Le 29 avril
J’ai commencé très fort le mois d’avril : en traversant l’avenue le premier du mois, bonne blague, j’ai heurté la bordure de séparation entre la part automobile et la part cyclable de la chaussée. Je me suis affalé. Douleurs, le côté droit blessé. Trois jours plus tard, prise de tension : 19. Médecin, traitement, électrocardiogramme qui présume des anomalies. Urgences, cardiologue. Et pour finir, rien de très urgent : l’infarctus à venir n’est pas certain. Comme l’écrit Camus à propos du père Paneloup : cas douteux.
Ironie des circonstances : j’ai chuté alors que nous partions en promenade sur les berges du fleuve, qui étaient inaccessibles car lui aussi était sorti de son lit après les pluies torrentielles du week-end. Mais nous ne le savions pas. L’eussions-nous su que nous ne serions pas sortis, que je ne me fusse pas vautré ni blessé, que je n’eusse pas pris ma tension ni su qu’elle était élevée, que je ne me fusse pas rendu chez le médecin, n’eusse pas subi 10 prises de tension ni 2 ECG, ni même su ce qu’ ECG signifiait en langage hospitalier, ni attendu aux urgences l’annonce finalement différée de ma mort prochaine, et n’eusse pas commencé de traitement : je ne serais peut-être plus qu’une ombre ici-bas, un souvenir pour quelques-un.e.s.
Aussi épargnerais-je, si je n’avais pas entrepris cette impossible promenade, ces lignes à qui les lit.
Mais puisqu’il faut bien « penser sa vie », ou « vivre avec la pensée », ce qui pour certains est la définition même de la culture, je raccorderai cet épisode aussi violent qu’inattendu de ma récente existence à deux graves questions : la relativité de l’humour et le mystère de la prédestination, que deux souvenirs soudain réactivés éclairciront. Destin d’abord : il y a bien longtemps le véhicule avec lequel je comptais traverser une partie de l’Atlas est tombé en panne à Marrakech. Plusieurs amis marocains ont spontanément interprété ce coup d’arrêt comme une protection : si j’avais pu continuer ma route, n’aurais-je pas risqué de verser dans un ravin, de crever loin de toutes terres habitées, de périr dans l’effondrement des pistes ou sous les éboulis de la montagne ? Ma chute ce premier jour d’avril sur la piste cyclable préludait peut-être, de la même façon, à la prévention de ma santé dont j’aurais continué à ignorer les défaillances sans ce blessant coup d’arrêt. Il m’est plaisant de retrouver ce souvenir, moi mécréant pour qui la Providence n’a jamais été qu’un mot – ou le nom de la capitale du Rhode Island installée sur le même parallèle (41ème) que le Vatican.
L’autre souvenir est celui des poissons d’avril qu’on riait de voir au dos des petits camarades de cour de récréation. Mais déjà à cette époque lointaine, les journalistes (tenus de respecter la tradition de fake news amusantes, qu’on appelait bêtises, un premier avril) les inventaient dans des domaines insignifiants, pour ne pas heurter la sensibilité des victimes de l’actualité. On annonçait ainsi qu’une planète clignotante avait été décelée dans le système solaire ou qu’un poisson gros comme une baleine avait été pêché entre Marseille et le cap Corse. Au fil des ans nul n’était dupe ni ne trouvait ça drôle. Mais il est clair qu’aujourd’hui, entre les otages israéliens et les milliers de gazaouis abattus, entre les victimes ukrainiennes, syriennes ou soudanaises, parmi toutes ces vies qui comptent si peu qu’on est obligé de proclamer qu’elles valent (vies des femmes abattues pour l’honneur, des noirs abattus pour l’exemple, ...etc) aucun sujet ne serait assez léger, assez vain, pour perpétuer la tradition des poissons d’avril – sauf à susciter la colère légitime de toutes les victimes injustement tournées en dérision : si, par exemple, un quotidien régional s’avisait d’annoncer l’interdiction des sociétés de pêche par le ministre de l’intérieur, n’entraînerait-il pas de violentes attaques de sous-préfectures, et ne tomberait-il pas, du coup, sous l’accusation d’apologie du terrorisme ? Nous vivons une époque où il convient de mobiliser ses avocats avant de lancer une boutade à deux balles.
La tradition carnavalesque (voir l'ouvrage de référence de Mikhaïl Bakhtine) n’a plus droit de cité. Cette épaisse, lourde et vulgaire inversion des rôles et des rangs, tolérée depuis l’Antiquité pour un court laps de temps, même sous les régimes les plus autoritaires et les despotismes les plus ombrageux, s’est éteinte à notre époque de gentrification des consciences. D’abord, l’inversion n’est plus drôle : singer les maîtres, caricaturer les puissants, cela ne fait plus rire depuis que les potentats en question osent se présenter sans fard : à quel niveau devrait condescendre la satire pour frôler la réalité ? De plus, que l’on se tienne en-haut ou au bas de l’échelle sociale, on partage à peu près le même idéal de sécurité et de salubrité, ou d’hygiène de vie : on veut entretenir et développer son corps, ses facultés, ses biens, au point que le renversement des normes, même pendant un seul jour, n’est plus un signe de liberté mais la marque d’une dangereuse insouciance, ou négligence à l’égard de soi-même et d’autrui. L’ivresse tapageuse ou la scatologie délirante qui amusaient les adeptes de Rabelais n’amuse plus personne : elle aurait tendance à ennuyer la plupart, à choquer quelques-un.e.s, à contrevenir surtout au bon sens le mieux partagé qui exige le bon fonctionnement de notre corps : on lui évitera les excès, on l’exercera aux efforts, on cultivera la modération. Quant aux représentations du pouvoir, nos sages institutions sont si évidemment fondées sur les droits humains que les chahuter conduirait au chaos ou à la tyrannie. Donc afin d’éviter ces périls, drames sociétaux ou sanitaires qui nous menacent, tout esprit de carnaval sera dévitalisé, toute portée symbolique sera refusée aux débordements licencieux : ce sont à présent des attractions folkloriques qui induisent des profits touristiques et ne sauraient mettre en cause l’ordre établi.
Exit la dimension subversive de ce qui fut l’avènement d’une culture populaire, ou tout au moins l’acceptation d’un débordement dionysiaque de la Fête. Gentrification des mentalités.
Les esprits sérieux objecteront que les pires tourments ont agité les Temps anciens ou modernes et que les guerres, les exactions civiles génocidaires, les viols et massacres d’innocents, toutes les violences qui rendraient insoutenables les outrances carnavalesques ne sont pas apparues récemment. Et les esprits sérieux auront raison : les pestes, les bûchers, les Saint-Bathélémy n’ont jamais interdit la liesse : il arrive qu’elles y aient participé, tout comme les exécutions publiques pouvaient donner lieu à des chants et des danses (n’est-ce pas le sens du mot tragédie?) ou à des « émotions » -disons émeutes- populaires plus ou moins spontanées contre l’autorité.
Ce qui me semble avoir changé, ce ne sont pas les abominations humaines qui auraient atteint une telle gravité que l’on doive vivre un deuil permanent : les horreurs du passé, au moins égales en proportion à celles d’aujourd’hui (exterminations programmées, Holodomor ou Shoah, exécutions publiques, lynchages ou bourrelleries diverses), n’interdisaient ni l’outrance, ni la satire, ni la dérision. Mais la nouveauté, c’est que l’indécence gagne en proportion du respect auquel on est tenu : il convient de tout respecter. Respecter les interdits qui multiplient les limites à notre liberté (d’expression, de mouvement, etc), respecter toutes les sensibilités, y compris celles qui se refusant à l’Histoire sont scandalisées par les faits anciens et leurs représentations : ainsi les ligues anti-tabac d’Australie ont-elles obtenu que l’opéra Carmen soit déprogrammé (à Sidney) car l’héroïne y fabrique des cigares. Plus récemment, un colloque sur Dostoïevski a été annulé à Turin sous la pression de patriotes italiens solidaires du peuple ukrainien attaqué par l’armée russe.
Cependant, plus nous respectons le respect dû à tout, toutes et tous, plus nous sommes confrontés au spectacle indécent des discriminations, à la licence arrogante des puissants, à l’esclavage croissant des sans voix, sans papiers, sans avenir, sans rien et parfois sans vie.
Quelle place laisser au charivari quand il convient d’épargner à chacun.e les blessants préjudices qui pourraient heurter ses convictions et préjugés ? Aucune. Là où règne la raison du plus fou, la sage déraison n’est plus de mise. D’autant que cette sévère dictature de la pensée va désormais libre et décomplexée : un procès pend au nez de toute critique fondée, une plainte a été déposée (puis retirée) par un député qui avait subi un jet...d’ironiques confettis. On s’en prend à des masques, à des effigies, à toutes sortes de simulacres. Toute indocilité, même et surtout symbolique, est passible de signalement, et loin d’attendre que soit établie l’exactitude ou l’inexactitude des faits, on commence par les égrener comme le fruit d’ opinions.
Mais peut-être cet article d’opinion n’est-il qu’un poisson d’avril surgi d’un esprit trop inquiet.