple et claire avec de tout nouveaux vitraux très lumineux, et c'est là que se tenait l'exposition de peinture : une vingtaine de grandes toiles riches en couleurs contre les murs et, au centre sur des panneaux blancs, plusieurs tableaux beaucoup plus petits mais tout aussi captivants.

Sans tenter de décrire l'impossible, disons qu'il s'agit de toiles globalement abstraites où la couleur tient le rôle principal, encore que des collages sous-tendent ou nuancent l'émotion première produite par les effets de brosse : miroirs, pétillements, effets de lumière parmi les sombres à-plats ou les empâtements explosifs. 

L'impression générale fut pour moi un saisissement, comme une élévation, comme si chaque tableau était une présence qui s'adressait à une part de moi-même forcément existante mais que j'ignorais et que le tableau révélait. Il se trouve que je suis retourné le lendemain (dernier jour) revoir et me réimprégner de cette étrange ambiance d'où émanait comme un bonheur éclatant et serein...NOTONS qu'il est difficile de voir des reproductions sur le web de ces tableaux, car si l'on recherche les œuvres de MALI on est orienté vers un artiste allemand d'il y a un siècle ou vers une commerciale de la déco vulgaire qui vend des poussières d'étoiles avec portraits glamour niaiseux (Bambi et la fée clochette ne sont pas loin).

Bien entendu, la vraie MALI ne s'adonne pas à ces sornettes. J'ai appris qu'après avoir vécu dans plusieurs grandes métropoles cosmopolites elle est revenue vivre dans le village natal de sa mère (Amélie-les-Bains) près de Céret - lieu de tradition artistique connu. Marie-Élise de Morgoli (ce serait son vrai nom) suggère le monde tel que nous l'éprouvons plutôt qu'elle ne le montre : ses tableaux établissent un rapport entre le monde et soi sans presque rien de figuratif. Parfois dans telle touche ou tel éclat de couleur j'ai retrouvé un rapport avec N. de Staël, mais sans excès de matière, comme l'esquisse d'un épanchement qui garderait sa ligne droite, sa (re)tenue, comme une dignité.

Les petits tableaux ne sont pas intitulés - ils sont difficiles à nommer. Les plus grands surprennent par des titres simples, par exemple "l'amour" ou "la ville", comme si derrière cet affichage ils restaient à deviner, ou s'offraient à nous emporter au-delà dans les interstices. 

Cependant ce qui en ville a suscité le plus grand émoi populaire en ce dimanche des rameaux catalans, où d'assez nombreux touristes avaient franchi la frontière depuis l'Espagne, ce ne fut pas cette belle et forte exposition : ce fut le matin la bénédiction des buis et autres végétaux, et l'après-midi la victoire de l'U.S.A.P. à Oyonnax, capitale de la plasturgie. 

 

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Le 31 mars

Chroniques de Téhéran...et d'ailleurs ?

"Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés"
Jean de La Fontaine
(Fable VII, 1 : Les animaux malades de la peste)

Deux cinéastes iraniens, Alireza Khatami et Ali Asgari, ont produit et réalisé "Chroniques de Téhéran", film réunissant neuf séquences en plan fixe où des iranien.ne.s ordinaires subissent un entretien face à un représentant de l'autorité que l'on entend mais qu'on ne voit pas. Un père voulant déclarer son fils sous un prénom interdit, une enfant qui doit troquer une tenue décontractée pour un vêtement officiel mortifère sous lequel elle disparait, une lycéenne, une conductrice de taxi, deux personnes en recherche d'emploi, une femme s'étant fait enlever son chien par la police, un cinéaste qui soumet à la censure son scénario pour autorisation préalable, un impétrant au permis de conduire qui porte tatoués sur la peau des vers de Rûmi...

Florilège d'entretiens où l'Autorité, publique ou privée, religieuse ou pas, questionne et fait pression sur chaque individu devant a priori se soumettre ou subir non seulement l'entretien, mais l'enfermement dans le cadre symbolique de la caméra fixe qui, comme elle pourrait le faire vis à vis de spécimens de laboratoire, montre chaque personnage sur qui pèse une culpabilité. Jadis Raymond Depardon avait ainsi posé sa caméra dans le cagibi où étaient expédiés les flagrants délits. Mais ici ce sont moins des délits (même selon une loi qu'on peut juger absurde) que des situations ordinaires de la vie sociale qui font l'objet d'investigation inquisitrice.

Une lycéenne aurait été vue en scooter avec un jeune homme, telle autre femme aurait conduit son taxi cheveux découverts, un homme pour obtenir son permis de conduire doit prouver qu'il n'a jamais consulté de psychologue ni de psychiatre et ne prend pas d'anxiolytiques, on conseille à une femme âgée de préférer la compagnie d'un canari à celle d'un chien car les chiens sont des animaux impurs que la police tente de soustraire à leurs propriétaires. On interdit à un père de prénommer son fils David (prononcé à l'américaine) en lui vantant la version nationale du même prénom (Davood) - beaucoup mieux adaptée au rejet officiel des influences occidentales. Etc...

Cet univers est-il dément ? Oui, assurément, ce qui ne l'empêche pas de s'appuyer sur tous les échelons de l'autorité : simple policier ou proviseure de lycée, petit chef d'entreprise ou fonctionnaire docile crevant d'ennui : on devine dans les voix off qui dictent la loi et saturent le hors champ quelques salauds avérés, mais la plupart des intervenant.e.s invisibles sont poli.e.s, presque prévenant.e.s, pris.es dans le même engrenage que celles ou ceux qu'iels interrogent. C'est pourquoi ce triomphe de l'absurde ne se borne pas à la dénonciation d'un régime qu'on sait barbare et totalitaire, violent et inflexible jusqu'à infliger la mort pour une peccadille, celui de la République islamique d'Iran : c'est la négation même des individus en tant qu'humains non conformes qui est en cause. Dans cette perspective ces Chroniques de Téhéran ne sont pas si exotiques que cela. Sous l’œil de la caméra ce sont des femmes, des hommes, des enfants qui sont soumis à un conformisme réglementé dans les moindres détails de la vie quotidienne. Qui refuse la règle du jeu doit endurer le rejet, l'opprobre, l'injure...et on devine aisément que ça pourrait être pire, au-delà du chantage  de chefaillons pervers.

Dès lors, l'être humain vivant (avec un corps singulier, une tenue non uniforme, des goûts personnels) devient suspect par nature et le système tout entier le piège en raison de QUI il ou elle est.

C'est en quoi selon moi ce film déborde de la juste dénonciation d'un régime totalitaire pour alerter de façon prémonitoire sur nos propres sociétés : certes, nous ne risquons pas la prison ni la mort pour une mèche de cheveux, mais il devient patent qu'être porteur d'une parole dissidente de l'opinion admise ou du discours officiel peut entraîner une mise à pied ou une mise en accusation. La surveillance répandue dans les circonstances toujours plus nombreuses et précises de la vie quotidienne réduit chaque jour un peu plus la liberté privée. La transformation en délits d'actes de désobéissance civile ou de simples manifestations d'opinion crée des zones floues entre ce que la loi autorise officiellement mais en réalité tolère de moins en moins.

Prenons garde que ces Chroniques de Téhéran n'aient absolument rien d'exotique et ne nous soient bientôt un miroir comme les Lettres persanes de Montesquieu.

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1 commentaire:

  1. Magnifiques pensées
    Donne vraiment envie d'aller voir tous ces films à dire vrai !

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