vendredi 23 février 2024

Haro ! Haro ! Des criminels au Panthéon !

 Missak Manouchian et ses complices de la FTP - MOI (Francs Tireurs Partisans - Main d'Oeuvre Immigrée : branche de la résistance communiste à l'occupant nazi dont les rapports avec le Parti ont été longuement discutés) ont eu un courage que je n'aurai jamais : celui de combattre le nazisme au sein même de l'occupation, celui d'agir et de mourir pour la nation française qui les avait accueillis en dépit des ligues et partis xénophobes, et plus largement de combattre les puissances de division racistes qui, sous prétexte de nationalité, dominaient l'Europe et lui imposeraient la guerre, d'escalade en escalade, à partir de 1933. 

Ce jeudi 22 février 2024 Missak et Mélinée Manouchian sont entré.e.s au Panthéon et j'ai pleuré,  comme je l'ai fait plus d'une fois en lisant le poème d'Aragon écrit à partir de la dernière lettre de Missak à son épouse : "Strophes pour se souvenir". Comme j'avais jadis pleuré en écoutant le chant qu'en a fait Léo Ferré sous le titre "L'affiche rouge".

Sinon, la cérémonie elle-même ne m'a ni appris ni ému. Je me suis crispé et tendu comme lorsqu'on ose vous adresser en pleine face un mensonge. Cette crispation constitue le seul comportement de résistance qui me soit laissé devant une mascarade organisée. Transférer des cendres au Panthéon, de quoi s'agit-il ?


Il s'agit d'honorer les hommes illustres (et les femmes depuis peu)  que notre nation érige en symboles de ses valeurs : liberté et fraternité. Pas toutes et tous évidemment, mais quelques un.e.s estimés comme particulièrement symboliques parmi celles et ceux qui ont contribué à la défense de notre pays ou l'ont honoré de leur action : action militaire, ou scientifique (Marie Curie) ou, comme ce fut le cas pour Jean Moulin unificateur des forces de résistance à l'occupant nazi, par leur activité clandestine d'opposition au gouvernement collaborationniste d'alors. Le groupe de résistants qui eut à sa tête Missak Manouchian était composé de 7 nationalités. En s'en prenant activement à l'occupant, ils combattaient aussi, de fait, l'idéologie raciale et guerrière qui constitue le nazisme à savoir l'idée qu'il existe des races humaines, que parmi elles la race blanche est supérieure aux autres, et qu'au sein de cette race blanche, sa souche aryenne est supérieure aux souches slave, tzigane et juive - tellement supérieure que pour le bien de l'humanité entière, il convient de soumettre ou d'exterminer les "inférieurs", juifs en premier lieu.

Qu'on veuille bien excuser ces truismes : il se pourrait que des plus jeunes oublient ou méconnaissent les réalités effroyables que recouvrent des mots passe-partout comme "national-socialisme" ou "fascisme" dont il ne resterait qu'un folklore diffus avec insignes, drapeaux, casquettes et produits dérivés, autour des stades. Rappelons seulement que les stades ont aussi servi à rassembler les "inférieurs" pour les exterminer.

C'est CONTRE ces réalités que le groupe Manouchian, et quelques milliers d'autres combattants, ont lutté et ont pour cela été qualifiés de "terroristes", comme en témoigne la fameuse affiche rouge qui prétend rabaisser la Résistance (que l'on vient d'honorer aujourd'hui) à un ramassis de sous-hommes criminels et étrangers. Face à l'image un temps dévoyée du groupe et à la culture du chef, il me parait bon de rappeler nominativement quels furent les membres du groupe Manouchian.

Seule femme du groupe, Olga Bancic (roumaine, 32 ans) n'a pas été exécutée avec ses compagnons d'armes mais décapitée à Stuttgart le 10 mai 44. Ont en revanche été fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien (Suresnes) les 22 résistants / terroristes  dont une dizaine figuraient en médaillon sur l'affiche rouge placardée par l'occupant : "Des libérateurs ? La libération par l'armée du crime". 4 mois avant le débarquement de Normandie, 6 mois avant celui de Provence.

  • Missak Manouchian, 37 ans, ouvrier et poète arménien. En médaillon sur l'affiche.
  • Armenak Arpen Manoukian, 44 ou 48 ans, arménien
  • Celestino Alfonso, 27 ans, espagnol. En médaillon sur l'affiche
  • Joseph Bocsoy, 38 ans, ingénieur chimiste hongrois.. En médaillon sur l'affiche
  • Georges Cloarec, 20 ans, français. 
  • Rino Della Negra, 19 ans, français d'origine italienne.
  • Thomas Elek, 18 ans, étudiant hongrois.
  • Maurice Fingercwaig, 19 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Spartaco Fontanot, 22 ans, italien. En médaillon sur l'affiche.
  • Jonas Geduldig, 26 ans, polonais.
  • Émeric Glasz (Imre Békés) 42 ans, ouvrier métallurgiste hongrois. 
  • Léon Goldberg, 19 ans, polonais.
  • Szlama Grzywacz, 34 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Stanislas Kubacki, 36 ans, polonais.
  • Cesare Luccarini, 22 ans, italien.
  • Marcel Raiman, 21 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Roger Rouxel, 18 ans, français.
  • Antoine Salvadori, 24 ans, italien.
  • Willy Schapiro, 29 ans, polonais.
  • Amedeo Usseglio, 32 ans, italien.
  • Wolf Waisbrot, 18 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Robert Witchitz, 19 ans, français. En médaillon sur l'affiche.

 

On a pu voir par le passé des présidents de notre République défier la mort pour honorer "les forces de l'esprit", F. Mitterrand (en compagnie de L. Walesa) se découvrir quoique frigorifié et moribond devant la dépouille de Marie Curie, dans le grand silence d'une foule recueillie. On se rappelle le lyrisme glaçant d'André Malraux, ministre de la culture, dont la frissonnante fraternité mêlait émotion et grandeur. 
Hier, devant les caméras et un parvis vide de peuple, j'ai vu quelques figurants très officiellement invités et entendu un discours d'école bien troussé devant un parterre choisi. Exposé de premier de la classe plutôt que de cordée - c'est moins risqué. Après quoi ce beau monde a regagné ses limousines officielles. 

 

 Comme tout cela s'est déroulé vite fait bien fait peu de jours après que la loi anti immigration est  entrée en vigueur, tandis que de violents groupes d'extrême-droite se livrent à des ratonnades qu'on croyait d'un autre âge ou à des saccages de boutiques ou d'établissements humanitaires, il vient forcément une question à ce qui nous reste d'esprit dans un contexte qui le combat :

Les soudanais et palestiniens, syriens ou érythréens, éthiopiens, chrétiens ou musulmans (agnostiques ou athées), sont-ils des sous-hommes auxquels notre gouvernement dénie le droit d'exister sur cette terre nationale que les siècles ont forgée depuis le traité de Verdun (863) ? Des sous-hommes dans un territoire puzzle qui a mis près de 1500 ans à prendre forme et faire souche avec sa Bretagne, sa Bourgogne, sa Provence, son Aquitaine, sa Savoie, son Alsace-Moselle, sa Flandres ou sa Corse ? Qui considéra français des belges jusqu'aux Illyriens, s'élargit de Dunkerque à Tamanrasset, de l'Indochine au golfe de Guinée, des Antilles à l'océan indien, avant de revenir à de plus modestes ambitions ? Évidemment non : qui oserait penser une chose pareille ?
Mais dans le rôle pédagogique qu'il s'attribue (tous les problèmes ne viennent-ils pas d'un manque de pédagogie ?)  notre chef d’État nous montre, par la panthéonisation des terroristes opposés au nazisme, que notre nation sait distinguer entre les bons métèques d'autrefois (qui étaient criminels avant les débarquements) et les mauvais métèques d'aujourd'hui - dont les barcasses ont de plus en plus de peine à débarquer sur nos côtes.
 
Malgré les controverses qui l'ont entouré, mieux vaut garder la mémoire d'un poème...

"Tout avait la couleur uniforme du givre
Au mois de février pour vos derniers tourments ..."

 




lundi 19 février 2024

Bertrand ou Bertrand ?

Mon cinéma de proximité classé "Art et Essai" propose deux films où il est question de campagne, de montagne, de nature et d'élevage. 
 
La ferme des Bertrand est le troisième volet d'un suivi régulier (environ un film par quart de siècle) sur une ferme de Savoie. Je n'ai pas vu ce film car le temps ni ma bourse ne sont extensibles, et les nombreux articles consacrés à la ferme familiale de montagne permettent aisément de se faire une idée de l'évolution de la situation à travers le temps. Les actions paysannes en cours, en stand by ou en jachère, témoignent aussi sur un sujet que l'on commence à moins ignorer. D'autres films comme Petit Paysan (2017) avaient également abordé de l'intérieur ces questions agricoles.
 
Je me suis donc tourné vers un film réalisé par un autre Bertrand, Jean-Michel, qui passe une bonne partie de l'année dans une cabane construite à flanc de falaise dans le massif du Champsaur (pour situer : entre Gap au sud et la barre des écrins au nord, juste à l'est du sud Vercors...). Altitude de la cabane : 2040 mètres. Titre du film : Vivre avec les loups.
C'est un très bon titre : la question n'est plus de se positionner pour ou contre le loup (de prendre parti dans un débat dont nous n'avons ni les données objectives ni les sensations émotives des gens sur place directement concernés) mais de voir comment l'intelligence humaine peut tenir compte d'un fait d'histoire naturelle et sociale : le retour des loups dans la France contemporaine. Non seulement dans les montagnes de l'est, mais (exceptionnellement encore) en Loire-Atlantique et en Seine Maritime, ou ailleurs. 
 
[Je me permets un bref décrochage pour signaler que, contrairement à ce qu'indique une incrustation à l'écran, le paysage où le loup a été écrasé par la circulation automobile n'est pas exactement Saint-Nazaire mais la rive gauche de la Loire, en face de St Nazaire, exactement la plage de Mindin (on reconnait sans erreur possible la sculpture marine Le Serpent Océan de l'artiste chinois Huang Yong Ping) à St Brévin les Pins dont le maire vient d'être menacé par des nervis d'extrême-droite pour sa trop grande humanité d'esprit envers les étrangers. Il fallait que la mort du loup tombe sur lui ! Mais revenons, si je puis dire, à nos moutons.]
 
Le film ne déguise rien des carnages que cause une meute - ni des fatigues, impuissances et tristesses que les éleveurs peuvent éprouver. Simplement, il replace la question du loup dans son contexte naturel où l'humain, légitime à préserver ses ressources et sa tranquillité, ne l'est plus à se croire le maître dominateur de la nature : sans quoi ladite nature crève, et lui ensuite, l'humain, comme ce fut (presque) le cas au cours du XXème siècle dans  ces régions de nouveau arborées, qui avaient été transformées en désert et terre d'exode. Le film montre aussi comment des pays voisins (l'Italie en particulier -à quelques kilomètres d'où la famille de mon grand-père s'est exilée- transformant en ressource la présence d'une faune "sauvage" et rendant la prospérité à une région déshéritée) se sont adaptés à la présence ininterrompue du loup sans envisager son éradication. Car il ne s'agit pas, comme dans les Pyrénées pour l'ours, d'une réimplantation décisionnelle, mais bien d'un élargissement des territoires de l'espèce : le loup ne pullule jamais, les jeunes se dispersent, nomadisent en quête de nouveaux territoires.
Ce film, à l'opposé de tout angélisme, donne la parole -souvent inattendue - aux chasseurs, aux éleveurs, aux valaisans germanophones comme aux italiens, aux bénévoles urbains et aux jeunes ruraux, c'est un creuset de pensée par l'image, le silence et le verbe, qui ne s'oppose résolument qu'aux braillards.
Un film à montrer à toustes si l'on visait réellement à un progrès de l'humain.
Un film enfin qui croise la notion d'égard envers l'animal, le végétal, bref, la Nature dont nous sommes un élément (les scènes de cueillette de l'ortie et du génépi, comme le partage du jambon sont à cet égard exemplaires) et qui rejoint la pensée d'un philosophe que beaucoup connaissent à présent mais que je n'ai découvert que récemment grâce à une conférence du romancier Damasio (Avignon, cloître St Louis, 2022) : Baptiste Morizot, à découvrir aussi.
  
 

Daaaaali n'est pas un navet

 
Je craignais que Daaaaali de Quentin Dupieux soit un navet ne reposant que sur la performance d’Édouard Baër, je ne suis donc pas déçu du peu d’intérêt que j’ai trouvé au film. Pourtant c’est pétri de bonnes idées. Tout repose sur les notions d’aléatoire, de réminiscence et de duplication, et le scénario déconstruit, transforme et dément l’illusion qu’il vient de mettre en place. Donc tout est faux : le film est un trompe-l’œil permanent.

C’est une réussite quant à la transposition cinématographique de ce procédé cher à Dali qui, de la miniature au gigantisme, a cultivé l’illusion d’optique et représenté ensemble, avec une extrême minutie, les figures oniriques et les images le plus réalistes.

Ce devrait être une fête. On voit bien que la demeure de Portlligat à Cadaquès est habilement reconstituée sans être Portlligat, que le film s’ouvre sur le genre d’hôtel luxueusement ennuyeux et gigantesque (comme le Meurice rue de Rivoli) qu’a fréquentés Dali mais que l’artiste, tel « Achille immobile à grands pas », apparaît dans une sorte de labyrinthe comme parfois Velázquez dans ses tableaux, on voit bien que les grosses canalisations de béton qui servent de corridor à Portlligat sont de grosses ficelles pour permettre le passage de la vie domestique (maison de bord de mer) à la représentation du rêve (lieu de reconstitution de l’imaginaire, où humoristiquement le cinéaste fait copier le réel au peintre : mais ce réel est une fantasmagorie à la Bosch fabriquée par des figurants devant un paysage de campagne aride qui pourrait aussi bien figurer l’Estrémadure de « Las Hurdes terre sans pain »). Mais à part quelques gags bunuéliens (la soubrette apportant un téléphone débranché ou la même actionnant un « tiropichon » (tir aux pigeons) avec de vrais oiseaux) la monotonie gagne. D’ailleurs, quant on connaît l’endroit, on imagine quel pouvait être l’ennui du couple enfermé là dans l’autocontemplation – l’autocélébration – et la préparation d’obligatoires originalités - chacun dans son rôle.


Est-ce l’effet de répétition ? Est-ce le jeu stéréotypé des comédien.ne.s ? Baër et les autres jouent Dali composant Dali, citant Dali, célébrant Dali. Ils l’interprètent dans les gestes surtout, les poses et les attitudes, sans imiter totalement l’accent de l’original, sans obtenir la raucité de la voix ni la rondeur grasseyante de tout catalan d’Espagne parlant couramment le français – ni même les précipitations du débit qui caractérisaient la parole du maître. L’énigmatique Gala, servante maîtresse de plus d’un surréaliste et muse assumée du peintre, est humoristiquement figurée en duègne quasi muette, cependant obéie à l’occasion. Autre jeu de miroirs et résonances : la métamorphosable Agnès Dumoustiers, qui joue la journaliste censée interviewer / filmer le génie, m’a semblé une double d’Isabelle Huppert dans La Dentellière, beauté aussi neutre et commune face à une Méditerranée aussi factice que l’étaient les moulins à vent dans le film de Goretta. Quel était le métier de cette jeune prolétaire propulsée par l’amour dans un milieu intellectuel qui la détruit ? Ici, dans le film Dali, la journaliste improvisée Judith a été pharmacienne, dit-elle, (Pharmakos / bouc-émissaire?) alors que son mentor producteur (excellent Romain Duris) s’obstine à la vouloir boulangère. On voit bien ici encore l’effet Droste (effet vache qui rit) dans le jeu de références : Dali estimait au plus haut point Vermeer, en particulier La Dentellière, rappelée au moins par l’actrice dans le registre cinématographique, et avait une fascination pour les nourritures, le pain en particulier : on le voit sur la façade de son musée-palais de Figueres, comme dans le pétrissage des seins de la maquilleuse sur le faux tournage du documentaire de la fausse dentellière ex-pharmakos prise pour une boulangère. Références compliquées à évoquer mais montrées par le film très simplement.

 

Il y a ainsi de multiples résonances strictement cinématographiques, comme le personnel coutumier de films espagnols de Buñuel à Saura (prêtre ou évêque, jardinier, servante à tout faire, etc.) sans qu’une toile du maître n’apparaisse à l’écran : est-ce un choix délibéré du réalisateur ou une absence de droits qu’il a fort intelligemment exploitée ? On ne voit à l’écran que des toiles (nombreuses) savamment reproduites, ou maladroites et naïves comme des ex-voto, ou encore allusives à des œuvres originales.


D’où vient que tant de talents, une photo magnifique, des images saisissantes, produisent autant d’ennui – comme le personnage Dali ne cesse de le répéter à son intervieweuse ? Je ne sais pas : peut-être que, comme pour la figure publique de Dali, on se demande quel projet, ou plutôt quelle perspective offre ce film. C’est nourri de références, d’allusions, « d’idées visuelles », et ça ne pétille pas. Les facéties sont plutôt mornes et l’ambiance globalement morose, sans atteindre malgré la mort qui rôde au tragique qu’appellerait la Méditerranée (jamais la mer n’a été autant une « plaine liquide : aequor » que sur les toiles de Dali) ni au burlesque que le personnage titre cultivait.
 
Le mystère Dali reste entier.

mercredi 14 février 2024

Le Temps élastique

 

 Le temps considéré comme le déroulement de chaque journée, et dans la suite des jours, parait bien long. Considéré rétrospectivement comme la durée qui nous conduit au présent, il est bien court.

Cette formulation pourra sembler extrêmement banale, pourtant c'est une sensation qui distord notre façon de voir, d'envisager l'existence. Quand je mets bout à bout les pas, les gestes du quotidien, les activités multiples et les repos divers dont une journée est faite, quand je fais la somme des regards, des choses vues et des êtres croisés, des paroles prononcées, des projets réalisés, abandonnés, élaborés, des communications établies, des conversations entreprises, éludées ou approfondies, j'ai l'impression que chaque jour tend vers l'infini. Mais un souvenir me vient, de l'enfance ou de mon premier travail, et j'ai l'impression que c'était hier : les années ont passé en un éclair, je n'ai pas vu grandir les enfants et je parle intérieurement à mes parents, ou à des amis, décédés "en cours de route" : mais c'est précisément ce cours de route qui s'est effacé et qui rend si proche le point de départ d'une existence fugace tandis que l'autre, la tortueuse (tortue et tueuse), l'infiniment lente, s'attarde sur le moindre objet, d'un geste couvre l'étendue jusqu'à dépasser l'horizon, et d'un instant fait une épopée. 

Avez-vous ouvert un agenda bien rempli, retrouvé après des années ? Il est illisible. Il est muet :  aucun des détails qui le peuplent n'est signifiant. Et si, par exceptionnel, on retrouve un nom familier, un événement encore parlant, on s'étonne de l'apercevoir si lointain, dans un temps si reculé, alors qu'on l'avait comme présent à l'esprit. Ce n'est pas une affaire de "madeleine", ce serait presque l'inverse, non un rapprochement où le passé émerge dans le présent (soudaine et complète anamnèse) mais la mesure d'un long temps écoulé, d'un écart que l'on n'avait pas vu passer.                

lundi 12 février 2024

L'esprit sportif

Le 12 février

Après la cérémonie, les invités de la noce se sont dirigés en procession automobile jusqu'au domaine loué pour l'occasion, où il était prévu que se déroule la fête. Or ce domaine se situait à égale distance les villes de Lyon et de Saint-Étienne dont on connait l'âpre adversité footballistique, si bien que plusieurs individus armés de battes de base-ball, de barres de fer et autres objets contondants, qui n'étaient ni invités ni attendus, ont fait irruption et ont commencé à fracasser les pare-brise et carrosseries des voitures en stationnement.  Quelques noceurs qui ont tenté d'interrompre la casse ont été molestés à leur tour, certains ont été hospitalisés et leurs blessures leur ont valu des arrêts de travail.
 
Ce fait divers ne relève pas d'une actualité tout à fait actuelle, puisqu'il remonte à plusieurs années, mais il pourrait se reproduire aujourd'hui ou demain, comme ces vendetta que l'on croit enterrées mais qui couvent au maquis et s'embrasent lorsque la chaleur monte. 
A leur procès, les trublions penauds ont présenté leurs plus plates excuses et ont plaidé l'erreur. Oui, l'erreur : avaient-ils pris les voitures stationnées dans le parc pour des moulins à vent ? Avaient-ils frappé les témoins du mariage en les prenant pour des épouvantails ? Avaient-ils cru que la vaste propriété était un centre open de tae-kwon-do ? Pas du tout : ils avaient été mal renseignés et avaient cru que le marié était un ardent supporter de l'Olympique Lyonnais. Les ardents supporters stéphanois qu'ils étaient ne s'excusaient donc pas d'avoir blessé plusieurs personnes et endommagé voitures et bâtiments, ils demandaient pardon pour s'être trompés de cible, pour s'en être pris en somme à des "innocents", et pensaient  -s'ils pensaient- que leur action eût été pleinement justifiée si les victimes de leur agression avaient été de réels supporters du club de foot rival.
 
L'anecdote est désormais ancienne et doit s'être fondue parmi les souvenirs de mariage du couple, qui depuis a peut-être divorcé.  Sans doute les agresseurs ont-ils dû verser de lourdes indemnités, réparer autant que possible, et avec intérêts, les dommages causés, sans doute même ont-ils été condamnés à de la prison mais avec sursis car à quoi eût-il servi de les incarcérer : ayant accompli la mission de salubrité publique qu'ils s'étaient fixée, ils ne risquaient pas de récidiver, il ne s'agissait pas de délinquants notoires, de dangereux malfaiteurs, mais de simples citoyens fiers d'être stéphanois au point de ne pas supporter qu'un supporter du club voisin vienne faire la fête aux confins du département ligérien : le voisin qui trop s'approche, le prochain, pollue mon air et m'envahit de ses microbes, comme un chien galeux de ses puces, pensaient-ils s'ils pensaient.
Horace le poète l'a bien dit :"Odi profanum vulgus et arceo". Je hais le tout-venant et le tiens à distance (traduction personnelle, où "profanum" recouvre l'ignorance des masses, du vulgaire, de la foule inculte).
On pourrait aussi méditer en vain sur l'incommensurable sottise qui, activée par de fausses rumeurs, peut non seulement conduire à des violences, mais trouve le front de les justifier par d'aberrantes convictions. C'est en général ainsi que débutent les guerres, pogroms, les massacres ou prétendues expéditions punitives, et plus généralement les haines dirigées contre ce qui, pour un temps, figure notre altérité. C'est ce qui alimente les cris de bêtes et plus largement les insultes ordinaires dont les "visiteurs" sont gratifiés dans les stades. Non seulement ici, mais dans les pays mêmes où à titre privé, la réception de l'hôte est un devoir sacré. C'est apparemment différent dans l'enceinte d'un stade : ni la morale commune, ni les commandements religieux, ni les lois du pays ne s'appliquent. Ce sont des lieux où le simulacre de la guerre tend à ressembler de plus en plus à son modèle. 
 
Dans ces conditions, le sport interdit la neutralité : l'obligation s'impose de se revendiquer de quelque part, d'en arborer et porter haut les couleurs, d'en entonner les hymnes, en un mot de transmuer en supporte(u)r le sportif que l'on est par ailleurs, ou que l'on a été, ou que l'on voudrait être. L'exploit technique, la grâce artistique d'un geste exceptionnel cèdent devant la nécessaire appartenance à un clan. Dans le stade et aux abords du stade, où s'accomplissent les rituels, mais aussi dans un périmètre élargi et dans un temps prolongé qui empiètent sur d'autres champs du quotidien, comme on vient de le voir à propos de la noce malencontreuse, le supporte(u)r n'est plus un être civil, civique, mais le soutien fanatique à une équipe, à savoir un maillot, un drapeau, des "couleurs" et quelques autres insignes devenus symboles d'une cité. Les héro.ïne.s qui en portent la tenue sont interchangeables : ignoré.e.s ou honni.e.s s'iels vont jouer ailleurs, iels sont adulé.e.s tant qu'iels portent ce maillot-ci et non un autre. Tel.le joueur.euse sifflé.e sous le maillot du club voisin sera vénéré.e en équipe nationale. C'est de la folie institutionnalisée. Elle se nourrit de l'existence des autres semblables à nous, celles et ceux qui appartiennent à d'autres clubs, d'autres cités, d'autres nations, ces êtres regrettablement vivants qui ne sont pas d'ici et qui, sous le nom nouveau d' "adversaires", sont instantanément perçus comme une menace. 
 
Le sport mercantilisé (les produits dérivés en sont avant tout les dérives) a grandement besoin d'être supporté : bien entendu, les droits médiatiques, les paris, les marques constituent les marche-pieds d' oligarques internationaux qui en supportent les coûts ou engrangent les profits : mécènes, sponsors, propriétaires de clubs, de stades, de joueur.euse.s ! Mais pour que les milliards en circulation continuent à fructifier, il faut une certaine popularité, il faut flatter le "profanum vulgus" beaucoup moins volatile que les victoires et les cotations boursières, le quidam fièrement implanté dans sa cité, ancré même dans telle ou telle tribune qui le caractérise. L'enthousiaste ou le fanatique (tifoso a les deux sens), l'inconditionnel de quelque part, est le principal soutien du club, son principal support. Grâce à ces supporters souteneurs, le sport de haut niveau peut s'acheter et vendre des vedettes, s'offrir des événements qui à leur tour suscitent ou fidélisent des supporte(u)rs souteneurs  semblables aux précédents, et dont les plus exaltés viendront peut-être gâcher vos épousailles...
 
Moralité : Convient-il d'endurer (supporter) les souteneurs (supporters) sportifs qui réveillent un esprit de clocher que l'on espérait dompté mais qui, tel Antée, reprend vigueur toutes les fois où un ballon touche le sol ? Est-il possible d'échapper à l'omnipotence des chauvins qui viennent jusque dans nos bras amocher nos compagnes...? (*)
 
(*) : Il a fallu une thèse d’État à la toute fin du XXème siècle pour prouver l'inexistence historique de Nicolas Chauvin, illustre personnage tourné en ridicule dans les arts mineurs (chanson, vaudeville...) du XIXème. Hélas, la disparition d'un unique modèle de chauvinisme montre qu'il y a un redoutable foisonnement de copies partielles. 
Parmi eux, j'ai croisé jadis un adolescent d'origine rhodanienne, passionné de foot, qui en voulait à ses parents de l'avoir prénommé Étienne. Mais lui, son âge l'excusait (disons qu'il était peut-être en recherche de soi) et il n'avait pas pour ça cogné ses parents. Cependant la profonde bêtise, l'ineptie sans nom, étaient déjà installées / instillées dans son esprit.

mercredi 7 février 2024

Perfect Days : un contrechamp de non-dits

 

Vu hier le film de Wim Wenders Perfect Days sorti en 23 et que des milliers ont déjà vu. Titre d'après la chanson de Lou Reed.
Il parait qu'au départ, la municipalité de Tokyo avait demandé à Wenders un documentaire sur les toilettes d'un quartier chic de la ville, dont les édiles sont particulièrement fiers. Un peu comme si la ville de Nice demandait à JMG Le Clézio de rédiger les vœux du maire. Wim Wenders a transformé la commande en fiction et réalisé un superbe film : on peut en lire le résumé un peu partout...
 
En général, les critiques considèrent que le personnage central, l'employé Hirayama, est un sage qui dans sa modeste routine quotidienne sait voir la lumière. On ne peut en effet le nier : il accomplit son labeur avec une conscience qui atteint la perfection du rituel, comme on nous l'a plus d'une fois montré au Japon à travers la cérémonie du thé, le geste du  calligraphe ou les lents mouvements du Qi Kong. Mais ici, il s'agit de nettoyer les WC (à l'architecture variée et originale) du quartier où il travaille et ne vit pas : lui, il vit dans une bicoque ancienne au confort sommaire. Mais dans cette ville, le citadin dispose de bibliothèques où emprunter de bons livres(*), de bains publics où entretenir son hygiène corporelle, de gargotes bon marché où se nourrir en contemplant les bruits des autres. Car Hirayama circule dans cet univers avec la bienveillance d'un touriste que tout réjouit et qui serait venu d'un autre temps, comme il vient d'un autre quartier. Dans son automobile de service il écoute des cassettes des années 70, les lectures le portent vers des autrices et auteurs d'autrefois, et comme sa voiture dans plusieurs plans du film, il va à contre-courant des foules. Chaque midi, lors de sa pause dans un beau parc, il photographie en noir et blanc, avec un ancien Olympus argentique, les arbres élancés dont les feuillages jouent sur fond de ciel. Chaque dimanche, il récupère les tirages de la semaine précédente et les range dans une même boîte en fer blanc. Le temps est comme suspendu.
 
L'impeccable beauté des jours, du soleil comme de la pluie, et surtout de la ville (lumières, reflets, architectures), contraste avec les olibrius que croise Hirayama, qui l'amusent parfois, qui peuvent aussi inquiéter, mais qui emplissent de bienveillance et plénitude cet homme silencieux, attentif à ce qui l'entoure : le jeune apprenti complètement instable, auquel un ami trisomique s'amuse à tirer les oreilles, le SDF qui se contorsionne, l'enfant perdu dans les toilettes publiques et sa mère névrotique, un vieillard amnésique, une jeune pique niqueuse à l'air farouche... passants dont l'originalité effleure la sensibilité du contemplatif sans vraiment l'atteindre.
C'est alors que sa nièce - adolescente en fugue - vient se réfugier auprès de lui. Elle n'est pas tout à fait comme les autres passants, cet oncle représente pour elle autre chose que la vie ordinaire (comme chez Tati le neveu de Hulot trouvait chez son oncle la fantaisie que les bonnes manières interdisaient chez ses parents). Jadis il lui a offert un Olympus. Et lorsqu'en vélo, ils traversent un pont sur le fleuve qui va jusqu'à l'océan et qu'elle voudrait s'y rendre, l'oncle répond : "une prochaine fois, maintenant c'est maintenant". Tous deux chantent la formule et s'en amusent. Le lendemain, la mère (sœur de Hirayama) vient rechercher sa fille en voiture avec chauffeur, et l'on comprend que Hirayama a résolu de quitter ce monde de très haute bourgeoisie dont il a souffert. Il refuse de voir son père, même diminué au point de ne plus reconnaitre personne. 
Quels sont les non dicibles de Hirayama qui ne se nourrit que du présent ? Quel est son passé inénarrable ? Son père l'a-t-il violenté ? A-t-il simplement exigé de lui une docilité qui niait sa personne ? Il y a cent histoires possibles que le film ne raconte pas. Derrière les petits riens qui comptent du quotidien de Hirayama, il y a autant d'ellipses dont nous ne saurons rien. Deux exceptions :
- lorsque la sœur de Hirayama vient rechercher sa fille auprès de son frère, il la serre dans ses bras et ce seul moment d'abandon leur fait venir des larmes retenues. On devine une grande affection, un amour possible et gâché : "la vie sépare ceux qui s'aiment... sans faire de bruit". 
- comme il s'est tenu un instant embrassé avec sa sœur, Hirayama aperçoit un dimanche la tenancière de son bar habituel, celle-là même qui chante une déchirante version féminine de "House of rising sun", il l'aperçoit enlacée à un homme. Hirayama s'éloigne et contemple le fleuve. L'homme du bar alors le rejoint et lui confie qu'il était l'ex-époux de la femme. Atteint d'un cancer, il a voulu la revoir. Et tous deux jouent comme des enfants tout en fumant et buvant une bière.

De cela les critiques ne parlent pas, qui tiennent absolument à ce que ce personnage séduisant et bienveillant incarne une sagesse sereine. Comme elles taisent l'image fixe finale de Hirayama au volant, gros plan sur le visage qui passe continument de l'esquisse d'un sourire radieux au tremblement de sanglots contenus. Joie et tristesse ensemble. On peut alors se demander si le film n'est pas un trompe l’œil : il ne s'agit pas de nier le bonheur simple que Hirayama s'est forgé, mais cette "sagesse" n'est-elle pas aussi une carapace, une défense qui se fissure tout à la fin et laisse monter des émotions jusqu'ici cadenassées ?
Nous ne saurons rien d'elles, mais elles affleurent prêtes à déborder dans le dernier plan : la sagesse serait alors de les accueillir au risque de l'intranquillité. 
(Mais ce n'est plus du "maintenant" et l'on outrepasse le récit filmique auquel on ajoute une "prochaine fois", ou un après qui n'existent pas).

(*) : les trois titres cités dans le film sont "les palmiers sauvages" de Faulkner, où l'histoire d'un repris de justice sauveteur d'une femme enceinte croise celle d'un fils réprouvé qui fuit New Orleans ("House of rising sun" ?) avec une femme mariée, une œuvre d'Aya Koda (vie d'une femme avec son père) et une autre de Patricia Highsmith où est soulignée la différence entre peur et anxiété.
Ce film globalement taiseux serait-il éloquent par ses références ? Le non-dit et non-filmé des personnages serait-il abordé dans la littérature et la musique ?

On y retrouve les parcours hasardeux que Wenders a plusieurs fois mis en images : l'errance d'Alice dans les villes ou celle du producteur errant dan un camping-car de L'état des choses : mais ici ce n'est plus l'itinéraire qui est aléatoire (celui de Hirayama est au contraire quotidiennement répété et balisé) mais les imprévus qui jalonnent son parcours.
 
 

lundi 5 février 2024

Pétrarque et la Confédération paysanne (Au Phil des jours)

 

 

 Le vendredi 2 février 24

Nous sommes passés devant le lycée Pétrarque. Nous allions soutenir les paysans de la Confédération rassemblés devant un super ALDI de Cavaillon. Le gouvernement ayant accordé les déréglementations que réclamaient la FNSEA, où les gros exploitants côtoient leurs affidés, les petits paysans de la confédération se retrouvent seuls à protester. Ils souhaitent une autre agriculture, réellement vivrière et écologique. Nous allions leur exprimer notre soutien. La Durance est large et grosse, les roseaux abondants. Pas mal de voitures garées devant ALDI, des clients sans doute : il n’y a plus aucun signe de manifestants. On apprendra qu’iels ont été délogé.e.s le matin même : iels ne font plus partie des « malheureux » pour lesquels le ministre de l’intérieur a exprimé sa « bienveillance ». On apprendra plus tard encore que le mouvement s’est déplacé vers Salon de Provence.

Que faire ? Nous poussons jusqu’à la fontaine de Vaucluse. C’est toujours un bonheur de voir ce site exceptionnel sans les hordes de touristes. Les boutiques fermées se feraient presque oublier et l’on peut flâner entre les falaises, le long des eaux changeantes et remuantes. La demeure de Pétrarque est fermée à la visite. On parvient presque à se faire une idée de la solitude. Les eaux vertes et blanches, baroques* et romantiques parmi les ruines, se fraient mille chemins entre soleil et ombre. Elles surgissent (Sorgue sorgente) de dessous les monts pour former la rivière aux cent bras qui va irriguer la plaine, les champs et les villes d’aval. Mais le chaos rocheux tout en haut du chemin est sec : les eaux de la grotte sont basses et nulle écume ne bouillonne sur les mousses qui ferment la principale résurgence.


Retour sous un soleil printanier. Passage par la chartreuse, lieu solitaire où désormais s’entrecroisent les routes nationales, le chemin de fer, la ligne TGV et l’autoroute A7, passage devant l’aéroport et devant le lycée Pétrarque, lycée public du ministère de l’agriculture (laquelle) qui annonce des portes ouvertes et se présente comme « le lycée des sciences du vivant ». Nous rentrons perplexes. L'esprit chahuté entre la terre dont les forces nous dominent et la terre que nous forçons. Entre l’absence des paysans nous laissant à notre solitude et la solitude choisie du poète.

(*) : Parmi les nombreux poètes de Scève à Char qui ont célébré ce lieu où naquit le sonnet, les "baroques" ont multiplié les évocations du courant, ses variations fugaces. Parmi eux Scudéry compose un célèbre sonnet : Fontaine de Vaucluse.

"Mille, et mille bouillons, l’un sur l’autre poussés,

Tombent en tournoyant, au fond de la vallée ;

Et l’on ne peut trop voir la beauté signalée,

Des torrents éternels, par les Nymphes versés.


Mille, et mille surgeons, et fiers, et courroucés,

Font voir de la colère à la beauté mêlée ;

Ils s’élancent en l’air, de leur source gelée,

Et retombent après, l’un sur l’autre entassés.


Ici, l’eau paraît verte, ici grosse d’écume,

Elle imite la neige, ou le cygne en sa plume ;

Ici comme le ciel, elle est toute d’azur :


Ici le vert, le blanc et le bleu se confondent ;

Ici les bois sont peints dans un cristal si pur ;

Ici l’onde murmure, et les rochers répondent."

dimanche 4 février 2024

Concepts à gogo et oeuvres de génie

 J'ai écrit il y a quelques années une pièce intitulée Une conférence qui figure dans le recueil Mots croisés, où un conférencier expose la vie d'un artiste conceptuel déroutant. Lors d'une lecture théâtralisée de ce texte au théâtre l'Isle 80 d'Avignon, les échanges qui ont suivi ont peu porté sur la lecture, ou sur le théâtre, mais sur l'art contemporain dont une bonne partie du public pensait que je me gaussais. Moi, me gausser ! Moi, béotien présomptueux, me faisais-je le contempteur de l'art conceptuel ? Tournais-je en ridicule une démarche créative que je ne comprenais pas ? 
Je vais tâcher, sans trop disserter, de clarifier ce point qui vous préoccupe tous.
Pour cela, prenons trois exemples concrets de l'art conceptuel.

1) Je n'ai découvert qu'il y a peu d'années les œuvres d'Ernest Pignon - Ernest, et lorsque j'ai entendu pour la première fois son nom, j'ai cru que les parents de ce monsieur, non contents de l'appeler Ernest (vieux prénom de mon grand-père et d'un personnage d'Oscar Wilde), manquaient à ce point d'imagination qu'ils avaient affublé leur fils d'une partie du nom qu'il avait déjà et que, sans doute par méchanceté pure, ils l'avaient par avance voué à la moquerie de ses condisciples, comme la petite Mégane Renault qui avait défrayé la chronique autrefois. Il se trouve aussi que Pignon est le nom du personnage central du Dîner de cons, mais ça, les parents de l'artiste ne pouvaient pas le prévoir.
J'ai ensuite appris la fausseté de mes hypothèses, puisque l'artiste avait lui-même choisi ce pseudonyme, et qu'il avait pour cela ses raisons. Et j'ai peu à peu découvert certaines de ses œuvres : Ecce Homo d'abord. Grandeur d'homme, on voit  Pier Paolo Pasolini (mon correcteur d'orthographe me suggère Pangolin) dessiné en pied, qui porte sur ses avant-bras son propre corps mou, mort. Image réaliste et troublante comme une descente de croix, une mise au tombeau, ou l'image d'un père (ou d'une mère) avançant vers notre regard, tenant son enfant assassiné dans les bras. Image tragique qui interpelle par son étrangeté, précisément parce qu'elle s'inscrit dans l'Histoire de la peinture et qu'elle la détourne : en effet, la Pietà présente dans bien des églises, chef d'oeuvre des plus célèbres peintres et sculpteurs, est ici offerte, collée sur les arbres et sur les murs des villes, hors les lieux sacrés des musées ou de St Pierre du Vatican, pour être montrée à chacun.e dans les quartiers populaires non loin de la plage où Pier Pasolini a été assassiné. Image digne, compatissante et sacrée érigée en série dans les lieux profanes pour les profanes qui y habitent : tout se tient : l'Histoire des arts, la pensée sur la représentation qui exprime dignité et bonté, l'offrande au peuple, la distribution de l'oeuvre dans les quartiers où elle s'affiche, tout entre en cohérence. Et quoi que l'on saisisse de l'ensemble, c'est une évidence bouleversante qui vient à nous.
Quelques années plus tard, j'ai vu en Avignon, dans l'église désaffectée des Célestins, l'installation de l'oeuvre "mystiques". Lieu jadis sacré qui ne l'était plus, et qui avait accueilli la dépouille d'un cardinal mort d'excessives privations. Dans l'obscurité, dressés sur une eau noire comme un miroir, les portraits flottants de femmes mystiques (Hildegarde de Bingen, Thérèse d'Avila...) renvoyaient autant à l'ascèse qu'à la contemplation, à l'illusion du corps qu'elles voulaient perdre et transcender : nous, spectateurs conviés à l'apparition de fausses reliques, étions-nous les acteurs d'une vision mystique ?
Et j'appris alors que le même créateur avait peint à Belfort "Le mur des Illustres". Me rendant au théâtre du peuple de Bussang, je passai par Belfort et finis par trouver la peinture murale : à côté d'un supermarché, du parking exactement, s'élève un immeuble en fer à cheval. Reprenant L'école d'Athènes de Raphaël, ses arcatures et le principe de personnages célèbres, étaient réunis dans le cadre ordinaire de la cité 47 (je crois) personnages modernes, de Marie-Curie à Nietzsche en passant par Hugo, Nerval ou Desnos. Pas mal d'allemands d'ailleurs : et je m'avisai que cette fresque pacifique faisait face à la forteresse de Belfort et à son lion tourné vers la reconquête de l'Alsace.
Ici encore, du dessin à l'emplacement, de l'idée aux moyens mis en œuvre, tout entrait en cohérence et offrait les Beaux-Arts aux familles à caddie. Admirable.

Après mon passage à Bussang, Colmar.
 
 2) Vous connaissez peut-être Martin Schongauer, graveur et peintre allemand établi à Colmar (vers 1470) après une formation à Leipzig et auprès des flamands. Un prédécesseur de Dürer à la célébrité si bien établie qu'il a encore sa rue à Colmar. J'ignorais son existence lorsque je me rendis au musée Unterlinden. Non loin du fameux retable d'Issenheim, je tombe en arrêt devant une sorte de gigantesque pin's ou disque solaire rétréci, un cercle métallique (ou plastifié) bombé (un disque), tout uniformément doré, d'un mètre environ de diamètre, sur lequel est écrit en lettres d'imprimerie noires : 
 
 
MARTINE SCHONGAUER 

 
 Devant l'objet une page 21x29,7 solidement encadrée et protégée m'apprend d'abord l'existence de l'artiste du XVème siècle, puis celle d'une autre artiste, femme actuelle, qui par l'oeuvre exposée devant moi dénonce le machisme dans le monde de l'art, et revendique qu'une femme puisse au même titre qu'un homme être exposée dans un musée, et produire, comme dans les prestigieux ateliers de jadis, une œuvre à la feuille d'or, qui renvoie à l'art religieux considéré comme le plus élevé, donc longtemps interdit aux femmes (pureté, impureté, discours sur l'impermanence opposée à l'éternité de l'or, etc, etc...Toute une page de caractères serrés).
Je sais gré à cette dame d'avoir peint un joli rond doré, et au commentaire muséal de m'apprendre l'existence de deux artistes en un seul instant. Mais je ne peux absolument rien comprendre à l'oeuvre, ni (je suppose) ressentir quoi que ce soit, si je n'ai pas entièrement lu le commentaire. Même un.e alsacien.ne féru.e de Schongauer s'étonnera sans doute de la faute d'orthographe sur son nom, et s'interrogera sur ce E supplémentaire. Peut-être parmi les plus futé.e.s y en aura-t-il (elle ?) un.e pour sourire ? Mais mesurera-t-iel la profondeur de la pensée critique qui préside à cette dénonciation des injustices sexuées dans l'Histoire ?

Sans le long commentaire, l'oeuvre prétendument artistique n'existe pas. Sa prétention m'agresse, et je m'emporterais contre cette inepte fadaise sans la souriante tendresse qui me vient car j'ai autrefois aimé une femme qui portait le même prénom. Ce qui évidemment n'a rien à voir avec l'insigne quoique indigne objet qu'on me présente comme une audacieuse et provocante remise en cause des valeurs établies.

3) Je ne citerai personne. Mais combien ai-je vu de bottes de paille posées sur un parquet, de cordes pendouillant aux cimaises, transformées ou non par de la peinture, de la colle ou du goudron, présentées (le plus souvent sans titre pour ne pas limiter l'imaginaire) comme œuvres d'art ?
Il y a plus d'un siècle, Marcel Duchamp a provoqué et interrogé l'art établi en le réduisant à la signature de l'artiste. Ces temps joyeux sont révolus - les œuvres - celles qui n'ont rien à montrer - dépendent désormais des cotations et des commentaires qui leur sont associés, ce qui les ballotte entre la vacuité et la boursouflure verbeuse : elles ne montrent rien, ne témoignent de rien, n'anticipent ni ne détournent rien, ne changent pas d'un iota notre regard ou nos sensations sur le monde, elles occupent simplement une place dans les espaces muséaux qu'on leur réserve, en général de grandes pièces vides et blanches où elles restent seules célibataires. Et si elles nous interrogent, c'est sur la raison de leur présence dans ces espaces, et de la notre du même coup, et encore des fondements du respect qu'on leur doit.


Qu'un.e enfant ou un.e adulte ait plaisir à bâtir des châteaux de sable que les vagues défont, cela fait partie des plaisirs éphémères (et peut-être poétiques) que nous savourons trop rarement. Mais qu'un.e artiste (?) arpente les rivages de la mer baltique pour entasser plusieurs pierres (espèces de cairns sommaires) jusqu'à ce que les vents les renversent, et recommence alors l'opération dix mètres plus loin, et ainsi de suite pour le même résultat, et enregistre l'opération par des photos et des vidéos afin que nul n'en ignore, cela me rend perplexe. Si ce faisant l'artiste obtient que ses vidéos soient diffusées dans une galerie, voire rejoigne les pièces maîtresses d'une fondation, cela me déconcerte...et si je me réjouis pour l'artiste qu'elle ou il puisse, d'un bond dans la cote de ses cailloux chancelants, parcourir ad vitam, grâce à la ténacité de sa démarche, d'autres rivages sous le vent, je me demande ce que cette forme conceptuelle apporte à la notion d'art.


Je crois que les paragraphes ci-dessus n'ont en fait pas grande importance. Mais ils précisent -un peu - ce que je rejette dans le prétendu "art conceptuel" qui recouvre en fait des réalités très diverses, allant de la mise en cohérence totale d'une pensée, de talents et d'un contexte fait du lieu, de l'Histoire des arts et de l'Histoire générale, jusqu'au passe-temps tout à fait respectable - et mieux vaut sur les plages s'occuper à empiler des galets, ou des coquillages, plutôt que d'enfouir des mines anti-personnel - mais qui relèverait du charlatanisme sans la profonde sincérité de qui s'y adonne.
 
 







vendredi 2 février 2024

L'exclusivité du terme génocide ?

 Un collectif de juristes pour le respect des engagements internationaux de la France (CJRF) a estimé inconvenante une note du Ministère des Affaires étrangères.
 
 Cela fait suite aux massacres qui sont en train d'être commis dans la bande de Gaza* et à la mise en garde, ou plutôt l'injonction faite à Israël par la CIJ de tout mettre en œuvre pour éviter un génocide envers la population palestinienne de ce territoire. La note ministérielle indiquait : "La France annonce vouloir rappeler à la Cour [Internationale de Justice] que le crime de génocide nécessite l'établissement d'une intention".

Outre son ton présomptueux, ce rappel ne tient pas compte des déclarations répétées de plusieurs ministres israéliens présentant les gazaouis comme des "animaux humains" et Gaza comme un "problème à éliminer" (sauf écart de traduction), déclarations répercutées sur l'ensemble des médias. De fait, ces déclarations sont claires, et sans l'intention d'éliminer une bonne part de la population, d'en éradiquer aussi sa culture, on comprendrait mal la multiplication des frappes depuis plusieurs mois sur les objectifs civils, en particulier les centres de soins, de culture et d'apprentissage, de même que le regroupement de la population dans la partie sud du territoire. 
 
Certes, c'est l'attaque surprise du Hamas tuant un millier d'israéliens et l'indigne prise d'otages (dont 110 ont été libérés fin novembre) qui l'a accompagnée qui a déclenché la riposte militaire, et non une volonté d'extermination déclarée au préalable. Mais il est vrai également que le blocus établi depuis des années sur la 'bande' prend en otages (tout aussi indignement) les deux millions de gazaouis dans le courant même de leur vie quotidienne, puisque tous les approvisionnements extérieurs (vivres, énergie ou médicaments entre autres choses) dépendent directement de la volonté de l’État d'Israël. L'enfermement de la population sur le sol du territoire où elle survit ne fait aucun doute.
 
Dès lors, l'objection, voire la remontrance faite à la Cour de Justice par notre Ministère soulève une curieuse remarque : le terme "génocide" relèverait-il d'un monopole ?  Est-il inscrit dans notre inconscient que l'épouvantable Shoah doit seule mériter ce terme pour les siècles des siècles ? Faut-il par des arguties toujours plus vétilleuses faire obstacle à l'emploi du mot juste, lorsque ce n'est pas le peuple juif qui est victime de l'extermination ?
Nier que, faute de déclaration d'intention en bonne et due forme, le regroupement d'une population dans un secteur bombardé à outrance et sans moyen d'approvisionnement présente un risque de génocide, est-ce soutenable ? Est-ce seulement raisonnable ? N'est-ce pas aussi aberrant que le négationnisme ? N'est-ce pas fermer les yeux sur les risques encourus par de nouveaux boucs émissaires ?
La Cisjordanie, quant à elle, n'est-elle pas transformée en une série de shtetls où des pogroms d'intensité variable peuvent être perpétrés, périodiquement, à l'abri des murs dressés dans les territoires occupés, pour les séparer de l’État voisin ou pour protéger les colonies établies et les terres confisquées ? Hameaux, villages dont la sortie ou l'entrée est soumise à des contrôles comme jadis ceux des ghettos ? Heureusement, de par le monde, nombreuses sont les personnes juives qui s'élèvent contre cette transposition de modèles qu'on croyait révolus.
L'observation pédante de notre Ministère ne tient pas compte de cette intelligence humaine et lui substitue un esprit procédural tatillon : les victimes ont-elles été prévenues dans les formes qu'elles allaient être exterminées ?
Les Africains mis dans les cales des navires durant les siècles passés ont-ils signé des contrats d'esclavage assez clairement formulés, ou n'ont-ils pas été de réels esclaves par défaut d'information ? Ne sont-ils pas morts dans les cales, ou du fait des abus de leurs "maîtres", faute d'un alinéa suffisamment précis ?
Le fait d'être réduit à une condition animale et parfois d'en subir le nom dégradant (rat puant, cafard,,...etc) constitue-t-il une déclaration suffisamment claire dans la phase qui précède une extermination ? Faut-il recourir à l'expertise de "la radio des collines" (Rwanda) pour s'en assurer ?
 
Est-ce au Ministère des Affaires étrangères de France  de donner la leçon aux sages du monde entier, pour décider quels mots permettent seuls de valider une action génocidaire ?
Doit-on établir une liste permanente des peuples génocidés, de 1 à X, qui exclurait à jamais les futures victimes de futurs massacres ?
 
Au moins serait ainsi résolue la question de vocabulaire : un génocide relèverait par définition du passé, en ajouter un nouveau aujourd'hui relèverait du complot contre l'ère de progrès que nous traversons.
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(*) : 1948 : auto-proclamation de la naissance de l’État d'Israël, suivie d'une guerre civile avec la population palestinienne expulsée (plus de 700 000 personnes) élargie jusqu'en 49 aux pays arabes voisins. L’Égypte du roi Farouk refusant d'accueillir les expulsés, les accords de Rhodes conclus par Israël et ses voisins créent autour de Gaza (250 000 habitants alors) une bande territoriale où les déshérités en fuite sont rassemblés.