Au gré des livres

Au gré des livres

 

 

"Des livres et nous"

 

 

 On se rappelle l'époque récente où seule l'alimentation a été considérée comme "essentielle". Certes il est juste que sans boire ni manger nous ne valons pas grand chose et surtout pas longtemps. Cependant certain.e.s se sont émus que les objets de culture soient tenus pour inessentiels - surtout lors de la dure période où isolé.e.s les un.e.s des autres, les écrans seuls nous reliaient. Une autre forme de reliure eût été souhaitable. 

Que ces inessentiels du confinement soient désormais remis à l'honneur et partagés dans la société humaine - précisément contre celles et ceux qui prétendent qu'il n'y a que des individus et pas de société.

"Des livres et nous" : agréable jeu de mots qui donne leur nom à deux librairies en France métropolitaine : l'une à Périgueux (Dordogne) et l'autre à St Just en Chevalet (Loire). S'il en existe d'autres, que les libraires pardonnent à mon ignorance.

 

 Coups de cœur

Les petits de Marion Fayolle aux éditions magnani.

Il y a quelques jours encore j’ignorais jusqu’au nom de Marion Fayolle.

C’est à la librairie Youpi que j’ai vu qu’elle avait publié un premier roman, chez Gallimard, après d’autres publications en tant que dessinatrice. Et juste à côté du roman se tenait un petit joli livre papier crème avec en couverture le dessin d’un bébé nu endormi qui tient dans ses bras comme en songe ses parents unis, eux-mêmes endormis mais vêtus.

Cela s’intitule Les petits.

Et quand on l’ouvre, le premier dessin montre une dame en robe rouge, ventre très arrondi, qui pousse un landau vert tendre dont la bâche a la même rondeur de coquillage : double conque enveloppante et protectrice du ventre et du landau, qui masque au regard du lecteur le contenu supposé : un « petit ».

Les pages suivantes offrent au regard des situations simples où le point de vue de l’enfant croise celui de la mère ou du père. Situations simples comme la naissance ou l’allaitement au sein, les liens qui unissent la mère et l’enfant, l’attachement du père à l’enfant ou de l’enfant au père, etc...Mais le dessin, d’une grande limpidité, renvoie aussi bien à des rêves qu’à des questionnements : l’enfant boit au sein renversé comme dans un bol, l’enfant fillette qui s’écarte de la mère reste reliée à elle par le fil des tissus et les traits de la chevelure, traits et surfaces élastiques, souples mais indécollables comme du chewing-gum, l’enfant garçonnet se tient debout sous la robe bleue de la mère comme sous une cloche de verre...D’autres dessins interrogent : qui mène qui ? Est-ce une faille que l’enfant creuse entre père et mère, est-ce un pont que l’enfant établit entre père et mère ? L’éducation s’apparente-t-elle à un dressage ? A un modelage ? A la sculpture d’un être nouveau ? Et comme cela suit peu ou prou une vague chronologie, viennent les dessins figurant l’éloignement, l’émancipation, les inéluctables et séparations.

Les profondeurs psychologiques ou oniriques sont ainsi montrées, offertes à l’imaginaire comme à la réflexion, au fil de pages tendres et faussement naïves.

C’est une merveille.

Sans doute un jour lirai-je d’autres ouvrages - et le roman – de cette dessinatrice, mais ce recueil de clairs et mystérieux croquis féconde une infinie méditation sur les germes de nos relations intimes.


Rapides lectures occasionnelles

 Il existe  chez divers éditeurs de petits fascicules qui font le point sur un domaine, une question, envisagée à l'instant T. Ce sont de petits essais, qui adoptent rarement la tonalité du pamphlet mais s'efforcent d'informer, de "vulgariser" une pensée. On les lit vite, on s'efforce de retenir les points essentiels, et on se sent moins ignorant. On ne les range pas ensuite sur les rayons d'une bibliothèque mais on les remise avec quelque mensuel ou magazine dans les recoins, comme on engrange quelque notion dans les recoins de notre mémoire. En voici plusieurs exemples.
 
- TEMPS DE CERVEAU LIBÉRÉ : EN FINIR AVEC LA PUBLICITÉ de David Cormand aux éditions {les petits matins} : au-delà de la critique conventionnelle des effets délétères de la pub, l'ouvrage insiste sur l'absence de réglementation et d'échappatoire. la publicité comme alliée de la surconsommation fabrique des valeurs antisociales, antiécologiques, à l'encontre du progrès humain et d'un avenir soutenable. Langage précis, direct, sans effets de manches. Parfaitement utopiste mais présenté avec méthode.

- "On ne peut accueillir toute la misère du monde". En finir avec une sentence de mort.
Le 2 mai 24 : je viens de lire ce petit livre précieux paru aux éditions ANAMOSA : renseignements pris, le mot signifierait "tu marches avec moi" dans une langue amérindienne, et cet éditeur de sciences humaines / sociales fait partie d'un collectif (éditeurs, libraires et autres intervenants du livre) qui s'appelle "Les désirables".
Et c'est un vrai désir d'apprendre et de lire que transmet cet ouvrage d'environ 70 pages en format 10x14cm : un carnet
Il est écrit par un juriste et un philosophe, l'un belge et l'autre français sans doute puisque ce sont les deux pays qui parmi d'autres sont principalement concernés par l'étude de la fameuse phrase de Michel Rocard. Phrase d'ailleurs incomplète, mais c'est bien ce début de formulation dont traite l'ouvrage : avec une grande netteté et une magistrale simplicité, les auteurs fournissent une explication de texte sur les tenants et aboutissants de la formule, ses présupposés et ses conséquences, qu'ils confrontent (sans pédantisme ni lourdeur) à une mine de renseignements précis, en particulier de références chiffrées des années les plus récentes pour démontrer sans effet de manches en quoi cette formulation est inadaptée, fausse et pernicieuse vis-à-vis de la grave question traitée : les migrations, le regard que nous portons sur elles et les moyens (d'accueil ou de rejet) que nous leur appliquons.
Un livre salubre : le petit livre orange que chacun.e devrait lire et opposer aux délires actuels, autrement plus mensongers encore que les propos des années 1990.
Les auteurs : Pierre Tevanian (philosophe français) et Jean-Charles Stevens (le juriste belge).
Le premier, fidèle à la célèbre formule de Camus, anime un collectif dénommé "les mots sont importants". Et c'est bien de la fonction performative d'un langage défensif dont il est question ici, puisque le "non-accueil" que les mots impliquent conduit non seulement au rejet mais à la mort.

- Nature, culture et inégalités de Thomas Piketty. C'est une conférence : le livre en a la brièveté, et la clarté nécessaire à l'oral quand on parvient à être pédagogue. L'ouvrage fait le point sur les thèmes majeurs de l'économiste qui était l'invité de la société d'ethnologie. C'est cette même société qui a la bonne idée de publier les interventions annuelles des chercheurs qu'elle invite. Le fascicule s'accompagne de nombreux graphiques issus des recherches de l'auteur ou de ses pairs, agréablement commentés. Cela révoque quelques idées reçues et prévient que des changements de paradigme économique peuvent se produire, sous la pression des changements climatiques et des luttes sociales, aussi rapidement et radicalement que ce fut le cas en Suède durant le XXème siècle. Mais seules les données historiques sont certaines, l'avenir ne relève que d'hypothèses - l'ouverture attendue en conclusion.

 

Balises, jalons, phares 

Vous trouverez ci-dessous la liste et une rapide présentation de livres de chevets qui cependant éveillent, de coups de cœur successifs qui ont jalonné mon chemin de lecteur. Ils pourraient être des milliers mais ici encore, j'en réduis volontairement le nombre et tiens à ce qu'ils soient reliés à un temps, un état ou un souvenir personnel. Pas de classement de genre ni alphabétique, mais une répartition linguistique et/ou géographique qui dise un peu d'où ça vient et d'où ça parle. Dans chaque pays ou langue d'origine, la chronologie n'est pas liée au temps de l'écriture mais à l'ordre dans lequel j'ai découvert chaque ouvrage, autant que je puisse me le rappeler.


Anglo-saxons :
Avant de m'orienter vers l'étude des Lettres françaises, je me suis laissé aller aux chansons à texte d'auteurs anglais, canadiens ou américains (Stevens, Cohen ou Dylan par exemple) qui m'ont dirigé vers l'étude de l'anglais. Je me suis mis alors à lire (en traductions puis en langue originale que je comprenais encore mal) des auteurs ou autrices du XXème siècle, britanniques ou américains.
Parmi les œuvres de Faulkner, j'ai surtout retenu Sanctuary et Lumière d'août. Hemingway m'a beaucoup moins plu et je crois avoir mal lu le 42ème parallèle de Dos Passos. Bien plus tard, après avoir vu le film, j'ai lu avec bonheur Le monde selon Garp de John Irving et d'autres romans du même auteur, que j'ai fini par confondre tant ils se ressemblent. 
Dans le temps où je découvrais Proust, je complétais cette difficile approche avec les œuvres de Virginia Woolf, surtout La promenade au phare (To the lighthouse) qu'une traduction plus récente intitule Vers le phare. Moins subtile mais tout aussi incisif et pertinent, l'essai trois guinées sur la place des femmes dans la société britannique (alors traduit aux éditions des femmes).
Je m'avisai un jour qu'à part les fondateurs (Milton, Shakespeare...) et quelques poètes (du courant "romanticiste" souvent) méconnus en France, les dramaturges, conteurs ou philosophes étaient plutôt irlandais ou écossais : Shaw, Wilde, Yeats ou encore Hume, Smith ou Swift : on trouve facilement en ligne le virulent, troublant et sinistrement drôle pamphlet Modeste proposition. Titre complet : modeste proposition pour éviter que les enfants des pauvres ne soient une charge pour leurs parents ou leur pays, et pour les rendre utiles au public ( A Modest Proposal For Preventing the Children of Poor People from Being a Burden to Their Parents or Country, and for Making Them Beneficial to the Public)
Je n'ai jamais tellement apprécié les classiques du polar (Doyle, Christie, Highsmith...) mais ai un jour été tenu en haleine par Nécropolis de Herbert Lieberman.

Anglais d'Afrique du sud :
Pleure ô pays bienaimé : roman d'Alan Paton dont je me rappelle fort peu mais qui vers mes 15 ans m'est apparu pathétique et poétique, parfois lyrique comme un chant sacré  : il m'a fait découvrir l'apartheid en Afrique du sud. Je me souviens que la première page et la dernière étaient presque identiques et qu'il y était question du "cri du titihoya", si bien que longtemps j'aurais aimé me rendre en Afrique du sud pour l'entendre.
Un turbulent silence : roman d'André Brink dont j'ai d'abord admiré le titre, la richesse de suggestions de l'oxymore, puis l'admirable transposition du titre original : "A chain of voices" - puisque c'est d'esclavage et de solidarité qu'il s'agit.
Plus tard, j'ai ces découvertes avec plusieurs romans de Nadine Gordimer dont Histoire de mon fils et Feu le monde bourgeois...

Europe centrale (ex Empire Austro-Hongrois : Bohème, Moravie, Slovaquie, Hongrie, Moldavie, Valachie, etc...) de langue slave et germanique...
La guerre des salamandres : roman de Karel Čapek. 
C'est dans ce domaine linguistique le dernier livre que je connaisse, je suis en train d'en finir la lecture. J'avais eu la chance de voir sous chapiteau l'adaptation théâtrale des Tréteaux de France (mise en scène de Robin Renucci : festival Villeneuve en Scène 2018 ). J'ai trouvé à la librairie Youpi (Avignon) le livre désormais publié aux éditions Cambourakis.
C'EST GÉNIAL : écrite en 1936, cette parabole se présente comme un fait historique : la découverte d'une espèce de salamandres géantes prolifiques, dociles, la bonté même, et assez intelligentes pour exécuter des travaux. Le commerce international la réduit rapidement en esclavage. Entre l'absurde et un cruel réalisme, le roman expose tous les travers du colonialisme sans un pouce de didactisme : grande variété de style et de formes (recours à des articles de presse, des compte-rendus de colloques scientifiques...imaginés évidemment). Une remarquable acuité critique, une écriture magistrale.
(additif : le dernier chapitre déçoit. Mais tout le reste est jubilatoire) 
L'ami Baptiste me signale la pièce de science-fiction R.U.R. et le livret L'affaire Mikropoulos mis en musique par JanaČek. Je ne connais pas ces ouvrages , faisons-lui confiance.
 
Je ne m'attarderai pas sur Milan Kundera qui n'est plus à présenter. J'ai été séduit par ses premiers ouvrages traduits comme La plaisanterie ou La vie est ailleurs. Mais lorsque l'Histoire rejoint l'absurde de la condition humaine, cela donne les admirables analyses de L'insoutenable légèreté de l'être ou de L'immortalité. D'autres ensuite pour qui apprécie...

Une découverte récente : Mendelssohn est sur le toit de Jiri Weil (tchèque lui aussi) : comment durant l'occupation nazie faire disparaître la statue du compositeur juif du toit d'un édifice officiel ?


 
 

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