Le 12 février
Après la cérémonie, les invités de la noce se sont dirigés en procession automobile jusqu'au domaine loué pour l'occasion, où il était prévu que se déroule la fête. Or ce domaine se situait à égale distance les villes de Lyon et de Saint-Étienne dont on connait l'âpre adversité footballistique, si bien que plusieurs individus armés de battes de base-ball, de barres de fer et autres objets contondants, qui n'étaient ni invités ni attendus, ont fait irruption et ont commencé à fracasser les pare-brise et carrosseries des voitures en stationnement. Quelques noceurs qui ont tenté d'interrompre la casse ont été molestés à leur tour, certains ont été hospitalisés et leurs blessures leur ont valu des arrêts de travail.
Ce fait divers ne relève pas d'une actualité tout à fait actuelle, puisqu'il remonte à plusieurs années, mais il pourrait se reproduire aujourd'hui ou demain, comme ces vendetta que l'on croit enterrées mais qui couvent au maquis et s'embrasent lorsque la chaleur monte.
A leur procès, les trublions penauds ont présenté leurs plus plates excuses et ont plaidé l'erreur. Oui, l'erreur : avaient-ils pris les voitures stationnées dans le parc pour des moulins à vent ? Avaient-ils frappé les témoins du mariage en les prenant pour des épouvantails ? Avaient-ils cru que la vaste propriété était un centre open de tae-kwon-do ? Pas du tout : ils avaient été mal renseignés et avaient cru que le marié était un ardent supporter de l'Olympique Lyonnais. Les ardents supporters stéphanois qu'ils étaient ne s'excusaient donc pas d'avoir blessé plusieurs personnes et endommagé voitures et bâtiments, ils demandaient pardon pour s'être trompés de cible, pour s'en être pris en somme à des "innocents", et pensaient -s'ils pensaient- que leur action eût été pleinement justifiée si les victimes de leur agression avaient été de réels supporters du club de foot rival.
L'anecdote est désormais ancienne et doit s'être fondue parmi les souvenirs de mariage du couple, qui depuis a peut-être divorcé. Sans doute les agresseurs ont-ils dû verser de lourdes indemnités, réparer autant que possible, et avec intérêts, les dommages causés, sans doute même ont-ils été condamnés à de la prison mais avec sursis car à quoi eût-il servi de les incarcérer : ayant accompli la mission de salubrité publique qu'ils s'étaient fixée, ils ne risquaient pas de récidiver, il ne s'agissait pas de délinquants notoires, de dangereux malfaiteurs, mais de simples citoyens fiers d'être stéphanois au point de ne pas supporter qu'un supporter du club voisin vienne faire la fête aux confins du département ligérien : le voisin qui trop s'approche, le prochain, pollue mon air et m'envahit de ses microbes, comme un chien galeux de ses puces, pensaient-ils s'ils pensaient.
Horace le poète l'a bien dit :"Odi profanum vulgus et arceo". Je hais le tout-venant et le tiens à distance (traduction personnelle, où "profanum" recouvre l'ignorance des masses, du vulgaire, de la foule inculte).
On pourrait aussi méditer en vain sur l'incommensurable sottise qui, activée par de fausses rumeurs, peut non seulement conduire à des violences, mais trouve le front de les justifier par d'aberrantes convictions. C'est en général ainsi que débutent les guerres, pogroms, les massacres ou prétendues expéditions punitives, et plus généralement les haines dirigées contre ce qui, pour un temps, figure notre altérité. C'est ce qui alimente les cris de bêtes et plus largement les insultes ordinaires dont les "visiteurs" sont gratifiés dans les stades. Non seulement ici, mais dans les pays mêmes où à titre privé, la réception de l'hôte est un devoir sacré. C'est apparemment différent dans l'enceinte d'un stade : ni la morale commune, ni les commandements religieux, ni les lois du pays ne s'appliquent. Ce sont des lieux où le simulacre de la guerre tend à ressembler de plus en plus à son modèle.
Dans ces conditions, le sport interdit la neutralité : l'obligation s'impose de se revendiquer de quelque part, d'en arborer et porter haut les couleurs, d'en entonner les hymnes, en un mot de transmuer en supporte(u)r le sportif que l'on est par ailleurs, ou que l'on a été, ou que l'on voudrait être. L'exploit technique, la grâce artistique d'un geste exceptionnel cèdent devant la nécessaire appartenance à un clan. Dans le stade et aux abords du stade, où s'accomplissent les rituels, mais aussi dans un périmètre élargi et dans un temps prolongé qui empiètent sur d'autres champs du quotidien, comme on vient de le voir à propos de la noce malencontreuse, le supporte(u)r n'est plus un être civil, civique, mais le soutien fanatique à une équipe, à savoir un maillot, un drapeau, des "couleurs" et quelques autres insignes devenus symboles d'une cité. Les héro.ïne.s qui en portent la tenue sont interchangeables : ignoré.e.s ou honni.e.s s'iels vont jouer ailleurs, iels sont adulé.e.s tant qu'iels portent ce maillot-ci et non un autre. Tel.le joueur.euse sifflé.e sous le maillot du club voisin sera vénéré.e en équipe nationale. C'est de la folie institutionnalisée. Elle se nourrit de l'existence des autres semblables à nous, celles et ceux qui appartiennent à d'autres clubs, d'autres cités, d'autres nations, ces êtres regrettablement vivants qui ne sont pas d'ici et qui, sous le nom nouveau d' "adversaires", sont instantanément perçus comme une menace.
Le sport mercantilisé (les produits dérivés en sont avant tout les dérives) a grandement besoin d'être supporté : bien entendu, les droits médiatiques, les paris, les marques constituent les marche-pieds d' oligarques internationaux qui en supportent les coûts ou engrangent les profits : mécènes, sponsors, propriétaires de clubs, de stades, de joueur.euse.s ! Mais pour que les milliards en circulation continuent à fructifier, il faut une certaine popularité, il faut flatter le "profanum vulgus" beaucoup moins volatile que les victoires et les cotations boursières, le quidam fièrement implanté dans sa cité, ancré même dans telle ou telle tribune qui le caractérise. L'enthousiaste ou le fanatique (tifoso a les deux sens), l'inconditionnel de quelque part, est le principal soutien du club, son principal support. Grâce à ces supporters souteneurs, le sport de haut niveau peut s'acheter et vendre des vedettes, s'offrir des événements qui à leur tour suscitent ou fidélisent des supporte(u)rs souteneurs semblables aux précédents, et dont les plus exaltés viendront peut-être gâcher vos épousailles...
Moralité : Convient-il d'endurer (supporter) les souteneurs (supporters) sportifs qui réveillent un esprit de clocher que l'on espérait dompté mais qui, tel Antée, reprend vigueur toutes les fois où un ballon touche le sol ? Est-il possible d'échapper à l'omnipotence des chauvins qui viennent jusque dans nos bras amocher nos compagnes...? (*)
(*) : Il a fallu une thèse d’État à la toute fin du XXème siècle pour prouver l'inexistence historique de Nicolas Chauvin, illustre personnage tourné en ridicule dans les arts mineurs (chanson, vaudeville...) du XIXème. Hélas, la disparition d'un unique modèle de chauvinisme montre qu'il y a un redoutable foisonnement de copies partielles.
Parmi eux, j'ai croisé jadis un adolescent d'origine rhodanienne, passionné de foot, qui en voulait à ses parents de l'avoir prénommé Étienne. Mais lui, son âge l'excusait (disons qu'il était peut-être en recherche de soi) et il n'avait pas pour ça cogné ses parents. Cependant la profonde bêtise, l'ineptie sans nom, étaient déjà installées / instillées dans son esprit.
Des suporters-souteneurs... On n'est pas loin de la prostitution ! Le niveau de fric en moins.
RépondreSupprimerTrès regrettable de ne pas développer la richesse que sont les différences ! Imaginer la nature avec une seule couleur tient du cauchemar !
Et puis au bout de cette attitude primaire, s'il n'y a plus d'adversaire... Il n'y a plus de match !