dimanche 31 mars 2024

ZOOM SUR L'ABSURDIE

 

Le 31 mars


Le titre de cet article m'est venu après que j'ai assisté au film iranien Chroniques de Téhéran.

L'Absurdie est un territoire aux multiples facettes qui présente des paysages variés mais toujours exotiques. D'anciens moralistes l'ont parfois situé sur d'autres planètes ou de lointains continents. D'autres écrivains comme Kafka l'ont extrapolé en schématisant le monde qu'ils pressentaient à partir de leur expérience ou de leur rêverie inquiète. Leur prémonition a pris corps avec l'avènement de régimes totalitaires d'un genre nouveau : contrairement à ceux du passé, issus de la force ou du hasard, ils se fondaient sur des "vérités scientifiques" qui triompheraient nécessairement, d'abord parce qu'elles étaient vérités (et ne pouvaient dès lors être remises sérieusement en question par des êtres sensés), ensuite parce qu'elle s'appuyaient sur des procédures rationnelles et les techniques les plus avancées. 

 Les opposants à ces savants progrès ne pouvaient être que malveillants (voués à la case prison, bagne, relégation, extermination selon le degré de gravité de leur mauvais naturel) ou frappés de démence (et leur place était alors dans les asiles psychiatriques où le stalinisme, par exemple, relégua pas mal d'artistes, de chercheurs égarés et d'intellectuels bêtement critiques). Comme la perfection que ces régimes laissait entrevoir se tenait dans un avenir plus ou moins prochain, c'est également dans un futur proche ou lointain, plutôt que sur d'autres mondes ou continents, que les dystopies situaient l'Absurdie heureuse. Huxley, Orwell et quantité d'autres auteurs de science ou politique fiction placèrent l'horizon du bonheur vers la fin du XXème siècle, ou après.

Nos aînés, qui vivaient alors dans le monde libre, voyaient avec bienveillance l'humour grâce auquel les peuples opprimés parvenaient à sourire de leur désespoir. Moi-même j'ai eu plaisir à mettre en scène des pièces de V. Havel dans le temps où il était assigné à résidence et j'ai savouré l'ironie de M. Kundera qui prolongeait l'esprit de N. Gogol ou de W. Gombrowicz.

D'autres traditions ont cultivé des formes particulières de double ou triple sens, en particulier la poésie de langue arabe ou farsi (persane) qui tout en chantant l'amour a exprimé des convictions religieuses ou philosophiques qu'il eût été risqué de dévoiler ouvertement. Nos troubadours cathares s'en seraient souvenu, tout comme certains de nos écrivains entrés en résistance après 1940 : voir La leçon de Ribérac de L. Aragon et la place du lyrisme dans la "poésie de contrebande".


N'insistons pas sur ces détours historiques : constatons plutôt qu'en 2024, dans notre pays, je ne trouve pas en littérature, au théâtre ou sur les écrans de dénonciation de propos ou de mesures absurdes : on en trouve abondamment, de bon ou mauvais goût, sur les réseaux sociaux, mais qu'en est-il au plan de la représentation ? Les ouvrages politiques ne manquent pas, mais ils dénoncent, ils attaquent, ils renoncent ce faisant à l'aimable distance qu'autorise le constat de l'absurdité. J'aime pour ma part ces fictions où les réalités minuscules de l'existence témoignent par le menu de l'inhumanité d'un régime politique qui s'emploie à faire le bonheur de son peuple en réglementant le port des couvre-chef ou l'emploi des prénoms. 

Une dictature se signale par la violence qu' elle met à réprimer, menacer, exécuter ses opposants. Mais ces signaux ne concernent que relativement peu de personnes. En revanche les mille tracas par lesquels elle emmerde sa population peuvent à l'occasion atteindre des proportions insoupçonnées et faire prendre conscience à tous et toutes, à tout un peuple, de sa vraie nature. Or je constate que pour ce que j'en connais, le cinéma ou la littérature laissent aux pays lointains le soin de ces dénonciations à taille humaine des processus absurdes. Cela signifie-t-il -et ce serait heureux - que nous échappons à cette dérive qui fait de chacun.e de nous un suspect potentiel et réclame toujours plus de surveillance, de réglementations administratives et de dispositifs répressifs ?

Malheureusement j'en doute. En peu d'années, on a vu un président de notre République déclarer la guerre à...un virus. Et face au virus, ce fut en effet une sorte de politique de la terre brûlée que d'empêcher les humains de se côtoyer dans l'espace public. Les scientifiques de renom qui souhaitaient d'autres dispositions ont été démis de leurs éminentes fonctions. Il fut interdit de consulter les médecins. Il fut interdit de visiter les plus vieux, qui périrent en nombre. Devant le manque apparent d'efficacité de ces mesures, une seconde vague de confinement a été décrétée (je ne me prononce pas sur sa nécessité, je suis incompétent pour cela, mais constate que c'est en parfait illogisme : ce qui n'a pas suffisamment marché doit être renouvelé). On remplissait soi-même les autorisations de sortie. Le document justificatif d'une petite page lors du premier confinement en faisait trois lors du second. Mais laissons ce triste épisode ancien pour des données plus récentes.

On a augmenté le nombre de caméras et de radars partout. En quelle proportion les infractions ont-elles diminué ? Et les délits ? Aucun résultat significatif. D'aucuns plébiscitent alors une nouvelle augmentation d'appareils de surveillance.

Les mesures très coûteuses d'expulsion et de rétention d'étrangers clandestins sont régulièrement renforcées. Y en a-t-il moins ? Non. Que faire ? Renforcer les mesures.

Il est arrivé que des sécheresses soient plus intenses ou fréquentes que par le passé. Que faire ? Réduire la consommation agricole ou industrielle de l'eau ? Non : multiplier les méga-bassines (dont un quart de l'eau s'évapore) pour assurer l'alimentation des cultures les plus gourmandes en eau. Et accessoirement inculper, blesser les personnes qui s'opposent à la construction de ces dispositifs...

Autres suggestions de focus sur l'Absurdie :

 - Les descendants des gendarmes qui dans les années 80 sillonnaient les plages pour que les dames s'y couvrissent la poitrine arpentent en 2020 les mêmes sables pour que d'autres femmes ôtent leur burkini (comme à Téhéran, c'est bien souvent le corps des femmes qui fait l'objet de mesures administratives...)

- Un.e ouvrier.e dont l'usine met la clé sous la porte devra prouver que ce n'est pas par son incurie qu'il ou elle se retrouve sans travail. Son déclassement lui offre l'opportunité de rebondir ! Et de se former afin de devenir son propre employeur !

ETC...

ETC...

L'humoriste Raymond Devos avait en son temps intitulé un sketch "La raison du plus fou". J'ai bien peur qu'on réserve au régime des mollahs, ou à d'autres dictatures lointaines, la dénonciation de l'irrationnel, et qu'on s'aveugle ici même sur notre prétendue raison : au plus les techniciens trouvent de réponses à la question COMMENT au moins nous nous interrogeons collectivement (avec si possible les sentiments de fraternité, de bienveillante égalité des droits et une légère liberté de ton) sur le POURQUOI de nos actions.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire