dimanche 4 février 2024

Concepts à gogo et oeuvres de génie

 J'ai écrit il y a quelques années une pièce intitulée Une conférence qui figure dans le recueil Mots croisés, où un conférencier expose la vie d'un artiste conceptuel déroutant. Lors d'une lecture théâtralisée de ce texte au théâtre l'Isle 80 d'Avignon, les échanges qui ont suivi ont peu porté sur la lecture, ou sur le théâtre, mais sur l'art contemporain dont une bonne partie du public pensait que je me gaussais. Moi, me gausser ! Moi, béotien présomptueux, me faisais-je le contempteur de l'art conceptuel ? Tournais-je en ridicule une démarche créative que je ne comprenais pas ? 
Je vais tâcher, sans trop disserter, de clarifier ce point qui vous préoccupe tous.
Pour cela, prenons trois exemples concrets de l'art conceptuel.

1) Je n'ai découvert qu'il y a peu d'années les œuvres d'Ernest Pignon - Ernest, et lorsque j'ai entendu pour la première fois son nom, j'ai cru que les parents de ce monsieur, non contents de l'appeler Ernest (vieux prénom de mon grand-père et d'un personnage d'Oscar Wilde), manquaient à ce point d'imagination qu'ils avaient affublé leur fils d'une partie du nom qu'il avait déjà et que, sans doute par méchanceté pure, ils l'avaient par avance voué à la moquerie de ses condisciples, comme la petite Mégane Renault qui avait défrayé la chronique autrefois. Il se trouve aussi que Pignon est le nom du personnage central du Dîner de cons, mais ça, les parents de l'artiste ne pouvaient pas le prévoir.
J'ai ensuite appris la fausseté de mes hypothèses, puisque l'artiste avait lui-même choisi ce pseudonyme, et qu'il avait pour cela ses raisons. Et j'ai peu à peu découvert certaines de ses œuvres : Ecce Homo d'abord. Grandeur d'homme, on voit  Pier Paolo Pasolini (mon correcteur d'orthographe me suggère Pangolin) dessiné en pied, qui porte sur ses avant-bras son propre corps mou, mort. Image réaliste et troublante comme une descente de croix, une mise au tombeau, ou l'image d'un père (ou d'une mère) avançant vers notre regard, tenant son enfant assassiné dans les bras. Image tragique qui interpelle par son étrangeté, précisément parce qu'elle s'inscrit dans l'Histoire de la peinture et qu'elle la détourne : en effet, la Pietà présente dans bien des églises, chef d'oeuvre des plus célèbres peintres et sculpteurs, est ici offerte, collée sur les arbres et sur les murs des villes, hors les lieux sacrés des musées ou de St Pierre du Vatican, pour être montrée à chacun.e dans les quartiers populaires non loin de la plage où Pier Pasolini a été assassiné. Image digne, compatissante et sacrée érigée en série dans les lieux profanes pour les profanes qui y habitent : tout se tient : l'Histoire des arts, la pensée sur la représentation qui exprime dignité et bonté, l'offrande au peuple, la distribution de l'oeuvre dans les quartiers où elle s'affiche, tout entre en cohérence. Et quoi que l'on saisisse de l'ensemble, c'est une évidence bouleversante qui vient à nous.
Quelques années plus tard, j'ai vu en Avignon, dans l'église désaffectée des Célestins, l'installation de l'oeuvre "mystiques". Lieu jadis sacré qui ne l'était plus, et qui avait accueilli la dépouille d'un cardinal mort d'excessives privations. Dans l'obscurité, dressés sur une eau noire comme un miroir, les portraits flottants de femmes mystiques (Hildegarde de Bingen, Thérèse d'Avila...) renvoyaient autant à l'ascèse qu'à la contemplation, à l'illusion du corps qu'elles voulaient perdre et transcender : nous, spectateurs conviés à l'apparition de fausses reliques, étions-nous les acteurs d'une vision mystique ?
Et j'appris alors que le même créateur avait peint à Belfort "Le mur des Illustres". Me rendant au théâtre du peuple de Bussang, je passai par Belfort et finis par trouver la peinture murale : à côté d'un supermarché, du parking exactement, s'élève un immeuble en fer à cheval. Reprenant L'école d'Athènes de Raphaël, ses arcatures et le principe de personnages célèbres, étaient réunis dans le cadre ordinaire de la cité 47 (je crois) personnages modernes, de Marie-Curie à Nietzsche en passant par Hugo, Nerval ou Desnos. Pas mal d'allemands d'ailleurs : et je m'avisai que cette fresque pacifique faisait face à la forteresse de Belfort et à son lion tourné vers la reconquête de l'Alsace.
Ici encore, du dessin à l'emplacement, de l'idée aux moyens mis en œuvre, tout entrait en cohérence et offrait les Beaux-Arts aux familles à caddie. Admirable.

Après mon passage à Bussang, Colmar.
 
 2) Vous connaissez peut-être Martin Schongauer, graveur et peintre allemand établi à Colmar (vers 1470) après une formation à Leipzig et auprès des flamands. Un prédécesseur de Dürer à la célébrité si bien établie qu'il a encore sa rue à Colmar. J'ignorais son existence lorsque je me rendis au musée Unterlinden. Non loin du fameux retable d'Issenheim, je tombe en arrêt devant une sorte de gigantesque pin's ou disque solaire rétréci, un cercle métallique (ou plastifié) bombé (un disque), tout uniformément doré, d'un mètre environ de diamètre, sur lequel est écrit en lettres d'imprimerie noires : 
 
 
MARTINE SCHONGAUER 

 
 Devant l'objet une page 21x29,7 solidement encadrée et protégée m'apprend d'abord l'existence de l'artiste du XVème siècle, puis celle d'une autre artiste, femme actuelle, qui par l'oeuvre exposée devant moi dénonce le machisme dans le monde de l'art, et revendique qu'une femme puisse au même titre qu'un homme être exposée dans un musée, et produire, comme dans les prestigieux ateliers de jadis, une œuvre à la feuille d'or, qui renvoie à l'art religieux considéré comme le plus élevé, donc longtemps interdit aux femmes (pureté, impureté, discours sur l'impermanence opposée à l'éternité de l'or, etc, etc...Toute une page de caractères serrés).
Je sais gré à cette dame d'avoir peint un joli rond doré, et au commentaire muséal de m'apprendre l'existence de deux artistes en un seul instant. Mais je ne peux absolument rien comprendre à l'oeuvre, ni (je suppose) ressentir quoi que ce soit, si je n'ai pas entièrement lu le commentaire. Même un.e alsacien.ne féru.e de Schongauer s'étonnera sans doute de la faute d'orthographe sur son nom, et s'interrogera sur ce E supplémentaire. Peut-être parmi les plus futé.e.s y en aura-t-il (elle ?) un.e pour sourire ? Mais mesurera-t-iel la profondeur de la pensée critique qui préside à cette dénonciation des injustices sexuées dans l'Histoire ?

Sans le long commentaire, l'oeuvre prétendument artistique n'existe pas. Sa prétention m'agresse, et je m'emporterais contre cette inepte fadaise sans la souriante tendresse qui me vient car j'ai autrefois aimé une femme qui portait le même prénom. Ce qui évidemment n'a rien à voir avec l'insigne quoique indigne objet qu'on me présente comme une audacieuse et provocante remise en cause des valeurs établies.

3) Je ne citerai personne. Mais combien ai-je vu de bottes de paille posées sur un parquet, de cordes pendouillant aux cimaises, transformées ou non par de la peinture, de la colle ou du goudron, présentées (le plus souvent sans titre pour ne pas limiter l'imaginaire) comme œuvres d'art ?
Il y a plus d'un siècle, Marcel Duchamp a provoqué et interrogé l'art établi en le réduisant à la signature de l'artiste. Ces temps joyeux sont révolus - les œuvres - celles qui n'ont rien à montrer - dépendent désormais des cotations et des commentaires qui leur sont associés, ce qui les ballotte entre la vacuité et la boursouflure verbeuse : elles ne montrent rien, ne témoignent de rien, n'anticipent ni ne détournent rien, ne changent pas d'un iota notre regard ou nos sensations sur le monde, elles occupent simplement une place dans les espaces muséaux qu'on leur réserve, en général de grandes pièces vides et blanches où elles restent seules célibataires. Et si elles nous interrogent, c'est sur la raison de leur présence dans ces espaces, et de la notre du même coup, et encore des fondements du respect qu'on leur doit.


Qu'un.e enfant ou un.e adulte ait plaisir à bâtir des châteaux de sable que les vagues défont, cela fait partie des plaisirs éphémères (et peut-être poétiques) que nous savourons trop rarement. Mais qu'un.e artiste (?) arpente les rivages de la mer baltique pour entasser plusieurs pierres (espèces de cairns sommaires) jusqu'à ce que les vents les renversent, et recommence alors l'opération dix mètres plus loin, et ainsi de suite pour le même résultat, et enregistre l'opération par des photos et des vidéos afin que nul n'en ignore, cela me rend perplexe. Si ce faisant l'artiste obtient que ses vidéos soient diffusées dans une galerie, voire rejoigne les pièces maîtresses d'une fondation, cela me déconcerte...et si je me réjouis pour l'artiste qu'elle ou il puisse, d'un bond dans la cote de ses cailloux chancelants, parcourir ad vitam, grâce à la ténacité de sa démarche, d'autres rivages sous le vent, je me demande ce que cette forme conceptuelle apporte à la notion d'art.


Je crois que les paragraphes ci-dessus n'ont en fait pas grande importance. Mais ils précisent -un peu - ce que je rejette dans le prétendu "art conceptuel" qui recouvre en fait des réalités très diverses, allant de la mise en cohérence totale d'une pensée, de talents et d'un contexte fait du lieu, de l'Histoire des arts et de l'Histoire générale, jusqu'au passe-temps tout à fait respectable - et mieux vaut sur les plages s'occuper à empiler des galets, ou des coquillages, plutôt que d'enfouir des mines anti-personnel - mais qui relèverait du charlatanisme sans la profonde sincérité de qui s'y adonne.
 
 







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