J’ai découvert Pierre Bayard, auteur insolite, il y a quelques années avec un premier titre : « Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? » J’avais d’abord cru à un canular et m’étais étonné que les éditions de Minuit se prêtassent à ce genre de boutade. Mais c’était plus subtil et, s’il y avait bien dans le principe une plaisanterie (avec la dimension absurde que ce mot a pris au moins depuis le roman de M. Kundera qui porte ce titre), le livre de P. Bayard interrogeait réellement notre rapport à la lecture, au savoir canonique, autrement dit à ce qu’on appelle pompeusement la culture. Avec « Aurais-je été résistant ou bourreau ? » le questionnement de Bayard sur l’attitude concevable que l’on aurait adoptée pendant l’occupation de 40-44 s’appuyait sur l’image de son père, résistant. Et questionnait dans un for très intérieur la notion d’engagement et de résistance dans des circonstances particulièrement dangereuses. Avec son dernier titre, Bayard joue de l’homonymie avec le célèbre chevalier qui, prétend-il, aurait été son ancêtre. Voilà pour la fiction (du moins je le suppose). Mais cet ouvrage exemplaire porte en fait sur le mal et plus particulièrement sur la mort, les blessures et les exactions qu’un héros est appelé à commettre. Et le chevalier Bayard en est un, inégalable au combat et grand pourfendeur d’ennemis (par centaines, par milliers) tout en ayant la réputation d’homme prudent et sage, accessible aux valeurs très-chrétiennes et philosophiques (même s’il n’est pas certain qu’il ait su lire), en particulier la pitié et la modération.
En fait, après avoir recouru à Rabelais et s’être spirituellement affranchi des canons méthodiques de l’Histoire des sensibilités, c’est à une réflexion très aiguë sur le monde d’aujourd’hui que se livre Pierre Bayard comme pourront en témoigner quelques citations :
pages 39-40 : Quand je lis Cicéron ou Montaigne, qu’un gouffre mental devrait séparer de moi si l’on adopte le point de vue de certains historiens des sensibilités, j’ai l’impression de dialoguer avec des êtres proches, animés par des désirs et des angoisses similaires aux miens, et motivés plus profondément, au-delà de différences dans les comportements de surface, par des fantasmes analogues.
Pages 42 : Il suffit d’u peu d’attention et de sensibilité pour percevoir autour de nous les échos furtifs de ces vies différentes, comme si les univers que nous n’habitons pas entretenaient avec le nôtre de discrètes interférences.
Page 62 : ...Mais où est-il écrit que l’être humain apprend de ses mésaventures et renonce à persévérer quand il se rend compte qu’il a choisi une option néfaste ?
Page 72 : ...le mal est moins une effraction qu’un glissement, et c’est au cœur de ce mouvement insensible de dissolution intime des valeurs qu’il faut essayer de se placer pour en comprendre l’emprise en chacun de nous.
Il se trouve que le 7 octobre 2023, les membres du mouvement Hamas ont attaqué le territoire israélien et pris des otages. Il se trouve aussi qu’en réponse à cette attaque, l’État d’Israël s’emploie à détruire toute vie humaine possible dans la « bande de Gaza » - ciblant en priorité les bâtiments civils, les hôpitaux, les écoles et universités, interdisant l’accès aux journalistes et réduisant l’action des humanitaires. Aux 45000 morts déclarés s’ajoutent des disparus dans les décombres, des blessés par milliers, des amputés opérés sans électricité ni médicaments, dont une proportion d’enfants inégalée dans le monde. Il se trouve enfin que l’attaque du Hamas du 7 octobre est intervenue comme un signal face à la situation de « bagne à ciel ouvert » qui était celle de ce territoire, dont les postes frontières étaient fermés, l’accès à la mer interdit, sans liaison maritime ni aérienne autre que consentie par le voisin israélien. L’électricité même, l’accès à l’eau potable et autres commodités de base (nourriture) étaient soumis à son bon vouloir. C’est contre cet enfermement que le Hamas (groupe activiste religieux) a déclenché son attaque du 7 octobre.
La riposte totalement disproportionnée à cette agression est considérée par la CPI et la Cour Internationale de Justice, ainsi que par 164 pays membres de l’O.N.U., non comme une simple réponse à l’attaque dont Israël a été victime, mais comme une tentative d’écrasement d’une population gênante avec risque génocidaire avéré. Seuls les U.S.A. et quelques-uns de leurs alliés s’inscrivent en faux.
Que faire face à une population qu’on estime ne pas devoir exister ?
La destruction, l’extermination sont à ce jour la solution qui a été envisagée par plusieurs nations au cours du XXème siècle (Turquie ottomane à l’égard des arméniens, Allemagne nazie quant aux juifs, Serbie face à plusieurs, Croatie face aux serbes et bosniaques, Hutus rwandais face aux Tutsis, etc...) et qui a ses adeptes au XXIème : Israël vis-à-vis des palestiniens mais aussi Birmanie face aux non bouddhistes, Chine face aux Ouïghours, et quelques autres…
Dans ce cadre l’animalisation joue à plein : pour éliminer les populations considérées comme des parasites, il est impératif de les NOMMER en tant que telles : poux, cafards, sont les termes les plus en vogue. Mais il arrive que pris de court ou manquant d’imagination, les exterminateurs se contentent de traiter leurs victimes d’« animaux »...ce qui peut s’avérer contre productif : là où les termes « pou », « cafard », ou « rat puant » suscitent spontanément la répulsion, le mot « animal » appelle plutôt la sympathie et la défense. Le Paradis des religions du Livre est lui-même peuplé d’animaux en liberté. De plus, tout le monde sait que la population de Palestine fait partie des plus instruites parmi les nations arabes, que c’est une nation de littérateurs et en particulier de poètes.se.s, mais aussi de juristes, etc. Tout le monde sait aussi que l’islamophobie galopante chez les suprémacistes d’occident ne peut s’appliquer aux Palestiniens.ne.s qui comptent une minorité non négligeable de chrétien.ne.s (je le précise pour celles et ceux qui considèrent ces notions comme plus importantes que l’humanité générale).
Il est dans ces conditions difficile de tenir pour des « animaux » des docteurs, des écrivain.e.s, des coreligionnaires. De là l’emploi du terme « animaux-humains », certes délicat à interpréter, mais ayant le mérite de faire la part des choses : humains certes puisqu’ils sont sans plumes et marchent sur deux pattes, et cela coupe court à tous les exemples susvisés de médecins, universitaires, musicien.ne.s, artistes en tous genres, mais une fois cette objection évacuée, animaux tout de même par nature, par essence, même s’ils ont su accéder à un certain développement. En quoi dès lors cette animalité se manifeste-t-elle ? C’est là qu’il convient de traiter les populations en question « comme du bétail » afin qu’en effet, on puisse montrer au monde les comportements vils que l’on a provoqués. Ainsi des bombardements ont-ils ciblé les distributions de vivres aux populations affamées. Raté : il y a bien eu des victimes civiles en grand nombre, mais nul n’a pu témoigner d’actes de sauvagerie, de « loi de la jungle » qui aurait « naturellement » réglé la conduite des victimes. Alors que les expériences de laboratoire ont montré que des rats stressés par des agressions aléatoires (chocs électriques irréguliers par exemple) s’en prennent à leurs congénères, les victimes palestiniennes de frappes sur des cibles humanitaires n’ont montré aucun signe d’agressivité envers leurs semblables et les survivants s’en sont tenu à la panique ou à la solidarité.
C’est là que l’ouvrage de Pierre Bayard est précieux, qui indique à propos des guerres d’Italie (successivement qualifiées d’« absurdes, sanglantes et immorales ») que l’animalisation de l’ennemi devenait problématique lors des fréquents renversements d’alliance : l’animal répugnant de la veille devenait compagnon d’armes, le « compaing » devenait la bête à écraser.
Aujourd’hui 14 décembre 2024, Bashir El Assad figure, sans aucun doute possible quant à sa malfaisance, parmi les « bêtes à écraser », et il vient en effet de déguerpir devant une coalition rebelle. Or sa fuite a aussitôt permis à l’armée israélienne d’élargir son occupation du Golan, conquête impromptue que met à son crédit le gouvernement Netanyahou, lequel extermine et écrase un (autre) peuple entier. Et si cela est rendu possible, c’est que le principal soutien d’ El Assad (la Russie) est occupée à réduire l’Ukraine et à mordre sur son territoire. Or le dictateur russe prétend s’opposer à la « nazification de l’Ukraine », par un régime que soutiennent les démocraties occidentales, ces mêmes pays qui soutiennent officiellement l’expansion meurtrière d’Israël et dont le principal (les USA) vient d’élire à sa tête un partisan déclaré du dictateur russe.
Sommes-nous revenus, quoique l’échelle contemporaine soit celle de vastes nations, aux « combinazioni » des guerres d’Italie (« absurdes, sanglantes et immorales ») desquelles le chevalier sans peur n’est pas sorti sans reproches ? La confusion des alliances marque-t-elle le triomphe du machiavélisme ?
Qui est l’animal de qui ? Que sont les peuples devenus ? Peut-on espérer la fin de cette servitude volontaire à laquelle nous nous soumettons en apportant nos voix, nos actions et nos convictions à des dirigeants aussi sanguinaires et versatiles que les princes de la prétendue Renaissance lors des guerres d’Italie ?
Voir Pierre Bayard : « Aurais-je été sans peur et sans reproche ? » (Minuit, coll. Paradoxe).