Vu hier le film de Wim Wenders Perfect Days sorti en 23 et que des milliers ont déjà vu. Titre d'après la chanson de Lou Reed.
Il parait qu'au départ, la municipalité de Tokyo avait demandé à Wenders un documentaire sur les toilettes d'un quartier chic de la ville, dont les édiles sont particulièrement fiers. Un peu comme si la ville de Nice demandait à JMG Le Clézio de rédiger les vœux du maire. Wim Wenders a transformé la commande en fiction et réalisé un superbe film : on peut en lire le résumé un peu partout...
En général, les critiques considèrent que le personnage central, l'employé Hirayama, est un sage qui dans sa modeste routine quotidienne sait voir la lumière. On ne peut en effet le nier : il accomplit son labeur avec une conscience qui atteint la perfection du rituel, comme on nous l'a plus d'une fois montré au Japon à travers la cérémonie du thé, le geste du calligraphe ou les lents mouvements du Qi Kong. Mais ici, il s'agit de nettoyer les WC (à l'architecture variée et originale) du quartier où il travaille et ne vit pas : lui, il vit dans une bicoque ancienne au confort sommaire. Mais dans cette ville, le citadin dispose de bibliothèques où emprunter de bons livres(*), de bains publics où entretenir son hygiène corporelle, de gargotes bon marché où se nourrir en contemplant les bruits des autres. Car Hirayama circule dans cet univers avec la bienveillance d'un touriste que tout réjouit et qui serait venu d'un autre temps, comme il vient d'un autre quartier. Dans son automobile de service il écoute des cassettes des années 70, les lectures le portent vers des autrices et auteurs d'autrefois, et comme sa voiture dans plusieurs plans du film, il va à contre-courant des foules. Chaque midi, lors de sa pause dans un beau parc, il photographie en noir et blanc, avec un ancien Olympus argentique, les arbres élancés dont les feuillages jouent sur fond de ciel. Chaque dimanche, il récupère les tirages de la semaine précédente et les range dans une même boîte en fer blanc. Le temps est comme suspendu.
L'impeccable beauté des jours, du soleil comme de la pluie, et surtout de la ville (lumières, reflets, architectures), contraste avec les olibrius que croise Hirayama, qui l'amusent parfois, qui peuvent aussi inquiéter, mais qui emplissent de bienveillance et plénitude cet homme silencieux, attentif à ce qui l'entoure : le jeune apprenti complètement instable, auquel un ami trisomique s'amuse à tirer les oreilles, le SDF qui se contorsionne, l'enfant perdu dans les toilettes publiques et sa mère névrotique, un vieillard amnésique, une jeune pique niqueuse à l'air farouche... passants dont l'originalité effleure la sensibilité du contemplatif sans vraiment l'atteindre.
C'est alors que sa nièce - adolescente en fugue - vient se réfugier auprès de lui. Elle n'est pas tout à fait comme les autres passants, cet oncle représente pour elle autre chose que la vie ordinaire (comme chez Tati le neveu de Hulot trouvait chez son oncle la fantaisie que les bonnes manières interdisaient chez ses parents). Jadis il lui a offert un Olympus. Et lorsqu'en vélo, ils traversent un pont sur le fleuve qui va jusqu'à l'océan et qu'elle voudrait s'y rendre, l'oncle répond : "une prochaine fois, maintenant c'est maintenant". Tous deux chantent la formule et s'en amusent. Le lendemain, la mère (sœur de Hirayama) vient rechercher sa fille en voiture avec chauffeur, et l'on comprend que Hirayama a résolu de quitter ce monde de très haute bourgeoisie dont il a souffert. Il refuse de voir son père, même diminué au point de ne plus reconnaitre personne.
Quels sont les non dicibles de Hirayama qui ne se nourrit que du présent ? Quel est son passé inénarrable ? Son père l'a-t-il violenté ? A-t-il simplement exigé de lui une docilité qui niait sa personne ? Il y a cent histoires possibles que le film ne raconte pas. Derrière les petits riens qui comptent du quotidien de Hirayama, il y a autant d'ellipses dont nous ne saurons rien. Deux exceptions :
- lorsque la sœur de Hirayama vient rechercher sa fille auprès de son frère, il la serre dans ses bras et ce seul moment d'abandon leur fait venir des larmes retenues. On devine une grande affection, un amour possible et gâché : "la vie sépare ceux qui s'aiment... sans faire de bruit".
- comme il s'est tenu un instant embrassé avec sa sœur, Hirayama aperçoit un dimanche la tenancière de son bar habituel, celle-là même qui chante une déchirante version féminine de "House of rising sun", il l'aperçoit enlacée à un homme. Hirayama s'éloigne et contemple le fleuve. L'homme du bar alors le rejoint et lui confie qu'il était l'ex-époux de la femme. Atteint d'un cancer, il a voulu la revoir. Et tous deux jouent comme des enfants tout en fumant et buvant une bière.
De cela les critiques ne parlent pas, qui tiennent absolument à ce que ce personnage séduisant et bienveillant incarne une sagesse sereine. Comme elles taisent l'image fixe finale de Hirayama au volant, gros plan sur le visage qui passe continument de l'esquisse d'un sourire radieux au tremblement de sanglots contenus. Joie et tristesse ensemble. On peut alors se demander si le film n'est pas un trompe l’œil : il ne s'agit pas de nier le bonheur simple que Hirayama s'est forgé, mais cette "sagesse" n'est-elle pas aussi une carapace, une défense qui se fissure tout à la fin et laisse monter des émotions jusqu'ici cadenassées ?
Nous ne saurons rien d'elles, mais elles affleurent prêtes à déborder dans le dernier plan : la sagesse serait alors de les accueillir au risque de l'intranquillité.
(Mais ce n'est plus du "maintenant" et l'on outrepasse le récit filmique auquel on ajoute une "prochaine fois", ou un après qui n'existent pas).
(*) : les trois titres cités dans le film sont "les palmiers sauvages" de Faulkner, où l'histoire d'un repris de justice sauveteur d'une femme enceinte croise celle d'un fils réprouvé qui fuit New Orleans ("House of rising sun" ?) avec une femme mariée, une œuvre d'Aya Koda (vie d'une femme avec son père) et une autre de Patricia Highsmith où est soulignée la différence entre peur et anxiété.
Ce film globalement taiseux serait-il éloquent par ses références ? Le non-dit et non-filmé des personnages serait-il abordé dans la littérature et la musique ?
On y retrouve les parcours hasardeux que Wenders a plusieurs fois mis en images : l'errance d'Alice dans les villes ou celle du producteur errant dan un camping-car de L'état des choses : mais ici ce n'est plus l'itinéraire qui est aléatoire (celui de Hirayama est au contraire quotidiennement répété et balisé) mais les imprévus qui jalonnent son parcours.
Il y a aussi la ville. Tokyo filmée belle, lisse, sans violence. Et tout dans ce film, jusqu'aux chiottes, est sans une égratignure, propre, semblant toujours neuf. Mais les habitants ? Ceux que Wenders nous montre ne sont pas heureux. Et s'ils essaient d'être "lisses", ils en souffrent.
RépondreSupprimerL'autre précisions que je voulais préciser, c'est mon étonnement à lire en effet des critiques parlant de zen, de sagesse du personnage principal. Si c'est parce que ça se passe au japon qu'on pense zen, c'est un peu léger. Hirayama n'a rien -pour moi- d'un sage. Sorti d'un passé qu'on pressent très douloureux, il est arrivé à calfeutrer ses souffrances en se laissant toucher par les petits riens du quotidien. Très bien. Nous montrer ces plaisirs simples est chouette. Mais un sage ne se calfeutre pas. Un sage est passé "au-delà" de ses souffrances.
Superbe film en tous cas qui nous laisse sans réponse et nous permet de gamberger sur chaque séquence.
J'ai adoré ce film comme particulièrement "Alice dans les villes" (inoubliable émotion d'échanger deux mots avec son acteur principal venu à l'issue de la projection 50 ans plus tard lors du dernier festival lumière). Je me refuse à lire les critiques de cinéma d'une manière générale, un peu comme en littérature & musique, les auteurs, écrivains, compositeurs qui me touchent j'en redemande et Wim Wenders est une merveille à mon sens de finesse, sensibilité, humanité dans tout ce qu'elle peut contenir de pudique, contemplatif et douloureux.
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