Aller faire un tour
Je lis dans un article la phrase suivante : même le génial Diderot s’emmêlait les idées lorsqu’il écrit à Sophie Volland que le voyage est une «sotte chose» mais qu’au final, cela «fait [du] bien ».
Et si, faisant tenir ensemble les deux termes de la contradiction apparente, le « génial Diderot » spécialiste des paradoxes avait précocement perçu une vérité, nouvelle à son époque, dont les termes se renforcent en permanence ?
Oui, le voyage fait du bien : en tous temps et quels que puissent être le rythme, le moyen de transport ou la distance, le déplacement déplace nos repères, décale nos perspectives, aiguise nos sens, suscite éventuellement des rencontres et des pensées imprévues : on espérait, il y a peu de temps encore, qu’il formerait la jeunesse selon la formule consacrée que l’on peut élargir en considérant qu’il apporte à chaque fois une nouvelle jeunesse, plus ou moins heureuse par ailleurs.
Mais il est vrai que « le sage » n’a nul besoin de se déplacer pour acquérir tout cela qu’il porte en soi-même. S’encombrer de préoccupations et de risques que nous n’aurions pas dans notre sweet home, prétendre à la rencontre de personnes avec qui l’on pourrait plus efficacement communiquer à distance (et les moyens récents ont grandement amélioré ces possibilités d’échanges), voir des lieux, des monuments ou des paysages que les représentations nous offrent sans quitter notre fauteuil (et les moyens modernes ont nettement amélioré les récits ou les peintures d’autrefois), et l’on apprend mieux et plus en convoquant le monde entier sous nos yeux qu’en allant parcourir une infime parcelle de sa diversité. Oui, le voyage est bien une « sotte chose », dont l’intelligence et la sensibilité gagnent à se préserver, et que démystifie la moindre pensée digne de ce nom.
Pourtant, qui n’a pas éprouvé le besoin d’aller faire un tour, de raturer le quotidien en bousculant ses habitudes, de changer d’air et d’horizon ?
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Lorsque mon père disait je vais faire un tour, ou je vais faire un viron, il voulait dire le plus souvent tourner le coin de la rue ou la croisée des routes pour rejoindre le bistrot le plus voisin où s’en jeter un – ou deux – derrière la musette. C’était une manière de téléporter en quelques pas à une distance incommensurable son environnement familial pour s’inscrire dans un espace autre et strictement personnel.
N’était-ce pas ainsi la sotte chose qui lui faisait du bien ?
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Même si elles relèvent d’un pareil désir d’ailleurs, non seulement de voir autre chose et autrement mais, comme l’a si souvent exprimé Baudelaire, de s’éprouver différent, d’être et vivre, ou souffrir ou aimer différemment, les notions de voyage et de tourisme que l’on oppose désormais découlent cependant d’une autre histoire. Espèce voyageuse, il semble que dès leurs plus lointaines origines, les humains – ou ce qui alors s’en approchait – aient été portés à se déplacer, pour trouver à s’abreuver – comme mon père quelques millions d’années plus tard, et qui peut savoir de quelle nature était leur véritable soif – ou se nourrir, ou pour tout autre motif, ce qui les a conduits à découvrir des paysages variables, et s’y adapter. Nomadisme occasionnel ou migrations définitives, sans idée de retour, d’un groupe réduit à quelques individus, le voyage semble aussi nécessaire aux bipèdes sans plume qu’aux grands herbivores (pachydermes, girafes…) qui pour trouver à se nourrir doivent parcourir de longues distances, tout comme les chasseurs carnivores : loups, renards, coyotes, etc.
L’Anthropos est cette espèce qui circule, se propage, s’en va puis s’installe quelque part.
Et des millions d’années plus tard, cela conduit à des circumnavigations (Odyssée autour de la Méditerranée, tour d’Afrique de Gama, tour du monde de Magalhaes, puis d’autres…) ou à des marches plus ou moins forcées à travers des continents. Lorsque ces déplacements ont échappé à l’univers des mythes et n’ont plus concerné des peuples entiers mais, relevant d’initiatives privées, ayant pour but la conquête ou le commerce - ce qui revient au même – ou plus rarement la simple connaissance qu’illustrent cependant Hérodote, Ibn Battuta ou quelques autres, on les a qualifiés de « voyages de découvertes » – terrestres comme ceux de Marco Polo ou maritimes – et désigné ceux qui les accomplissaient par le terme d’explorateurs. Prétention européenne : les grands voyageurs assimilés à des explorateurs y ont été considérés comme des découvreurs, des pionniers, en particulier depuis la fin du XVème siècle.
C’est au XVIIIème siècle que l’aristocratie du nord de l’Europe, en particulier britannique, a estimé que le reste de l’Europe méritait aussi d’être connu et a institutionnalisé le Grand Tour : long séjour aux étapes balisées sur le continent européen, où la jeunesse privilégiée des pays du nord parfait son éducation par la connaissance du sud. Au cours du XVIIIème et du XIXème siècles, le Tour en question s’étendra vers l’Orient, à savoir l’est de la Méditerranée puis occasionnellement le sud. Citons pour illustrer ce tourisme d’élite devenu apprentissage de la vie, expérience nécessaire de la jeunesse romantique aisée, les combats de Byron qui meurt à la guerre d’indépendance de la Grèce à Missolonghi, l’utopie libertaire de Shelley qu’un naufrage achève au large de la Toscane, les voyages de multiples écrivains français emboîtant le pas aux anglais et aux allemands :
Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand
Voyage en Orient de Nerval
Voyage en Orient de Lamartine
Voyage en Orient de Flaubert………..et quelques autres : ce mélange nouveau de lyrisme et de récit factuel, de réflexions générales (philosophiques?) et de curiosités exotiques relève du Journal mais doit son attrait au tourisme. Et si, parmi les étapes touristiques, les bordels vénitiens ou égyptiens ne sont qu’optionnels, les vestiges des civilisations gréco-latine (ou chrétienne si affinité) deviennent obligatoires : Colisée, Parthénon, Capri, Rhodes, et si possible les pyramides de Gizeh, le Golgotha de Jérusalem…
On voit clairement que les deux démarches sont a priori inverses : l’explorateur voyage vers l’inconnu, le touriste va d’étape en étape répertoriée jouir de ce que d’autres connaissent déjà et qu’il convient d’expérimenter par soi-même pour être un homme (extrêmement rarement une femme) accompli.e. Ainsi se constituent des lieux communs que l’on reproduit, mais qui avant reproduction n’étaient pas si communs que ça : les siècles qui nous contemplent du haut des pyramides (Bonaparte jeune), Lorenzaccio qui médite sur la mort des tyrans dans les ruines du Colisée (Musset) ou Chateaubriand exalté dans l’enceinte du Saint-Sépulcre sont des clichés initialement attachés à des destinées exceptionnelles. La peinture romantique les cultive, la littérature les répète, la photographie les multiplie : ce seront les baisers qu’on envoie, une fois dans sa vie, par exemple en voyage de noces, depuis la tour penchée de Pise, la place St Marc de Venise et ses pigeons, la tour Eiffel ou l’amphithéâtre Flavien.
Nous voici déjà au XXème siècle : ce ne sont plus seulement de nobles saxons ou de riches héritiers qui complètent leurs humanités en France, en Suisse, sur le pourtour des lacs lombards ou de la Méditerranée, mais des personnes sensitives, des artistes parfois, assez aisé.e.s pour s’offrir, une fois au moins dans leur vie, une escapade touristique dont la rareté fait le prix. Voir par exemple le film de James Ivory A room with a view d’après E.M.Forster ou même Mort à Venise de Visconti d’après Thomas Mann. Et parmi les intellectuels ou artistes de cette même époque on pense aux voyages vers le sud des russes (Gogol, Tourgueniev, Tchekhov…) à ceux qu’évoquent Zweig ou Nietzsche, à Rilke ou Stravinski : ces voyages constituent un des piliers de ce que Zweig appelle précisément « le monde d’hier » où pour qui en avait les moyens, il n’était pas encore besoin de pièces d’identité, de visas, de sauf-conduits ou laissez passer, d’ ausweiss quelconque pour parcourir l’Europe ou traverser la rue.
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C’est officiellement à partir de 1936, en France, que des congés payés ont été accordés aux salariés par leurs entrepreneurs. C’est surtout après la seconde guerre mondiale qu’une offre touristique se développe permettant à un grand nombre d’adultes mais aussi d’enfants ou adolescents de passer un temps de vacances plus ou moins long dans un lieu inhabituel. Le camping, les « auberges de jeunesse », les modes de séjour « chez l’habitant » se développent, se fédèrent, l’hôtellerie s’empare de la manne nouvelle et construit de toutes pièces ou à partir de simples villages ou hameaux des stations « balnéaires » ou de montagne, des villages ou des clubs de vacances...Si l’expression « civilisation des loisirs » empruntée abusivement au sociologue Joffre Dumazedier et qu’Edgar Morin précisera avec force nuances me paraît fallacieuse, c’est pourtant bien en proportion de l’accession à plus de temps libre, comme à de meilleurs revenus, qu’une part nettement plus large de la population accède à des destinations naguère réservées à une classe privilégiée. La bascule s’opère en quelques décennies et un demi-siècle plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, le « tourisme de masse » et « les voyages » soulèvent plus d’interrogations et de critiques qu’ils ne suscitaient naguère de désirs, d’espoirs même dans la mesure où les prétendues rencontres entre les peuples dessinaient une possible « amitié » et avait à voir avec l’idée de la paix.
Qui n’a entendu dire, dans ma génération et bien après, « les voyages forment la jeunesse » ? L’idée, qui n’est pas nouvelle et que soutient déjà Montaigne en d’autres termes, est qu’il est bon de se frotter à d’autres cultures pour en retirer expérience et connaissance, mais aussi pour confronter les usages, donc relativiser nos principes et nuancer (ou invalider) nos certitudes.
Si voyager c’est découvrir, le voyage devient formateur lorsqu’il nous questionne : d’emblée la découverte est moins affaire de distance que changement de point de vue. De là une tendance, pas nouvelle non plus, à considérer qu’il y a autant à découvrir dans un changement de perspective ou au fond de son jardin qu’en se rendant à l’autre bout du monde.
Tout
ceci est vrai. Je veux dire que toutes les opinions ainsi forgées au
gré de l’expérience et de la pensée sont rationnellement
défendables et respectables. Mais il se trouve qu’à l’époque
(la nôtre) où l’on s’est enfin rendu compte que les ressources
vitales (eau, air respirable...) et énergétiques ne sont pas
inépuisables, le phénomène des déplacements touristiques, perçu
comme une promesse d’ouverture il y a peu de temps encore, prend
des allures de luxe inutile, voire éhonté. Et que dire des sports d'hiver mis à la portée de beaucoup dans les années 1960-70, même à moyenne altitude : que faire lorsque les glaciers se retirent et que la neige est moins abondante ? Limiter les sports d'hiver ou s'en passer ? Non : fabriquer la neige à partir de l'eau qui viendrait cependant à manquer...
Je ne saurais dire ici s’il est bon ou mauvais de voyager, et de voyager plutôt par goût et plaisir que pour affaire(s) et par profession, si tant est que le voyage d’affaires se justifie mieux que l’autre, ce qui me paraît loin d’être évident. Je voudrais seulement signaler que la remise en cause des raisons de voyager, et surtout des bonnes raisons, autrement dit la remise en question des bonnes pratiques du tourisme, me paraît sans fin : si des pratiques semblent particulièrement absurdes et néfastes, selon quelles valeurs justifier d’autres pratiques qui nous paraissent plus respectables ? Où placer le curseur et selon quels critères ? Y a-t-il un droit culturel qui, lié comme jadis à une appartenance de classe , rendrait moins absurde le déplacement / dépaysement et le justifierait, contre un usage qui ne pouvant produire cet alibi culturel devrait disparaître ? Prenons un exemple vécu, et même plusieurs s’il le faut…
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Je me suis rendu il y a quelques années, pendant une petite semaine, à Venise où j’avais déjà été plusieurs fois. J’ai eu plaisir à voir que la Fenice était ressuscitée de ses cendres et j’ai assisté avec plaisir à une répétition publique d’un futur concert, qui se tiendrait après mon départ...J’ai découvert aussi, avec intérêt et avec le sourire, qu’à l’emplacement de l’ Ospedale della Pietà (Hospice de la Pitié juste derrière l’église du même nom) où Vivaldi enseignait la musique à de jeunes orphelines se trouvait désormais une sorte de maison de loisirs créatifs pour de jeunes enfants : joli prolongement et résurrection du passé, comme Venise et le Phénix en ont le privilège.
Ayant déjà plusieurs fois visité les îles touristiques de Murano et Burano, j’ai poussé cette fois-ci jusqu’à Torcello où j’ai découvert la plus ancienne église de Venise, chaleureuse byzantine, sanctuaire des premiers réfugiés vénitiens. Le lendemain, dans le sestiere de Castello où justement Vivaldi était né, on m’a indiqué entre un stade et une cité ouvrière l’emplacement improbable où les reliques de la mère de l’empereur Constantin auraient été transportées, dans une église perdue sur l’îlot de Sant’ Elena, bien au-delà de la place Garibaldi où se trouve encore un quartier populaire où demeurent de réels vénitiens et non de simples boutiquiers vendeurs de masques et de Pinocchios. J’étais venu en avion, moins cher et plus rapide que la voiture, beaucoup moins cher et dix fois plus rapide que le train, que j’avais autrefois préféré, mais qui après la suppression des trains de nuit et l’incohérence des correspondances entre la France et l’Italie, prenait un jour pour l’aller, un jour pour le retour, là où l’avion bon marché prenait deux heures.
Dans l’avion du retour, après plusieurs jours de flânerie hasardeuse et de découvertes inattendues, je me suis trouvé avec une trentaine de français.es âgé.e.s. Partis d’Ardèche à l’heure où blanchit la campagne, iels avaient rejoint l’aéroport le plus proche, avaient atterri à Marco Polo avant midi, juste à temps pour aller manger dans une trattoria le menu du jour, puis avaient vu la place Saint-Marc, ses arcades et ses pigeons, son église bleue derrière laquelle ils avaient aperçu le rose palais des Doges et son pont des soupirs, d’où ils avaient été conduits à marche forcée jusqu’au pont du Rialto, arrêt minute pour voir passer quelques vaporetti et gondoles face au marché couvert, selfies et photos de groupe, retour par une boutique vers les piazzale Roma, autocar, avion, re-car et ils espéraient être rentrés à Annonay (lieu d’invention des Montgolfières) avant minuit.
Il est évident que cette bande de retraités en goguette pour une escapade de vingt heures et un petit millier de kilomètres dans le ciel et dans chaque sens est ce qui peut se faire de pire en matière touristique. Mais ma suffisance ironique était-elle pardonnable grâce à Vivaldi, Sant’ Elena et Torcello, la métaphore du Phénix ou le musée Guggenheim qui pour ma compagne constituait la face B de celui que nous avions déjà connu ensemble à Bilbao ? Cet entrelacs de références culturelles justifiait-il que je me rendisse moi aussi en avion, pour la Xème fois, dans un lieu déjà vu (quoique toujours à découvrir) ? Le fait de rester six jours compensait-il mieux l’empreinte carbone du même trajet dans la journée ? Je n’ai pas vraiment la réponse, ou bien celles que je me donne sont biaisées par ma conviction. En quoi ma conception des charmes vénitiens aurait-elle mieux valu que celle des vieux ardéchois ?
Autre exemple de tourisme qui me paraît suprêmement imbécile sans que je puisse trouver d’argument qui le discrédite plus sûrement que ma propre pratique des voyages : les parcs à touristes, par exemple Kuşadasi, Ibiza ou d’autres enclos. Sans que je sois un grand voyageur, il m’a été donné d’aller en Turquie : non pas un aller-retour à Istanbul, ni une semaine en bord de plage près de Troie et d’Izmir où serait né Homère qui n’a sans doute pas existé, mais six bonnes et pleines semaines qui m’ont permis, sinon de circuler dans tout le pays, du moins d’en voir une petite moitié – ouest et centre. J’y ai rencontré des turcs, l’un m’a même avoué être kurde vivant en Turquie. Un autre m’a offert une reproduction de la Cène en pierre de lave, « pour faire plaisir à un chrétien ». Bon. J’ai dégotté non sans peine l’église du père Noël (Noël Baba Kilisesi) et j’ai partagé vite fait une bouteille de raki avec des employés forestiers. Rien d’extraordinaire, mais ce sont de bons moments qui nuancent d’ailleurs l’image que la plupart des français doivent se faire de la Turquie et de ses habitants, comme s’il y avait un modèle et un seul de turcs et turques…
Dans le même temps, une noria d’avions tournoyant comme les nuées d’insectes déposait à Istanbul, Izmir ou Antalya, des cargaisons de scandinaves, allemand.e.s, français.es ou autres européen.ne.s que des cars ultra modernes emportaient illico presto vers les plages où, enfermés derrière les murs et les grillages des clubs, ils ne verraient de turcs que les serveurs hyper cool.
Bien sûr, les touristes ainsi débarqués pouvaient tout aussi bien bronzer, faire la fête, s’éclater, boire et baiser sur d’autres plages, et n’avaient pas besoin pour s’épanouir de s’exiler en territoire turc ou marocain, ni au Sénégal ni aux Seychelles. Nul besoin de se parquer derrière les miradors des camps de vacances. Mais dans un cadre moins exotique près de chez soi, comment prétendre qu’on s’éclate au Sénégal ou que le Maroc, la Turquie, c’est ce qui se fait de mieux ? Cela vaut-il le ballet d’aéronefs qui chaque été attendent que se libèrent les pistes d’atterrissage ?
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On sait aussi que le touriste n’est plus un être humain mais une source de provende que certains natifs savent mieux capter que d’autres : tel installera face au camp de touristes une location de vélos, une exposition d’artisanat local, alors que d’autres moins entreprenants laisseront passer l’aubaine. Tel s’enrichira qui enfoncera de plus attentistes, de moins hardis ou de moins pistonnés dans la misère. Sur les îles du cap-vert, j’ai croisé des hommes et des femmes qui vivaient chichement à côté de jeunes guides en 4x4 proposant aux touristes des excursions à des tarifs équivalents à un mois de pêche de leur voisin. Sur une île, une entreprise avait concentré l’aide internationale pour construire des lotissements afin d’héberger les futurs surfeurs attirés là par les vagues du détroit : le spot était exceptionnel, l’aide humanitaire finançait le réseau de tout à l’égout pour le complexe de bungalows tout juste sorti de terre : développement oblige. Mais sur une autre île, une fillette revenait du magasin avec un sachet de spaghettis à la main. Le sachet tomba, les spaghettis s’étalèrent comme les piques d’un jeu de mikado. Ma compagne et moi nous sommes accroupis pour aider la fillette à reconstituer sa nourriture perdue, et tandis qu’elle ramassait aussi les pâtes une à une, elle s’arrêta pour nous observer sans sourire, d’un air d’extrême curiosité et d’intense sérieux : sans doute découvrait-elle que des européens -blancs de surcroît- pouvaient se baisser pour lui rendre service. Une fois fini le travail réparateur, elle s’est alors mise à parler tout le temps où on l’a accompagnée -cinq à dix minutes de marche- dans un portugais chantant auquel on ne comprenait que sa joie confiante.
C’était bien autre chose que les mains tendues qui mendient, dans d’autres pays, près des « spots » touristiques.
Il est bien évident que les termes de l’échange sont faussés par le tourisme régulier : non par l’individu que le hasard conduit exceptionnellement dans les parages, mais par la venue régulière de privilégié.e.s dont on ne connaîtra jamais que la dépense (le pouvoir d’achat) à partir de quoi toutes les fantasmagories deviennent possibles, comme à l’inverse dans les siècles passés, nos explorateurs recherchaient en Afrique le royaume merveilleux du prêtre Jean. Nous nous abaissons rarement à ramasser de la nourriture sur le chemin, mais nos touristes mettent souvent la main à la poche pour obtenir services et marchandises.
Un.e touriste solitaire, voire un couple ou une petite famille loin de ses bases, ce sont des êtres humains qu’il convient de considérer avec la déférence due aux hôtes. Mais un paquet de touristes, un car, une flopée, une avionnée ou une croisière qui débarque, ce sont des DAB à flouze, à dollars : vengeance des anciennes colonies : là où pendant des siècles on a exploité contre de la bimbeloterie leurs richesses, voici qu’on dépense sans compter pour leur pacotille. Car les vraies matières précieuses ne concernent pas le tourisme, mais les multinationales qui les pillent.
Alors que faire ?
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Si le tourisme asservit les populations (mal) visitées, faut-il l’abolir ?
Si les transports qui permettent le tourisme de masse polluent, faut-il les interdire, les réduire ?
La réponse est forcément oui, mais on perçoit dès l’énoncé de l’hypothèse sa part d’absurdité : qui songerait sérieusement à interdire à qui que se soit de se déplacer pendant son temps libre ? Et s’il fallait non pas interdire mais limiter les déplacements, sur quels critères en déterminer l’étendue, et sur quelles prescriptions s’appuyer, alors que les mesures prises par la plupart des gouvernants vont à l’encontre de la sobriété attendue : avion banalisé, route privilégiée par rapport au rail… ?
Et les transports liés au tourisme sont-ils plus responsables des pollutions que les traversées de nations et de continents pour des échanges inutiles de marchandises, ou que les déplacements tenus pour indispensables, inévitables, des acteurs de l’économie, de la politique, des sports et du spectacle ? Un cargo ou un avion cargo livrant des tonnes d’outillage japonais en Europe et remportant des tonnes d’outillage allemand en Asie polluent-ils plus ou moins que les vols des vacanciers ? Sont-ils réellement plus nécessaires ?
Le questionnement est sans fin.
Un
jour viendra où quelque chose de l’ordre de la nécessité rendra
ces questions obsolètes.Quand ce jour viendra sera-t-il trop tard ?
Sans avoir la juste réponse à toutes les questions posées, ne peut-on soi-même s’interroger sur le bien fondé de nos déplacements ? Nous vivons une époque où, plus et mieux que jamais par le passé, nous pouvons observer les recoins du monde depuis notre fauteuil. Les chasses étant désormais bannies, est-il bien nécessaire de faire un safari photo dans une réserve sud-africaine pour éprouver des émotions fortes ? Et voit-on mieux le springbok en 4x4 dans la savane ou sous l’œil grossissant de la caméra ? - Oui d’accord, quand on n’y est pas, c’est pas pareil.
Alors, peut-on se demander où vraiment nous souhaitons nous rendre pour mieux être ?
-Oui d’accord mais il faut y avoir été pour savoir.
Posons la question autrement : les rouleaux de l’océan vers Biarritz ne procurent-ils pas aux surfeurs des sensations analogues à ceux de l’île de Sal ? Supposons qu’amoureux de la montagne et de l’escalade, je sois attiré par les sommets des Andes. Mais si je n’ai pas aussi le désir de rencontrer et de connaître la vie des gens qui vivent là-bas, ne puis-je satisfaire mon goût sportif sur toutes les parois d’Europe ? Est-ce que je désire vraiment m’envoler pour le Chili, l’Argentine ou la Bolivie afin de gravir un sommet andin, si je me contrefous des habitants ?
- Retraité d’Ardèche ou de Corrèze, j’ai vu mille fois la tour Eiffel ou le Colisée sur les écrans. Ai-je réellement besoin de passer devant en car de tourisme ? Quelle satisfaction supplémentaire vais-je en retirer ? Et si je m’abstiens de ce voyage éclair, que me manquera-t-il ?
- Pour moi, le travail m’épuise et me stresse tant que les vacances ne peuvent être que détente et repos : ne rien faire. Dois-je pour cela me rendre une semaine aux Maldives ?
Je n’ai nulle leçon à donner, nulle solution clé en mains à apporter. Ne peut-on commencer par se questionner sur nos propres désirs, nos réels besoins avant de sauter sur les occasions ? Ne peut-on cultiver la curiosité plutôt que la satisfaction du cliché ?
Oui, bien sûr, nous sommes tous d’accord là-dessus, mais il y a les emplois, le développement, tout ça : tout ce que l’on doit désormais à l’industrie du tourisme, qui a besoin de fonctionner et pour cela invente nos besoins, nos désirs, sans s’occuper de nos motivations réelles…
Rapport de force entre l’urgence à modifier nos comportements et la force des intérêts – comme par exemple d’avoir volé à vide pendant le covid pour que les compagnies ne perdent pas leurs droits à emplacement dans les aéroports.
Ne pas perdre sa place, ne pas perdre son tour, ne pas perdre ses droits : est-ce bien cela qui nous anime ? Et si pour se sentir ainsi vivant, il faut tourner en rond dans le ciel vide...n'est-ce pas une bêtise aussi effrayante que les espaces infinis de Pascal ?
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Oh oui c'est effrayant mais c'est aussi une conscience différente que nous avons sur ce que cela produit bien au delà de notre plaisir. Il est des questions nécessaires aujourd'hui qui n'apparaissaient pas avant. Qu'est-ce qu'il en découlera ? Qui le sait ?
RépondreSupprimerQuelles questions vous apparaissent nécessaires ?
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