Au Phil des jours

  " Il pleut sur le jardin sur le rivage" 

Anne Vanderlove

 (était-ce son nom ? Voir peut-être wiki ou laisser la question en suspens)



Liste des articles 
 
Introduction


"Il pleut sur Nantes" (Barbara)

  

 En attente d'une correspondance vers      d'autres eaux.

C'était un crépuscule ensoleillé à la toute fin 2023. Le temps d'une toilette et d'un séchage rapides, mais soignés, une averse lumineuse a montré aux oies du jardin des plantes - face à la gare de Nantes - que chaque jour tout est à recommencer. 

Apprentissage de la sagesse ou de       l'absurde   ?



Le fil des jours renvoie forcément au temps qui passe comme au temps qu'il fait et à tout ce qui s'écoule et fuit, comme le cours de la vie et des eaux. La pluie, l'attente, le passage, imprègnent ce courant et même par beau temps, et dans les temps heureux, l'idée du fil des jours touche à la nostalgie, à l'ennui quelquefois, à l'instant révolu aussitôt qu'on en prend conscience.
Le fil des jours appelle le récit, l'entre-deux de l'action : c'est le temps suspendu artificiellement entre ce qui est vécu et ce qui est à vivre, le recul que l'on prend pour regarder passer : le temps, la rivière,  les nuages changeants, la course apparente du soleil qui s'élève et décline...
 
Pas étonnant que les récits s'inscrivent dans ce contexte entre un vécu et un à vivre, contexte pour le moins flottant sur des eaux tantôt stagnantes, tantôt  fuyantes et ravageuses. Dans ces flottements incertains du temps, la pluie est souvent le signe qui déclenche le récit.
Entre les moments où il s'est passé quelque chose et ceux où un récit va en tirer autre chose, la pluie joue le rôle d'avertisseur. Parmi une foule d'exemples :

Il pleut sur Nantes : chanson de Barbara (Monique Serf)
- J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne : pièce de théâtre de Jean-Luc Lagarce
- Rappelle-toi Barbara / Il pleuvait sur Brest ce jour-là : début d'un poème de Prévert 
- "les pays imbéciles où jamais il ne pleut"qu'évoque Brassens dans la chanson "L'orage".
.......
De la vie passe entre les gouttes des récits comme la pluie nous passe entre les doigts.
 
 

" Il pleut sur le jardin..." 

 Renseignement pris, Anne Van Der Loeuw de son véritable nom serait moins à rapprocher "de l'amour" que "de la lionne".


 

Pétrarque et la Confédération paysanne

 

 Le vendredi 2 février 24

Nous sommes passés devant le lycée Pétrarque. Nous allions soutenir les paysans de la Confédération rassemblés devant un super ALDI de Cavaillon. Le gouvernement ayant accordé les déréglementations que réclamaient la FNSEA, où les gros exploitants côtoient leurs affidés, les petits paysans de la confédération se retrouvent seuls à protester. Ils souhaitent une autre agriculture, réellement vivrière et écologique. Nous allions leur exprimer notre soutien. La Durance est large et grosse, les roseaux abondants. Pas mal de voitures garées devant ALDI, des clients sans doute : il n’y a plus aucun signe de manifestants. On apprendra qu’iels ont été délogé.e.s le matin même : iels ne font plus partie des « malheureux » pour lesquels le ministre de l’intérieur a exprimé sa « bienveillance ». On apprendra plus tard encore que le mouvement s’est déplacé vers Salon de Provence. (Les mouvements agricoles apprécient les "salons").

Que faire ? Nous poussons jusqu’à la fontaine de Vaucluse. C’est toujours un bonheur de voir ce site exceptionnel sans les hordes de touristes. Les boutiques fermées se feraient presque oublier et l’on peut flâner entre les falaises, le long des eaux changeantes et remuantes. La demeure de Pétrarque est fermée à la visite. On parvient presque à se faire une idée de la solitude. Les eaux vertes et blanches, baroques* et romantiques parmi les ruines, se fraient mille chemins entre soleil et ombre. Elles surgissent (Sorgue sorgente) de dessous les monts pour former la rivière aux cent bras qui va irriguer la plaine, les champs et les villes d’aval. Mais le chaos rocheux tout en haut du chemin est sec : les eaux de la grotte sont basses et nulle écume ne bouillonne sur les mousses qui ferment la principale résurgence.

 

Retour sous un soleil printanier. Passage par la chartreuse, lieu solitaire où désormais s’entrecroisent les routes nationales, le chemin de fer, la ligne TGV et l’autoroute A7, passage devant l’aéroport et devant le lycée Pétrarque, lycée public du ministère de l’agriculture (laquelle) qui annonce des portes ouvertes et se présente comme « le lycée des sciences du vivant ». Nous rentrons perplexes. L'esprit chahuté entre la terre dont les forces nous dominent et la terre que nous forçons. Entre l’absence des paysans nous laissant à notre solitude et la solitude choisie du poète.

(*) : Parmi les nombreux poètes de Scève à Char qui ont célébré ce lieu où naquit le sonnet, les "baroques" ont multiplié les évocations du courant, ses variations fugaces. Parmi eux Scudéry compose un célèbre sonnet (évidemment) : Fontaine de Vaucluse.

"Mille, et mille bouillons, l’un sur l’autre poussés,

Tombent en tournoyant, au fond de la vallée ;

Et l’on ne peut trop voir la beauté signalée,

Des torrents éternels, par les Nymphes versés.


Mille, et mille surgeons, et fiers, et courroucés,

Font voir de la colère à la beauté mêlée ;

Ils s’élancent en l’air, de leur source gelée,

Et retombent après, l’un sur l’autre entassés.


Ici, l’eau paraît verte, ici grosse d’écume,

Elle imite la neige, ou le cygne en sa plume ;

Ici comme le ciel, elle est toute d’azur :


Ici le vert, le blanc et le bleu se confondent ;

Ici les bois sont peints dans un cristal si pur ;

Ici l’onde murmure, et les rochers répondent."

 

" Il pleut sur le jardin..."

Le Temps élastique

(a fait le yoyo le 14 février 24)
 
Le temps considéré comme le déroulement de chaque journée, et dans la suite des jours, parait bien long. Considéré rétrospectivement comme la durée qui nous conduit au présent, il est bien court.
Cette formulation pourra sembler extrêmement banale, pourtant c'est une sensation qui distord notre façon de voir, d'envisager l'existence. Quand je mets bout à bout les pas, les gestes du quotidien, les activités multiples et les repos divers dont une journée est faite, quand je fais la somme des regards, des choses vues et des êtres croisés, des paroles prononcées, des projets réalisés, abandonnés, élaborés, des communications établies, des conversations entreprises, éludées ou approfondies, j'ai l'impression que chaque jour tend vers l'infini. Mais un souvenir me vient, de l'enfance ou de mon premier travail, et j'ai l'impression que c'était hier : les années ont passé en un éclair je n'ai pas vu grandir les enfants et je parle intérieurement à mes parents, ou à des amis, décédés "en cours de route" : mais c'est précisément ce cours de route qui s'est effacé et qui rend si proche le point de départ d'une existence fugace tandis que l'autre, la tortueuse (tortue et tueuse), l'infiniment lente, s'attarde sur le moindre objet, d'un geste couvre l'étendue jusqu'à dépasser l'horizon, et d'un instant fait une épopée. 
Avez-vous ouvert une agenda bien rempli, retrouvé après des années ? Il est illisible. Il est muet :  aucun des détails qui le peuplent n'est signifiant. Et si, par exceptionnel, on retrouve un nom familier, un événement encore parlant, on s'étonne de l'apercevoir si lointain, dans un temps si reculé, alors qu'on l'avait comme présent à l'esprit. Ce n'est pas une affaire de "madeleine", ce serait presque l'inverse, non un rapprochement où le passé émerge dans le présent (soudaine et complète anamnèse) mais la mesure d'un long temps écoulé, d'un écart que l'on n'avait pas vu passer.    
 

" Il pleut sur le jardin..." 



L'esprit sportif - 1

 Le 12 février
       
Après la cérémonie, les invités de la noce se sont dirigés en procession automobile jusqu'au domaine loué pour l'occasion, où il était prévu que se déroule la fête. Or ce domaine se situait à égale distance les villes de Lyon et de Saint-Étienne dont on connait l'âpre adversité footballistique, si bien que plusieurs individus armés de battes de base-ball, de barres de fer et autres objets contondants, qui n'étaient ni invités ni attendus, ont fait irruption et ont commencé à fracasser les pare-brise et carrosseries des voitures en stationnement.  Quelques noceurs qui ont tenté d'interrompre la casse ont été molestés à leur tour, certains ont été hospitalisés et leurs blessures leur ont valu des arrêts de travail.
 
Ce fait divers ne relève pas d'une actualité tout à fait actuelle, puisqu'il remonte à plusieurs années, mais il pourrait se reproduire aujourd'hui ou demain, comme ces vendetta que l'on croit enterrées mais qui couvent au maquis et s'embrasent lorsque la chaleur monte. 
A leur procès, les trublions penauds ont présenté leurs plus plates excuses et ont plaidé l'erreur. Oui, l'erreur : avaient-ils pris les voitures stationnées dans le parc pour des moulins à vent ? Avaient-ils frappé les témoins du mariage en les prenant pour des épouvantails ? Avaient-ils cru que la vaste propriété était un centre open de tae-kwon-do ? Pas du tout : ils avaient été mal renseignés et avaient cru que le marié était un ardent supporter de l'Olympique Lyonnais. Les ardents supporters stéphanois qu'ils étaient ne s'excusaient donc pas d'avoir blessé plusieurs personnes et endommagé voitures et bâtiments, ils demandaient pardon pour s'être trompés de cible, pour s'en être pris en somme à des "innocents", et pensaient  -s'ils pensaient- que leur action eût été pleinement justifiée si les victimes de leur agression avaient été de réels supporters du club de foot rival.
 
L'anecdote est désormais ancienne et doit s'être fondue parmi les souvenirs de mariage du couple, qui depuis a peut-être divorcé.  Sans doute les agresseurs ont-ils dû verser de lourdes indemnités, réparer autant que possible, et avec intérêts, les dommages causés, sans doute même ont-ils été condamnés à de la prison mais avec sursis car à quoi eût-il servi de les incarcérer : ayant accompli la mission de salubrité publique qu'ils s'étaient fixée, ils ne risquaient pas de récidiver, il ne s'agissait pas de délinquants notoires, de dangereux malfaiteurs, mais de simples citoyens fiers d'être stéphanois au point de ne pas supporter qu'un supporter du club voisin vienne faire la fête aux confins du département ligérien : le voisin qui trop s'approche, le prochain, pollue mon air et m'envahit de ses microbes, comme un chien galeux de ses puces, pensaient-ils s'ils pensaient.
Horace le poète l'a bien dit :"Odi profanum vulgus et arceo". Je hais le tout-venant et le tiens à distance (traduction personnelle, où "profanum" recouvre l'ignorance des masses, du vulgaire, de la foule inculte).
On pourrait aussi méditer en vain sur l'incommensurable sottise qui, activée par de fausses rumeurs, peut non seulement conduire à des violences, mais trouve le front de les justifier par d'aberrantes convictions. C'est en général ainsi que débutent les guerres, pogroms, les massacres ou prétendues expéditions punitives, et plus généralement les haines dirigées contre ce qui, pour un temps, figure notre altérité. C'est ce qui alimente les cris de bêtes et plus largement les insultes ordinaires dont les "visiteurs" sont gratifiés dans les stades. Non seulement ici, mais dans les pays mêmes où à titre privé, la réception de l'hôte est un devoir sacré. C'est apparemment différent dans l'enceinte d'un stade : ni la morale commune, ni les commandements religieux, ni les lois du pays ne s'appliquent. Ce sont des lieux où le simulacre de la guerre tend à ressembler de plus en plus à son modèle. 
 
Dans ces conditions, le sport interdit la neutralité : l'obligation s'impose de se revendiquer de quelque part, d'en arborer et porter haut les couleurs, d'en entonner les hymnes, en un mot de transmuer en supporte(u)r le sportif que l'on est par ailleurs, ou que l'on a été, ou que l'on voudrait être. L'exploit technique, la grâce artistique d'un geste exceptionnel cèdent devant la nécessaire appartenance à un clan. Dans le stade et aux abords du stade, où s'accomplissent les rituels, mais aussi dans un périmètre élargi et dans un temps prolongé qui empiètent sur d'autres champs du quotidien, comme on vient de le voir à propos de la noce malencontreuse, le supporte(u)r n'est plus un être civil, civique, mais le soutien fanatique à une équipe, à savoir un maillot, un drapeau, des "couleurs" et quelques autres insignes devenus symboles d'une cité. Les héro.ïne.s qui en portent la tenue sont interchangeables : ignoré.e.s ou honni.e.s s'iels vont jouer ailleurs, iels sont adulé.e.s tant qu'iels portent ce maillot-ci et non un autre. Tel.le joueur.euse sifflé.e sous le maillot du club voisin sera vénéré.e en équipe nationale. C'est de la folie institutionnalisée. Elle se nourrit de l'existence des autres semblables à nous, celles et ceux qui appartiennent à d'autres clubs, d'autres cités, d'autres nations, ces êtres regrettablement vivants qui ne sont pas d'ici et qui, sous le nom nouveau d' "adversaires", sont instantanément perçus comme une menace. 
 
Le sport mercantilisé (les produits dérivés en sont avant tout les dérives) a grandement besoin d'être supporté : bien entendu, les droits médiatiques, les paris, les marques constituent les marche-pieds d' oligarques internationaux qui en supportent les coûts ou engrangent les profits : mécènes, sponsors, propriétaires de clubs, de stades, de joueur.euse.s ! Mais pour que les milliards en circulation continuent à fructifier, il faut une certaine popularité, il faut flatter le "profanum vulgus" beaucoup moins volatile que les victoires et les cotations boursières, le quidam fièrement implanté dans sa cité, ancré même dans telle ou telle tribune qui le caractérise. L'enthousiaste ou le fanatique (tifoso a les deux sens), l'inconditionnel de quelque part, est le principal soutien du club, son principal support. Grâce à ces supporters souteneurs, le sport de haut niveau peut s'acheter et vendre des vedettes, s'offrir des événements qui à leur tour suscitent ou fidélisent des supporte(u)rs souteneurs  semblables aux précédents, et dont les plus exaltés viendront peut-être gâcher vos épousailles...
 
Moralité : Convient-il d'endurer (supporter) les souteneurs (supporters) sportifs qui réveillent un esprit de clocher que l'on espérait dompté mais qui, tel Antée, reprend vigueur toutes les fois où un ballon touche le sol ? Est-il possible d'échapper à l'omnipotence des chauvins qui viennent jusque dans nos bras amocher nos compagnes...? (*)
 
(*) : Il a fallu une thèse d’État à la toute fin du XXème siècle pour prouver l'inexistence historique de Nicolas Chauvin, illustre personnage tourné en ridicule dans les arts mineurs (chanson, vaudeville...) du XIXème. Hélas, la disparition d'un unique modèle de chauvinisme montre qu'il y a un redoutable foisonnement de copies partielles. 
Parmi eux, j'ai croisé jadis un adolescent d'origine rhodanienne, passionné de foot, qui en voulait à ses parents de l'avoir prénommé Étienne. Mais lui, son âge l'excusait (disons qu'il était peut-être en recherche de soi) et il n'avait pas pour ça cogné ses parents. Cependant la profonde bêtise, l'ineptie sans nom, étaient déjà installées / instillées dans son esprit.      
 
 

" Il pleut sur le jardin..." 


AVRIL DE CHOC

Le 29 avril


J’ai commencé très fort le mois d’avril : en traversant l’avenue le premier du mois, bonne blague, j’ai heurté la bordure de séparation entre la part automobile et la part cyclable de la chaussée. Je me suis affalé. Douleurs, le côté droit blessé. Trois jours plus tard, prise de tension : 19. Médecin, traitement, électrocardiogramme qui présume des anomalies. Urgences, cardiologue. Et pour finir, rien de très urgent : l’infarctus à venir n’est pas certain. Comme l’écrit Camus à propos du père Paneloup : cas douteux.

Ironie des circonstances : j’ai chuté alors que nous partions en promenade sur les berges du fleuve, qui étaient inaccessibles car lui aussi était sorti de son lit après les pluies torrentielles du week-end. Mais nous ne le savions pas. L’eussions-nous su que nous ne serions pas sortis, que je ne me fusse pas vautré ni blessé, que je n’eusse pas pris ma tension ni su qu’elle était élevée, que je ne me fusse pas rendu chez le médecin, n’eusse pas subi 10 prises de tension ni 2 ECG, ni même su ce qu’ ECG signifiait en langage hospitalier, ni attendu aux urgences l’annonce finalement différée de ma mort prochaine, et n’eusse pas commencé de traitement : je ne serais peut-être plus qu’une ombre ici-bas, un souvenir pour quelques-un.e.s.

Aussi épargnerais-je, si je n’avais pas entrepris cette impossible promenade, ces lignes à qui les lit.


Mais puisqu’il faut bien « penser sa vie », ou « vivre avec la pensée », ce qui pour certains est la définition même de la culture, je raccorderai cet épisode aussi violent qu’inattendu de ma récente existence à deux graves questions : la relativité de l’humour et le mystère de la prédestination, que deux souvenirs soudain réactivés éclairciront. Destin d’abord : il y a bien longtemps le véhicule avec lequel je comptais traverser une partie de l’Atlas est tombé en panne à Marrakech. Plusieurs amis marocains ont spontanément interprété ce coup d’arrêt comme une protection : si j’avais pu continuer ma route, n’aurais-je pas risqué de verser dans un ravin, de crever loin de toutes terres habitées, de périr dans l’effondrement des pistes ou sous les éboulis de la montagne ? Ma chute ce premier jour d’avril sur la piste cyclable préludait peut-être, de la même façon, à la prévention de ma santé dont j’aurais continué à ignorer les défaillances sans ce blessant coup d’arrêt. Il m’est plaisant de retrouver ce souvenir, moi mécréant pour qui la Providence n’a jamais été qu’un mot – ou le nom de la capitale du Rhode Island installée sur le même parallèle (41ème) que le Vatican.

L’autre souvenir est celui des poissons d’avril qu’on riait de voir au dos des petits camarades de cour de récréation. Mais déjà à cette époque lointaine, les journalistes (tenus de respecter la tradition de fake news amusantes, qu’on appelait bêtises, un premier avril) les inventaient dans des domaines insignifiants, pour ne pas heurter la sensibilité des victimes de l’actualité. On annonçait ainsi qu’une planète clignotante avait été décelée dans le système solaire ou qu’un poisson gros comme une baleine avait été pêché entre Marseille et le cap Corse. Au fil des ans nul n’était dupe ni ne trouvait ça drôle. Mais il est clair qu’aujourd’hui, entre les otages israéliens et les milliers de gazaouis abattus, entre les victimes ukrainiennes, syriennes ou soudanaises, parmi toutes ces vies qui comptent si peu qu’on est obligé de proclamer qu’elles valent (vies des femmes abattues pour l’honneur, des noirs abattus pour l’exemple, ...etc) aucun sujet ne serait assez léger, assez vain, pour perpétuer la tradition des poissons d’avril – sauf à susciter la colère légitime de toutes les victimes injustement tournées en dérision : si, par exemple, un quotidien régional s’avisait d’annoncer l’interdiction des sociétés de pêche par le ministre de l’intérieur, n’entraînerait-il pas de violentes attaques de sous-préfectures, et ne tomberait-il pas, du coup, sous l’accusation d’apologie du terrorisme ? Nous vivons une époque où il convient de mobiliser ses avocats avant de lancer une boutade à deux balles.

La tradition carnavalesque (voir l'ouvrage de référence de Mikhaïl Bakhtine) n’a plus droit de cité. Cette épaisse, lourde et vulgaire inversion des rôles et des rangs, tolérée depuis l’Antiquité pour un court laps de temps, même sous les régimes les plus autoritaires et les despotismes les plus ombrageux, s’est éteinte à notre époque de gentrification des consciences. D’abord, l’inversion n’est plus drôle : singer les maîtres, caricaturer les puissants, cela ne fait plus rire depuis que les potentats en question osent se présenter sans fard : à quel niveau devrait condescendre la satire pour frôler la réalité ? De plus, que l’on se tienne en-haut ou au bas de l’échelle sociale, on partage à peu près le même idéal de sécurité et de salubrité, ou d’hygiène de vie : on veut entretenir et développer son corps, ses facultés, ses biens, au point que le renversement des normes, même pendant un seul jour, n’est plus un signe de liberté mais la marque d’une dangereuse insouciance, ou négligence à l’égard de soi-même et d’autrui. L’ivresse tapageuse ou la scatologie délirante qui amusaient les adeptes de Rabelais n’amuse plus personne : elle aurait tendance à ennuyer la plupart, à choquer quelques-un.e.s, à contrevenir surtout au bon sens le mieux partagé qui exige le bon fonctionnement de notre corps : on lui évitera les excès, on l’exercera aux efforts, on cultivera la modération. Quant aux représentations du pouvoir, nos sages institutions sont si évidemment fondées sur les droits humains que les chahuter conduirait au chaos ou à la tyrannie. Donc afin d’éviter ces périls, drames sociétaux ou sanitaires qui nous menacent, tout esprit de carnaval sera dévitalisé, toute portée symbolique sera refusée aux débordements licencieux : ce sont à présent des attractions folkloriques qui induisent des profits touristiques et ne sauraient mettre en cause l’ordre établi.

Exit la dimension subversive de ce qui fut l’avènement d’une culture populaire, ou tout au moins l’acceptation d’un débordement dionysiaque de la Fête. Gentrification des mentalités.


Les esprits sérieux objecteront que les pires tourments ont agité les Temps anciens ou modernes et que les guerres, les exactions civiles génocidaires, les viols et massacres d’innocents, toutes les violences qui rendraient insoutenables les outrances carnavalesques ne sont pas apparues récemment. Et les esprits sérieux auront raison : les pestes, les bûchers, les Saint-Bathélémy n’ont jamais interdit la liesse : il arrive qu’elles y aient participé, tout comme les exécutions publiques pouvaient donner lieu à des chants et des danses (n’est-ce pas le sens du mot tragédie?) ou à des « émotions » -disons émeutes- populaires plus ou moins spontanées contre l’autorité.

Ce qui me semble avoir changé, ce ne sont pas les abominations humaines qui auraient atteint une telle gravité que l’on doive vivre un deuil permanent : les horreurs du passé, au moins égales en proportion à celles d’aujourd’hui (exterminations programmées, Holodomor ou Shoah, exécutions publiques, lynchages ou bourrelleries diverses), n’interdisaient ni l’outrance, ni la satire, ni la dérision. Mais la nouveauté, c’est que l’indécence gagne en proportion du respect auquel on est tenu : il convient de tout respecter. Respecter les interdits qui multiplient les limites à notre liberté (d’expression, de mouvement, etc), respecter toutes les sensibilités, y compris celles qui se refusant à l’Histoire sont scandalisées par les faits anciens et leurs représentations : ainsi les ligues anti-tabac d’Australie ont-elles obtenu que l’opéra Carmen soit déprogrammé (à Sidney) car l’héroïne y fabrique des cigares. Plus récemment, un colloque sur Dostoïevski a été annulé à Turin sous la pression de patriotes italiens solidaires du peuple ukrainien attaqué par l’armée russe.

Cependant, plus nous respectons le respect dû à tout, toutes et tous, plus nous sommes confrontés au spectacle indécent des discriminations, à la licence arrogante des puissants, à l’esclavage croissant des sans voix, sans papiers, sans avenir, sans rien et parfois sans vie.

Quelle place laisser au charivari quand il convient d’épargner à chacun.e les blessants préjudices qui pourraient heurter ses convictions et préjugés ? Aucune. Là où règne la raison du plus fou, la sage déraison n’est plus de mise. D’autant que cette sévère dictature de la pensée va désormais libre et décomplexée : un procès pend au nez de toute critique fondée, une plainte a été déposée (puis retirée) par un député qui avait subi un jet...d’ironiques confettis. On s’en prend à des masques, à des effigies, à toutes sortes de simulacres. Toute indocilité, même et surtout symbolique, est passible de signalement, et loin d’attendre que soit établie l’exactitude ou l’inexactitude des faits, on commence par les égrener comme le fruit d’ opinions.

Mais peut-être cet article d’opinion n’est-il qu’un poisson d’avril surgi d’un esprit trop inquiet.

Le 2 mai

UN PREMIER MAI SPORTIF


J’apprends avec stupeur que monsieur Glucksmann le fils a été expulsé manu militari de la manifestation du 1er mai à laquelle il participait (à St Étienne). Qu’il a aussitôt mis en cause LFI (La France Insoumise) alors que les jeunes communistes ligériens revendiquaient cette action d’éclat. Comme à cette heure le candidat en tête de la liste du PS-place publique aux européennes n’est pas revenu sur ses déclarations, LFI a protesté et demande des excuses, ce qui renforce l’image de râleurs-mauvais coucheurs de ce mouvement : comme s’il y avait, à réclamer l’évidence, de l’aigreur, de l’amertume, de la colère, bref, des formes archaïques, ringardes donc malvenues de ressentiment. Le schéma est simple : un groupuscule infantile du PCF évince d’une manifestation un leader d’une autre gauche, lequel saisit l’occasion de s’en prendre à des tiers qui se trouvent être ses principaux opposants, et qui n’y sont pour rien. 

Billard à trois bandes et trois perdants.


Pour ma part, je me suis glissé sans incident parmi les manifestant.e.s d’ une ville moyenne de province.

Contrairement à certaines grandes villes et aux années précédentes où cette manif symbolique avait fait l’objet de violentes attaques policières, les cortèges ont cette année défilé dans le calme. Malgré la mauvaise humeur due à la surdité du pouvoir en place qui continue à appauvrir les classes populaires et moyennes au profit des plus fortunés. Dans le défilé de la sous-préfecture, il y avait environ 400 personnes, ce qui est considérable : à peine un millier de personnes s’étaient réunies pour protester contre le saccage des retraites ou la loi sécurité globale, et là, le 1er mai, ce n’était somme toute qu’une commémoration plutôt qu’une mobilisation urgente.


(Rappel : en 1886 des ouvriers de Chicago réclament la journée de travail de 8 heures (les véritables 3-8 : 8 heures de travail, 8 heures de repos, 8 heures de loisir) au lieu de 12 heures. Deux ouvriers sont tués par la police...Dès 1889 l’internationale socialiste élargit le mouvement qui s’exporte en Europe. Cette commémoration revendicative des travailleur-se.s devient « Fête du Travail » en 1941 (régime de Vichy, esprit de conciliation nationale) et jour chômé en 1948).


J’ai retrouvé quelques anciens.ne.s collègues que je connaissais en tant que militants, et j’ai été surpris qu’entre 2 slogans chantonnés leur conversation portât principalement sur le foot : je ne les savais pas supporters, ni accrocs au point de traverser une partie de la France ou de l’Europe pour soutenir les leurs à Lille, Lens ou Naples...Je montrais pour leur conversation ma bienveillance par un sourire modeste aisément contenu, tout en me demandant comment des gens réfléchis, engagés qui plus est dans des luttes sociales exigeantes et généreuses, pouvaient perdre tout sens critique pour défendre en territoire hostile les couleurs de la ville voisine – et de son club de millionnaires. Peut-être était-ce l’appartenance à un groupe solidaire qui les motivait, comme le groupe que nous formions d’ailleurs en ce 1er mai.

Mais bientôt, de sport en sport, la conversation tourna vers les jeux olympiques dont les coûts sont exorbitants, dont la tenus expulse les pauvres (visibles) de Paris, et où les exigences sécuritaires produisent bien des écueils : restrictions des déplacements, laissez passer obligatoires, badges et reconnaissance au faciès, interdiction de tout autre événement sur le territoire, par exemple les festivals d’été, afin de concentrer sur les J.O. tout le potentiel policier, exploitation de bénévoles au point que s’élèvent des accusations de travail déguisé.


Eh bien ! Mes collègues militants, habituellement prêts à soutenir leurs sportives et sportifs favoris (peut-on dire favorites?) délaissant sur le champ la casquette de supporter, espéraient que ces futurs Jeux montrent au monde entier les travers de l’organisation. Ils ne souhaitaient certes pas un événement trop grave, un attentat ou une catastrophe, mais ils envisageaient une multitude de petits accrocs, ou les excès de zèle des forces de l’ordre (comme ç’avait été le cas lors de la finale d’une coupe d’Europe où les supporters étrangers avaient été bousculés, frappés...et choqués du traitement à eux réservés). En somme, que la façade reluisante s’écaille et derrière le conte laisse paraître la réalité.

Cependant les mêmes, qui chantaient en ce 1er mai provincial et tiède « Même si Macron ne veut pas nous on est là », sacrifiaient une bonne part de leur salaire à payer leur déplacement en car pour suivre leur équipe.

La magie du sport n’est-elle pas merveilleuse ?

 

 

 

1 commentaire:

  1. Il y a une question vertigineuse pour moi de la relation quasi permanente entre ce qui est devenu "à la portée de tout le monde" et l'ampleur financière que cela prend... ou la destruction qui devient risquée quand trop de monde passe quelque part, là où c'est si beau qu'il faut bien y aller puisqu'enfin on peut y aller... le sport en fait partie. Il est devenu mondial avec ses inconvénients dans une société où on trouve des figures de héros là où l'on peut !

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