vendredi 23 février 2024

Haro ! Haro ! Des criminels au Panthéon !

 Missak Manouchian et ses complices de la FTP - MOI (Francs Tireurs Partisans - Main d'Oeuvre Immigrée : branche de la résistance communiste à l'occupant nazi dont les rapports avec le Parti ont été longuement discutés) ont eu un courage que je n'aurai jamais : celui de combattre le nazisme au sein même de l'occupation, celui d'agir et de mourir pour la nation française qui les avait accueillis en dépit des ligues et partis xénophobes, et plus largement de combattre les puissances de division racistes qui, sous prétexte de nationalité, dominaient l'Europe et lui imposeraient la guerre, d'escalade en escalade, à partir de 1933. 

Ce jeudi 22 février 2024 Missak et Mélinée Manouchian sont entré.e.s au Panthéon et j'ai pleuré,  comme je l'ai fait plus d'une fois en lisant le poème d'Aragon écrit à partir de la dernière lettre de Missak à son épouse : "Strophes pour se souvenir". Comme j'avais jadis pleuré en écoutant le chant qu'en a fait Léo Ferré sous le titre "L'affiche rouge".

Sinon, la cérémonie elle-même ne m'a ni appris ni ému. Je me suis crispé et tendu comme lorsqu'on ose vous adresser en pleine face un mensonge. Cette crispation constitue le seul comportement de résistance qui me soit laissé devant une mascarade organisée. Transférer des cendres au Panthéon, de quoi s'agit-il ?


Il s'agit d'honorer les hommes illustres (et les femmes depuis peu)  que notre nation érige en symboles de ses valeurs : liberté et fraternité. Pas toutes et tous évidemment, mais quelques un.e.s estimés comme particulièrement symboliques parmi celles et ceux qui ont contribué à la défense de notre pays ou l'ont honoré de leur action : action militaire, ou scientifique (Marie Curie) ou, comme ce fut le cas pour Jean Moulin unificateur des forces de résistance à l'occupant nazi, par leur activité clandestine d'opposition au gouvernement collaborationniste d'alors. Le groupe de résistants qui eut à sa tête Missak Manouchian était composé de 7 nationalités. En s'en prenant activement à l'occupant, ils combattaient aussi, de fait, l'idéologie raciale et guerrière qui constitue le nazisme à savoir l'idée qu'il existe des races humaines, que parmi elles la race blanche est supérieure aux autres, et qu'au sein de cette race blanche, sa souche aryenne est supérieure aux souches slave, tzigane et juive - tellement supérieure que pour le bien de l'humanité entière, il convient de soumettre ou d'exterminer les "inférieurs", juifs en premier lieu.

Qu'on veuille bien excuser ces truismes : il se pourrait que des plus jeunes oublient ou méconnaissent les réalités effroyables que recouvrent des mots passe-partout comme "national-socialisme" ou "fascisme" dont il ne resterait qu'un folklore diffus avec insignes, drapeaux, casquettes et produits dérivés, autour des stades. Rappelons seulement que les stades ont aussi servi à rassembler les "inférieurs" pour les exterminer.

C'est CONTRE ces réalités que le groupe Manouchian, et quelques milliers d'autres combattants, ont lutté et ont pour cela été qualifiés de "terroristes", comme en témoigne la fameuse affiche rouge qui prétend rabaisser la Résistance (que l'on vient d'honorer aujourd'hui) à un ramassis de sous-hommes criminels et étrangers. Face à l'image un temps dévoyée du groupe et à la culture du chef, il me parait bon de rappeler nominativement quels furent les membres du groupe Manouchian.

Seule femme du groupe, Olga Bancic (roumaine, 32 ans) n'a pas été exécutée avec ses compagnons d'armes mais décapitée à Stuttgart le 10 mai 44. Ont en revanche été fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien (Suresnes) les 22 résistants / terroristes  dont une dizaine figuraient en médaillon sur l'affiche rouge placardée par l'occupant : "Des libérateurs ? La libération par l'armée du crime". 4 mois avant le débarquement de Normandie, 6 mois avant celui de Provence.

  • Missak Manouchian, 37 ans, ouvrier et poète arménien. En médaillon sur l'affiche.
  • Armenak Arpen Manoukian, 44 ou 48 ans, arménien
  • Celestino Alfonso, 27 ans, espagnol. En médaillon sur l'affiche
  • Joseph Bocsoy, 38 ans, ingénieur chimiste hongrois.. En médaillon sur l'affiche
  • Georges Cloarec, 20 ans, français. 
  • Rino Della Negra, 19 ans, français d'origine italienne.
  • Thomas Elek, 18 ans, étudiant hongrois.
  • Maurice Fingercwaig, 19 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Spartaco Fontanot, 22 ans, italien. En médaillon sur l'affiche.
  • Jonas Geduldig, 26 ans, polonais.
  • Émeric Glasz (Imre Békés) 42 ans, ouvrier métallurgiste hongrois. 
  • Léon Goldberg, 19 ans, polonais.
  • Szlama Grzywacz, 34 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Stanislas Kubacki, 36 ans, polonais.
  • Cesare Luccarini, 22 ans, italien.
  • Marcel Raiman, 21 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Roger Rouxel, 18 ans, français.
  • Antoine Salvadori, 24 ans, italien.
  • Willy Schapiro, 29 ans, polonais.
  • Amedeo Usseglio, 32 ans, italien.
  • Wolf Waisbrot, 18 ans, polonais. En médaillon sur l'affiche.
  • Robert Witchitz, 19 ans, français. En médaillon sur l'affiche.

 

On a pu voir par le passé des présidents de notre République défier la mort pour honorer "les forces de l'esprit", F. Mitterrand (en compagnie de L. Walesa) se découvrir quoique frigorifié et moribond devant la dépouille de Marie Curie, dans le grand silence d'une foule recueillie. On se rappelle le lyrisme glaçant d'André Malraux, ministre de la culture, dont la frissonnante fraternité mêlait émotion et grandeur. 
Hier, devant les caméras et un parvis vide de peuple, j'ai vu quelques figurants très officiellement invités et entendu un discours d'école bien troussé devant un parterre choisi. Exposé de premier de la classe plutôt que de cordée - c'est moins risqué. Après quoi ce beau monde a regagné ses limousines officielles. 

 

 Comme tout cela s'est déroulé vite fait bien fait peu de jours après que la loi anti immigration est  entrée en vigueur, tandis que de violents groupes d'extrême-droite se livrent à des ratonnades qu'on croyait d'un autre âge ou à des saccages de boutiques ou d'établissements humanitaires, il vient forcément une question à ce qui nous reste d'esprit dans un contexte qui le combat :

Les soudanais et palestiniens, syriens ou érythréens, éthiopiens, chrétiens ou musulmans (agnostiques ou athées), sont-ils des sous-hommes auxquels notre gouvernement dénie le droit d'exister sur cette terre nationale que les siècles ont forgée depuis le traité de Verdun (863) ? Des sous-hommes dans un territoire puzzle qui a mis près de 1500 ans à prendre forme et faire souche avec sa Bretagne, sa Bourgogne, sa Provence, son Aquitaine, sa Savoie, son Alsace-Moselle, sa Flandres ou sa Corse ? Qui considéra français des belges jusqu'aux Illyriens, s'élargit de Dunkerque à Tamanrasset, de l'Indochine au golfe de Guinée, des Antilles à l'océan indien, avant de revenir à de plus modestes ambitions ? Évidemment non : qui oserait penser une chose pareille ?
Mais dans le rôle pédagogique qu'il s'attribue (tous les problèmes ne viennent-ils pas d'un manque de pédagogie ?)  notre chef d’État nous montre, par la panthéonisation des terroristes opposés au nazisme, que notre nation sait distinguer entre les bons métèques d'autrefois (qui étaient criminels avant les débarquements) et les mauvais métèques d'aujourd'hui - dont les barcasses ont de plus en plus de peine à débarquer sur nos côtes.
 
Malgré les controverses qui l'ont entouré, mieux vaut garder la mémoire d'un poème...

"Tout avait la couleur uniforme du givre
Au mois de février pour vos derniers tourments ..."

 




2 commentaires:

  1. Compte rendu exemplaire des cérémonies spectacles de notre époque ! Remettre à leur juste grandeur les faits de cette histoire si proche et si malmenée que s'approprient ceux qui passent leur temps à la bafouer. Merci !

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  2. Oui, il y a eu une grandeur simple dans ces actions alors qualifiées de terroristes. Mais n'oublions pas que la simple humanité est aujourd'hui même parfois interdite : secours en mer ou en montagne empêchés et contrecarrés, voire criminalisés, convois humanitaires bloqués aux frontières : ces informations nous parviennent comme des faits regrettables mais plus ou moins normaux : le lot de malheurs de chaque jour. Or, si on interdit de porter secours à quelqu'un qui se noie CAR c'est un.e étranger.e, QUE VAUT alors un hommage à des étrangers d'autrefois ?
    On sait qu'il n'y a pas loin de la "société du spectacle" (Guy Debord) à l'obscénité programmée.

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