mercredi 12 novembre 2025

"Le Sommet" au T.N.P.

 

Le 12 novembre 2025


J’ai renoué depuis l’an dernier avec des spectacles et même un bonnement au T.N.P. où j’avais dans ma jeunesse fait tant de belles découvertes : Peer Gynt mis en scène par Chéreau, Les Céphéides de J-G Bailly montées par Lavaudant, et Pinter, Pina Bausch, le Piccolo Teatro de Strehler et tant d’autres.

 J’en suis cette saison à mon deuxième spectacle : ce fut d’abord une adaptation vertueuse de « Manières d’être vivant » de Baptiste Morizot. Intérêt certain de la découverte pour qui n’aurait pas lu l’ouvrage du philosophe, sinon c’était une recherche de théâtralisation d’une pensée, d’hypothèses, il était évident qu’avec la meilleure volonté du monde il ne s’agissait de théâtre qu’à grand’ peine.

Hier, j’ai vu « le sommet », spectacle d’un metteur en scène fameux en Europe, le suisse C. Marthaler. Je me réjouissais de découvrir enfin un spectacle réalisé par un artiste dont beaucoup se réclament. 6 personnages (en quête de langage?) sont réunis dans un chalet de montagne où tout est prévu pour leur séjour mais où plane également une surveillance de chaque instant. Ils viennent de lieux, de pays différents. Le prospectus de présentation indique qu’ils peinent à se comprendre, or ce n’est pas ce qui ressort du spectacle puisqu’ils chantent ensemble, échangent complaisamment certains propos ou borborygmes. La scénographie tient une place fondamentale, puisque dès l’arrivée des personnages (dans une sorte d’ascenseur en fond de scène qui est plus un monte-plats capricieux à la Pinter), puis au fil des séquences, ce sont des gadgets du chalet (haut-parleur dans un placard, téléviseur masqué, malle aux costumes...etc) qui vont donner lieu à des scènes jouées. Le tout accompagné de musiques, un rock fameux, sinon des airs d’accordéon évoquant fortement les montagnes suisses ou tyroliennes, sans copier tout à fait les airs alpins yodlés. C’est un principe du spectacle : on y est sans en être. Par les divers langages et des accessoires (écharpe tricolore par exemple) les personnages pourraient représenter les politiques rassemblés lors d’un « sommet », ici G6 plutôt que G7 à Davos...mais ça évoque aussi des émissions de télé-réalité où des épreuves attendent les candidats dans un lieu clos où on les voit en permanence. Dans ce décor impeccablement fonctionnel pour les gags prévus, il ne se passe pratiquement rien : on se change, on se couche, on se lève, on conduit des actions sans suite, tout comme les relativement rares paroles sont sans suite véritable. Il y a pourtant dans ces morceaux de texte des beautés qui passent, d’autres moments où les mots sont traités comme une partition musicale. Il arrive que ce soit drôle, mais ce n’est visiblement pas une constante ni un propos délibéré. On se demande d’ailleurs quel est le propos délibéré, et j’ai alors repensé au spectacle « Le jardin des délices » qui avait il y a deux ans inauguré le retour du festival d’Avignon à la carrière de Boulbon : une poignée de personnages perdus quelque part, faisant des trucs sans suite et disant parfois de très belles choses empruntées à Shakespeare ou Dante, sans lien aucun avec le reste.

Hier soir, c’était un peu pareil dans le huis clos de ce chalet technico magique, face ouverte sur le public comme un jouet d’enfant où l’on place les accessoires et les silhouettes.


J’ai doublement apprécié de n’avoir payé que 30 euros pour deux places alors qu’en juillet au festival d’Avignon, le même spectacle à La Fabrica revenait à 35 euros la place. Car le spectacle créé à Vidy-Lausanne (le théâtre de Suisse à vocation culturelle mondiale) a déjà tourné dans les hauts lieux de la Culture européenne et est appelé à poursuivre sa tournée internationale dans les salles qui assurent la reconnaissance au plus haut niveau. On ne manquera pas de disserter largement sur la place de l’onirisme, du surréalisme, du travail au plateau, sur le rôle des corps instrumentalisés au même titre que les mots mais jamais érotisés,

Mais si la touche Marthaler (apport musical et technique dans la création, sens de l’absurde en particulier au sein d’un collectif) a depuis 40 ans été porteuse d’un esprit inventif, je n’ai vu hier aucune nouveauté, éprouvé aucune surprise et, à part un fou rire nerveux qui m’a pris quelques instants (lors d’un concert d’onomatopées), je suis resté de marbre à cette succession d’épisodes assez plats remarquablement orchestrés.

mercredi 2 avril 2025

 

Le 2 avril 2025

 

Au théâtre du monde : dire l’épouvante, de Lagarce à Sénèque.


J’ai assisté hier à une représentation de Juste la fin du monde, pièce maîtresse de J-L Lagarce mise en scène par Johanny Bert. Xavier Dolan a naguère adapté cette pièce au cinéma, et comme Vincent Dedienne tient le rôle principal de Louis, le public afflue.

Même si une partie du public vient pour des raisons de notoriété discutables, le spectacle est lui fascinant, la scénographie, les jeux d’ombre et le recours à des accessoires et marionnettes tenus à distance évoque à merveille les réminiscences du passé, les constructions mentales telles qu’elles s’incarnent dans les objets, dans les phrases toutes faites aussi qui sont des formules familiales entremêlées à un texte qui essaie de tirer au clair les zones d’ombre, le tissu embrouillé des constructions malsaines et figées au sein du microcosme appelé famille.

C’est sublime : tilt de l’émotion, éveil de la pensée à chaque instant. Pas un souffle dans le public tout entier tendu sur le fil des mots et des images.

Le détour(nement) de la pièce par Dolan et le cinéma a sans doute valu à ce spectacle une fréquentation que le seul nom de Lagarce n’aurait pas atteinte. Mais le retour au théâtre est magistral dans cette réalisation de J. Bert, d’une sensibilité intense et palpable dans sa fragilité.

Idée géniale aussi d’avoir fait interpréter la belle-sœur (pièce rapportée au sein de la famille) par une actrice de couleur.


Il se trouve que j’avais il y a quelques jours vu (Arte TV) le film Seneca de Robert Schwentke avec John Malkovich dans le rôle titre. Film remarquable qui joue sur la théâtralité à l’écran : scène frontale plantée au milieu des déserts comme l’était l’édifice (palais) de la tragédie antique dressé dans l’espace public. Et justement, tant pour suivre les atrocités de Néron que les leçons de Sénèque, le public est là, dans un espace ouvert. Pour un public choisi de faux amis, Sénèque donne sa mort en spectacle. Et c’est peut-être bien le thème profond du film : que vaut la parole de sagesse (philosophie) lorsque le maître jouit des honneurs du pouvoir et de la richesse – de l’opulence que confère une fortune incommensurable ? De là une représentation qui jamais ne vise à donner l’illusion du réel, mais interdit au contraire tout abandon à la vraisemblance.

C’est apparemment ce qui n’a pas plus à la critique comme au public qui est le plus souvent sceptique sur ce film génial : on reproche à Malkovich du cabotinage, on ne sait pas dans quel genre ni quel registre ranger cet ovni - autrement dit quel regard lui consacrer, dans quelle attente se situer : avec quelles lunettes regarder ces images ? Histoire, philo, satire, comique, épouvante, politique ?

Le film emprunte ouvertement au western (spaghetti) comme au péplum de série Z ou au film d’horreur : car vivre sous Néron c’est en effet une horreur, et philosopher dans l’entourage du monstre au pouvoir (faire entendre à l’occasion un point de vue divergent) en est une autre.

Mais lorsque les Monty Python produisent le trot d’un cheval avec une noix de coco ou font gicler le sang du chevalier noir à partir de bouts de ferraille, on sait qu’on est dans un film comique. Dans Seneca, on ne sait réellement pas à quoi on a à faire, et c’est le propre du pouvoir obscène et monstrueux de brouiller les données ordinaires : vivre sous Néron est une tragédie en soi, et prétendre se tenir à l’écart du monstrueux, espérer une vie « bonne » ou « apprendre à mourir » devient alors un verbiage grotesque quelle que soit la portée de cette pensée pour les temps ordinaires : c’est un peu comme la peste (ou le Caligula) de Camus qui dans une ville ordinaire « n’est pas à sa place ». Donc le film nous montre des personnages en effet « déplacés », burlesques malgré eux non par sottise ou déraison, mais parce que c’est la déraison même qui règne.


Savoir si cette interprétation de la « folie de Néron » est historiquement juste, c’est autre chose, et les historiens peuvent rectifier ce qui n’est pas le propos du film, qui ne prétend pas plus retracer la vie de Néron ou de Sénèque que « Sacré Graal » reconstituerait la vie des chevaliers : le film montre comment un pouvoir déréglé transforme la pensée en pose ridicule et vaine. La question n’est pas de savoir si Sénèque était ou non comme cela, mais de montrer ce qu’est un homme de culture à l’ère d’un Idi Amin, d’un Trump, d’un Poutine peut-être ou tout autre personnage (Ubu) dont le bon vouloir s’érige en droit. Le mauvais goût est alors érigé en mode. Tout n’est que simulacre, voire parodie. Seul demeure le fonctionnement de l’appareil, excellemment représenté par l’exécutant qui agit sans conviction mais est formaté pour cela.

Kafka n’a inventé ni Eichmann ni le docte conférencier Heidegger.

[Article à retrouver dans la rubrique Au gré de l'éphémère]

lundi 24 février 2025

De l'indignité

 

Sollicité sur les réseaux sociaux par un internaute, le Président de notre République a dévoilé ce que serait la teneur des entretiens qu’il va avoir avec le président Trump des U.S.A.

« On est amis, on se tutoie » a-t-il précisé.

Je doute que l’états-unien si méprisant à l’égard du reste du monde parle le français. Je me demande alors de quel tutoiement il peut s’agir selon la langue anglaise : le seul qui subsiste est l’archaïque tutoiement de majesté réservé à Dieu : « Thou ». Est-ce bien cela que notre président veut faire passer en tant que porte-parole de la France et d’une partie de l’Europe ?


Un peu de sérieux : on sait depuis longtemps que ces dévoilements de discussions « au plus haut niveau » ne sont que mise en bouche du spectacle à venir et n’ont aucune portée ni vérité, sauf l’affichage de ce qu’ils sont : vides bulles de savon jetées en pâture aux gogos. Cependant il y a là, dans l’absurde, un nouveau pas franchi : la négligence sur fond de mépris, car parler de tutoiement avec un anglo-saxon, c’est ignorer que parmi nous, même les plus ignares et cancres savent qu’il n’y a plus de tutoiement de proximité (amical) en anglais depuis pas mal de siècles. Et cette maladresse constitue une indignité supplémentaire à l’égard du commun d’entre nous. Il y a des indignités plus évidentes et plus nocives sans doute, comme de nommer à la tête de l’institution garante de nos lois un homme mis en examen par la justice (même si les faits ont été prescrits), ou de maintenir à la tête du gouvernement un homme qui a fermé les yeux sur 112 (cent douze) plaintes pour violences sur mineurs déposées au sein d’une école privée de sa commune. Il y a mille autres formes d’indignité dont notre temps se nourrit, comme il se repaît d’autant de mensonges : termes essentialisants jetés à la figure des opposants pour les discréditer, inversion du sens des mots (comme l’antisémitisme appliqué par les tenants d’un parti fondé par un waffen SS à des défenseurs des droits humains) ou simples contre-vérités comme « l’envahissement » de notre sol par des migrants à majorité musulmane (le grand remplacement) alors que l’ensemble des étrangers vivant sur le sol français est d’un peu plus de cinq millions, soit moins de 8 % de la population totale, parmi lesquels la moitié (4%) viennent d’Afrique et un tiers d’Europe.

Mensonges donc, et indignité à bafouer la justice et la vérité. Mais si je retiens comme symbole d’indignité l’évocation d’un « tutoiement » envers monsieur Trump, c’est qu’alors on ne se soucie même plus de vraisemblance envers l’opinion. On se contente de formuler une affirmation en considérant que la déclaration, aussi insensée ou impossible soit-elle, comporte une vertu performative qui la transformera en vérité aux yeux et/ou aux oreilles des gens ordinaires.

Comme jadis monsieur Sarkozy avait indiqué aux historiens quelle était la vérité qu’il fallait enseigner, j’attends (sur tiktok ou autre réseau social) l’enseignement par notre président d’une langue anglaise convenable, c’est-à-dire celle où tutoyer Donald (archétype états-unien ?) sera devenu possible. Quant à la dignité que recouvre un tel comportement (copiner avec l’injure) c’est « une autre paire de manches » : mais peut-être cette expression est-elle un idiotisme, intraduisible de l’autre côté de la Manche justement ou de l’Atlantique nord.

vendredi 31 janvier 2025

JANUS BIFRONS

 

31 Janvier 2025


I – Passage de janvier

C’est aujourd’hui le dernier jour de janvier 2025.

Le mois de janvier m’a toujours été le plus difficile de l’année. J’ai appris récemment que, si la nuit la plus longue est bien celle du solstice d’hiver, les jours recommencent à augmenter le soir dès après le 15 décembre. Par contre, ils continuent à diminuer le matin jusqu’au 10 janvier environ si bien que la nuit dure en janvier plus tard qu’auparavant.

Je me souviens des matins froids où je rejoignais le lycée (alors dès la 6ème) sur les trottoirs glacés. Jusqu’à 8 heures et au-delà il faisait encore nuit, parfois tombait un grésil plus froid que la neige et dans l’humidité les réverbères diffusaient un halo tremblant comme s’ils étaient eux—mêmes saisis par le froid. Aujourd’hui encore je vis dans une région où il arrive que le jour ne se lève pas tout à fait : un brouillard épais recouvre la campagne et ne se dissipe qu’à la nuit venue. (cf. Henri Michaux : « nous n’avons qu’un soleil par mois »…). Même si le mois suivant peut connaître des pics de froid, on retrouve en février une clarté que janvier ignore. Et puis cela fait déjà plusieurs mois qu’on est entrés dans la nuit, le givre, les intempéries de toutes sortes, et la durée qui s’accroît ajoute au désagrément ordinaire : le renouveau se fait attendre.

Depuis l'enfance et chaque année, il m'a tardé que janvier s'éclipse et laisse la place à un meilleur temps de vivre. Dans le métier que j'ai plus tard exercé, j'ai également constaté que les enfants de retour de vacances n'étaient pas reposés par Noël et le Jour de l'An et qu'il fallait attendre février ou mars pour travailler de nouveau  avec des jeunes en forme, mieux éveillés.


Il se trouve que cet hiver, chez moi, une tempête a abattu un arbre qui a endommagé le toit d’un appentis. Le déblayage est fastidieux, les réparations longues à mettre en œuvre. C’est un janvier comme les autres, avec ses rigueurs ni plus ni moins pénibles que d’habitude, mais dont les conséquences néfastes présentent des inconvénients particulièrement tenaces. Les personnes dont je suis qui disposent d’un abri, d’un logement convenable, se débattent avec les coups de vent qui emportent les mauvaises tuiles, abattent les vieux arbres, ou les pluies qui inondent les caves, les rues et les rez-de-chaussée. Et pendant ce temps-là, tandis que de plus en plus de personnes, de familles, dorment dans la rue, les gouvernements fantoches et minoritaires successifs qui sortent du chapeau présidentiel taillent dans les budgets nécessaires au fonctionnement de la société, ne renforçant que les budgets de défense, de police et les largesses aux grosses entreprises. Est-ce vouloir la paix que préparer la guerre ? Il semble au contraire que la guerre soit permanente contre les populations ordinaires qui souffrent et peinent à se chauffer, se nourrir, se vêtir comme il faudrait. Cependant les industries du luxe atteignent des ventes record et rapportent presque autant que les armes. Les objets du luxe (objets connectés, « intelligents » nous dit-on et voitures électriques marchant à piles comme les autos télécommandées de mon enfance) sont d’ailleurs des armes dirigées contre les populations qui triment pour extraire le cobalt, le coltan, les terres rares, le lithium et autres matières nécessaires à nos batteries, populations d’enfants dont l’espérance de vie est réduite à rien, et l’espérance d’enfance et de bonheur à moins encore, et ces populations vouées à la misère et à l’asservissement enrichissent leurs dirigeants qui viennent dans nos capitales acheter le luxe qui s’y affiche : la boucle est bouclée.


Janvier l’obscur s’annonce donc encore plus préoccupant cette année où la guerre vient d’éclater ouvertement à l’est du Congo, où l’Europe bascule peu à peu à l’extrême-droite (après l’Autriche, la Suède et une bonne part de l’Europe centrale, c’est désormais la droite allemande qui s’associe en partie à l’AfD), et où en France vient d’être votée la loi la plus illégitime qui soit : celle de la suspension d’allocations sur simple suspicion de fraude aux aides publiques.

C’est passé « comme une lettre à la poste » : depuis le 27 janvier 2025, nous vivons dans un pays (historiquement le pays des droits de l’homme, du citoyen, de la fraternité sans laquelle la liberté et l’égalité ne signifient rien) un pays où, avant que la preuve d’un délit ne soit apportée, une personne peut être privée de ses droits. Et des ressources qui vont avec. On pourrait verser cette iniquité à l’épais dossier des absurdités qui s’empilent dans nos institutions, les encombrent et les entravent. Mais cela va bien au-delà : en d’autres termes, ça dépasse le stade de la connerie. C’est à ma (modeste) connaissance la première fois qu’une loi contourne la loi : qu’en est-il du conseil constitutionnel ? Comment justifiera-t-il que, dans l’état de droit (puisque l’état de droit est la raison toujours invoquée pour se distinguer d’autres nations prétendument dictatoriales) sans avoir apporté la preuve d’un manquement quelconque, une autorité (ou organisme ou institution, etc.) s’en prenne aux ressources qui assurent la subsistance de telle ou telle personne ?

D’aucuns objecteront : pendant une durée maximum de trois mois seulement.

Mais que devient une personne sans ressources pendant trois mois, et comment réparer sa disparition, sa mise à la rue ou les autres conséquences tragiques lorsque la suspicion se sera révélée infondée trois mois plus tard ? Surtout, sur quelle base juridique prend-on des sanctions contre une personne suspectée de ?

On connaît actuellement des entreprises qui ont fraudé le fisc à hauteur de plusieurs millions. On connaît des personnes qui ont floué les caisses de l’État. Beaucoup leur est reproché, mais rien n’est intenté contre elles (les entreprises et les personnes) tant que la preuve d’un quelconque forfait n’a pas été entérinée par voie de justice.

Et l’on va priver de quelques euros du RSA ou d’une alloc un.e suspecté.e de ?


Les bénéficiaires d’une solidarité insuffisante (puisque l’impôt direct ne corrige pas les inégalités de ressources) ne sont pas les seules victimes des lois iniques et indignes que l’on nous concocte. Les boucs émissaires redeviennent les étrangers, extra européens de préférence. Ou roms.

On dirait que chaque jour apporte son nouveau déni de fraternité et que, tandis que des acteurs de terrain professionnels ou bénévoles s’emploient à maintenir une vie possible pour pas mal d’êtres humains, les dirigeants (élus, ne l’oublions pas, mais en minorité dans ce pays) s’acharnent à détruire des vies humaines qui, outre le principe de fraternité, sont celles qui assurent notre avenir.

Ces immigré.e.s tant combattu.e.s, harcelé.e.s juridiquement et devenu.e.s la cause de nos maux sont les personnes qui depuis les temps coloniaux ont travaillé, produit et combattu pour notre pays. Aujourd’hui encore, ces personnes assurent une proportion variable mais importante des travaux qu’exige le BTP, l’agriculture intensive, mais aussi les métiers du soin, de l’entretien, les services hospitaliers, de voirie, de nettoyage et retraitement de nos déchets et surplus, etc...Si par malheur ces personnes ont immigré clandestinement, et que tout moyen de subsistance par le travail leur est interdit, c’est alors à des travaux tout aussi clandestins qu’elles sont vouées, confinant parfois à une forme dissimulée d’esclavage. Enfin, si ces personnes assurent au présent une part non négligeable des travaux nécessaires à toute la population, à toute la nation, ce sont leurs enfants qui à l’avenir assureront la relève de notre population.


Au lieu d’en prendre simplement et honnêtement conscience, nous cultivons l’indignité humaine et la sottise socio-économique. Janvier doit son nom à Janus dieu des seuils qui marquait la clôture de la morte saison et l’ouverture d’un cycle nouveau. Quelle ouverture nous apporte janvier 2025 ?


II – Double face ; digression impromptue quoique opportune sur le temps présent


Le dieu des romains Janus est qualifié par eux, parmi d’autres épithètes, de bifrons c’est -à-dire « à double visage », et c’est ainsi que sur bien des effigies (statues, monnaies) il est représenté. C’est le dieu des portes qui se ferment et qui s’ouvrent, du passé qui s’éteint et de l’avenir qui naît. C’est le dieu des FINS et des COMMENCEMENTS : tout un programme en ce janvier où bien des fins (de régime, de période, de pouvoirs, de mondes ? d’idéologies, de peuples en détresse, d’espérances, de luttes, de valeurs, etc.) sont opposées à autant de commencements, de premiers pas, de renouveau.


Il se trouve que pour nous aujourd’hui, le double face est un terme de bricolage, qui désigne un matériau adhésif des deux côtés, particulièrement utilisé sur les plateaux de théâtre, et les plateaux modestes en particulier où il rend bien des services. Le double face est donc un accessoire précieux dans le cadre des représentations. S’il figurait dans l’Antiquité une incarnation du Temps qui passe, il pourrait bien aussi figurer pour nous l’idée d’une hypocrisie : et l’hypocrite sous le masque n’était-il pas une ancienne désignation de l’acteur ?

Les acteurs de notre scène apparaissent donc comme des double-face qui adhèrent de tous côtés à tout ce à quoi ils se peuvent accrocher, à tout ce qui passe à portée, sans plus d’états d’âme ni de principes qu’un objet que l’on froisse et que l’on jette une fois qu’il a servi.


Nous savons donc ce que nous avons à faire avec ce genre d’hypocrites qui de notre (modeste) scène occupent le devant – et le centre prétendu après avoir navigué de cour à jardin, de bâbord à tribord, de gauche très modérée à droite très extrême. 

 

 

 

 

samedi 14 décembre 2024

LE CHEVALIER BAYARD


J’ai découvert Pierre Bayard, auteur insolite, il y a quelques années avec un premier titre : « Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? » J’avais d’abord cru à un canular et m’étais étonné que les éditions de Minuit se prêtassent à ce genre de boutade. Mais c’était plus subtil et, s’il y avait bien dans le principe une plaisanterie (avec la dimension absurde que ce mot a pris au moins depuis le roman de M. Kundera qui porte ce titre), le livre de P. Bayard interrogeait réellement notre rapport à la lecture, au savoir canonique, autrement dit à ce qu’on appelle pompeusement la culture. Avec « Aurais-je été résistant ou bourreau ? » le questionnement de Bayard sur l’attitude concevable que l’on aurait adoptée pendant l’occupation de 40-44 s’appuyait sur l’image de son père, résistant. Et questionnait dans un for très intérieur la notion d’engagement et de résistance dans des circonstances particulièrement dangereuses. Avec son dernier titre, Bayard joue de l’homonymie avec le célèbre chevalier qui, prétend-il, aurait été son ancêtre. Voilà pour la fiction (du moins je le suppose). Mais cet ouvrage exemplaire porte en fait sur le mal et plus particulièrement sur la mort, les blessures et les exactions qu’un héros est appelé à commettre. Et le chevalier Bayard en est un, inégalable au combat et grand pourfendeur d’ennemis (par centaines, par milliers) tout en ayant la réputation d’homme prudent et sage, accessible aux valeurs très-chrétiennes et philosophiques (même s’il n’est pas certain qu’il ait su lire), en particulier la pitié et la modération.

En fait, après avoir recouru à Rabelais et s’être spirituellement affranchi des canons méthodiques de l’Histoire des sensibilités, c’est à une réflexion très aiguë sur le monde d’aujourd’hui que se livre Pierre Bayard comme pourront en témoigner quelques citations :

pages 39-40 : Quand je lis Cicéron ou Montaigne, qu’un gouffre mental devrait séparer de moi si l’on adopte le point de vue de certains historiens des sensibilités, j’ai l’impression de dialoguer avec des êtres proches, animés par des désirs et des angoisses similaires aux miens, et motivés plus profondément, au-delà de différences dans les comportements de surface, par des fantasmes analogues.


Pages 42 : Il suffit d’u peu d’attention et de sensibilité pour percevoir autour de nous les échos furtifs de ces vies différentes, comme si les univers que nous n’habitons pas entretenaient avec le nôtre de discrètes interférences.


Page 62 : ...Mais où est-il écrit que l’être humain apprend de ses mésaventures et renonce à persévérer quand il se rend compte qu’il a choisi une option néfaste ?


Page 72 : ...le mal est moins une effraction qu’un glissement, et c’est au cœur de ce mouvement insensible de dissolution intime des valeurs qu’il faut essayer de se placer pour en comprendre l’emprise en chacun de nous.


Il se trouve que le 7 octobre 2023, les membres du mouvement Hamas ont attaqué le territoire israélien et pris des otages. Il se trouve aussi qu’en réponse à cette attaque, l’État d’Israël s’emploie à détruire toute vie humaine possible dans la « bande de Gaza » - ciblant en priorité les bâtiments civils, les hôpitaux, les écoles et universités, interdisant l’accès aux journalistes et réduisant l’action des humanitaires. Aux 45000 morts déclarés s’ajoutent des disparus dans les décombres, des blessés par milliers, des amputés opérés sans électricité ni médicaments, dont une proportion d’enfants inégalée dans le monde. Il se trouve enfin que l’attaque du Hamas du 7 octobre est intervenue comme un signal face à la situation de « bagne à ciel ouvert » qui était celle de ce territoire, dont les postes frontières étaient fermés, l’accès à la mer interdit, sans liaison maritime ni aérienne autre que consentie par le voisin israélien. L’électricité même, l’accès à l’eau potable et autres commodités de base (nourriture) étaient soumis à son bon vouloir. C’est contre cet enfermement que le Hamas (groupe activiste religieux) a déclenché son attaque du 7 octobre.

La riposte totalement disproportionnée à cette agression est considérée par la CPI et la Cour Internationale de Justice, ainsi que par 164 pays membres de l’O.N.U., non comme une simple réponse à l’attaque dont Israël a été victime, mais comme une tentative d’écrasement d’une population gênante avec risque génocidaire avéré. Seuls les U.S.A. et quelques-uns de leurs alliés s’inscrivent en faux.


Que faire face à une population qu’on estime ne pas devoir exister ?


La destruction, l’extermination sont à ce jour la solution qui a été envisagée par plusieurs nations au cours du XXème siècle (Turquie ottomane à l’égard des arméniens, Allemagne nazie quant aux juifs, Serbie face à plusieurs, Croatie face aux serbes et bosniaques, Hutus rwandais face aux Tutsis, etc...) et qui a ses adeptes au XXIème : Israël vis-à-vis des palestiniens mais aussi Birmanie face aux non bouddhistes, Chine face aux Ouïghours, et quelques autres…

Dans ce cadre l’animalisation joue à plein : pour éliminer les populations considérées comme des parasites, il est impératif de les NOMMER en tant que telles : poux, cafards, sont les termes les plus en vogue. Mais il arrive que pris de court ou manquant d’imagination, les exterminateurs se contentent de traiter leurs victimes d’« animaux »...ce qui peut s’avérer contre productif : là où les termes « pou », « cafard », ou « rat puant » suscitent spontanément la répulsion, le mot « animal » appelle plutôt la sympathie et la défense. Le Paradis des religions du Livre est lui-même peuplé d’animaux en liberté. De plus, tout le monde sait que la population de Palestine fait partie des plus instruites parmi les nations arabes, que c’est une nation de littérateurs et en particulier de poètes.se.s, mais aussi de juristes, etc. Tout le monde sait aussi que l’islamophobie galopante chez les suprémacistes d’occident ne peut s’appliquer aux Palestiniens.ne.s qui comptent une minorité non négligeable de chrétien.ne.s (je le précise pour celles et ceux qui considèrent ces notions comme plus importantes que l’humanité générale).

Il est dans ces conditions difficile de tenir pour des « animaux » des docteurs, des écrivain.e.s, des coreligionnaires. De là l’emploi du terme « animaux-humains », certes délicat à interpréter, mais ayant le mérite de faire la part des choses : humains certes puisqu’ils sont sans plumes et marchent sur deux pattes, et cela coupe court à tous les exemples susvisés de médecins, universitaires, musicien.ne.s, artistes en tous genres, mais une fois cette objection évacuée, animaux tout de même par nature, par essence, même s’ils ont su accéder à un certain développement. En quoi dès lors cette animalité se manifeste-t-elle ? C’est là qu’il convient de traiter les populations en question « comme du bétail » afin qu’en effet, on puisse montrer au monde les comportements vils que l’on a provoqués. Ainsi des bombardements ont-ils ciblé les distributions de vivres aux populations affamées. Raté : il y a bien eu des victimes civiles en grand nombre, mais nul n’a pu témoigner d’actes de sauvagerie, de « loi de la jungle » qui aurait « naturellement » réglé la conduite des victimes. Alors que les expériences de laboratoire ont montré que des rats stressés par des agressions aléatoires (chocs électriques irréguliers par exemple) s’en prennent à leurs congénères, les victimes palestiniennes de frappes sur des cibles humanitaires n’ont montré aucun signe d’agressivité envers leurs semblables et les survivants s’en sont tenu à la panique ou à la solidarité.


C’est là que l’ouvrage de Pierre Bayard est précieux, qui indique à propos des guerres d’Italie (successivement qualifiées d’« absurdes, sanglantes et immorales ») que l’animalisation de l’ennemi devenait problématique lors des fréquents renversements d’alliance : l’animal répugnant de la veille devenait compagnon d’armes, le « compaing » devenait la bête à écraser.

Aujourd’hui 14 décembre 2024, Bashir El Assad figure, sans aucun doute possible quant à sa malfaisance, parmi les « bêtes à écraser », et  il vient en effet de déguerpir devant une coalition rebelle. Or sa fuite a aussitôt permis à l’armée israélienne d’élargir son occupation du Golan, conquête impromptue que met à son crédit le gouvernement Netanyahou, lequel extermine et écrase un (autre) peuple entier. Et si cela est rendu possible, c’est que le principal soutien d’ El Assad (la Russie) est occupée à réduire l’Ukraine et à mordre sur son territoire. Or le dictateur russe prétend s’opposer à la « nazification de l’Ukraine », par un régime que soutiennent les démocraties occidentales, ces mêmes pays qui soutiennent officiellement l’expansion meurtrière d’Israël et dont le principal (les USA) vient d’élire à sa tête un partisan déclaré du dictateur russe.


Sommes-nous revenus, quoique l’échelle contemporaine soit celle de vastes nations, aux « combinazioni » des guerres d’Italie (« absurdes, sanglantes et immorales ») desquelles le chevalier sans peur n’est pas sorti sans reproches ? La confusion des alliances marque-t-elle le triomphe du machiavélisme ?

Qui est l’animal de qui ? Que sont les peuples devenus ? Peut-on espérer la fin de cette servitude volontaire à laquelle nous nous soumettons en apportant nos voix, nos actions et nos convictions à des dirigeants aussi sanguinaires et versatiles que les princes de la prétendue Renaissance lors des guerres d’Italie ?


Voir Pierre Bayard : « Aurais-je été sans peur et sans reproche ? » (Minuit, coll. Paradoxe).

mardi 19 novembre 2024

Intelligence Artificielle encore

 Dans l'article précédent, je discutais le terme intelligence à propos des machines qui régissent par le quantitatif de plus en plus d'éléments de notre vie courante.

Je viens en outre de constater que systématiquement, lorsqu'il est question de ces outils et procédés, on signale qu'il s'agit d' UNE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE.

On nous dit que les algorithmes servent l'intelligence artificielle, que c'est une intelligence artificielle qui gère tel ou tel domaine d'activité : pernicieuse déviance !

Si l'on nous disait que c'est un ensemble de machines qui procèdent au décompte...ou que les données sont traitées par un système, il en irait tout autrement : on verrait distinctement la part d'activité humaine soumise à des calculs, confiés aux technologies informatiques, électroniques, etc...

On ne verrait pas une figure, un être que le seul mot d'intelligence nous suggère. On comprendrait instinctivement que tout ceci n'a rien d'humain. Ce n'est pas pour rien que les chabots d'entreprises ont été dotés de noms humains, féminins de préférence : si vous avez besoin d'aide, laissez-vous guider par ...

Il n'y a donc aucune intelligence artificielle, il n'y a que de puissants systèmes de traitement de données, et c'est moins chaleureux.


lundi 23 septembre 2024

Une Intelligence Artificielle entre au gouvernement

 Comme les grenouilles de la fable (La Fontaine, III, 4) les françaises et les français attendaient depuis deux mois et demi un gouvernement.

Défaite électorale imprévue, prétexte d'une trêve olympique puis paralympique, consultations inutiles mais interminables : le Président avait mis sept semaines avant de nommer un premier ministre, sept semaines pendant lesquelles le gouvernement démissionnaire ( dès lors incensurable) issu des partis vaincus avait continué à prendre des mesures politiques. Puis le premier ministre enfin nommé avait pris le temps de consulter largement. Un premier choix avait été refusé par le Président. La seconde équipe proposée fut la bonne.

Les élections provoquées par le Président avaient entériné sa défaite et celle du parti de droite traditionnel, à savoir LR, Les Républicains. Elles avaient placé en tête une coalition de partis de gauche et, en seconde position, un rassemblement d'extrême-droite. Curieusement, le premier ministre nommé n'appartenait pas aux groupes vainqueurs mais aux Républicains qui n'avaient que 46 députés sur 577. C'était la première fois que dans une prétendue démocratie, on demandait aux partis les plus faibles de s'entendre pour gouverner. Le régime restait-il encore (un peu) démocratique ? Ou totalement illégitime quoique légal ?

Toujours est-il que les ministères finirent par être pourvus, il y en eut même deux de créés, ce qui portait à 40 le nombre de ministres et secrétaires d’État : une jolie brochette de perdants au pouvoir.

Tous les budgets sont prévus en baisse sauf celui de la Défense : notre pays dont les services partent en déréliction depuis pas mal de temps doit se défendre coûte que coûte. C'est sans doute pourquoi un des deux ministères nouveaux est celui de "l'Intelligence Artificielle".

Je suis très ignorant quant aux arcanes des logarithmes et compilations de données qui constituent ce qu'on appelle ainsi.  Mais je sais que dans notre langue, le terme "intelligence" n'a jamais désigné une somme de renseignements, d'informations. L'intelligence, dans notre langue, est la complexe faculté de comprendre, avec toutes les nuances que comporte ce terme. Pour les un.e.s, ce sera une capacité de raisonnement rapide et sure, pour d'autres, des connaissances approfondies, pour d'autres encore, une fine perception d'autrui, ou de l'environnement, ou de nous-même dans ce vaste ensemble. Au total, et quel que soit le principe sur lequel on se fonde, cette intelligence a quelque chose à voir avec la capacité de réflexion et d'adaptation dans un milieu vivant - adaptation qui n'exclut pas, si besoin, une volonté de résistance : ce serait la conséquence réfléchie des liaisons que nous établissons avec ce qui est ou ce qui a été, ou encore l'hypothétique, l'envisageable, l'imaginaire...(inter legere / choisir (discerner) entre).

Or ce qui ressort dans la formation de ce gouvernement, c'est l'aveuglement volontaire (Œdipe se crevant les yeux devant l'abomination qu'il découvre en lui) face aux conséquences réfléchies des élections provoquées par le coup de tête (et de dés) présidentiel. Rien d'intelligent là-dedans, mais beaucoup d'artifice : comportement artificieux, d'artificier ? Propre à mettre le feu aux poudres ?

Devant la transformation de la première démocratie au monde (Liberté - Égalité - surtout Fraternité) en autocratie, il devenait logique et urgent de procéder à une attaque sur l'Intelligence : transformer l'esprit d'examen en outil de contrôle officiel et étatique.

Une secrétaire d’État (Mme Clara Chappaz - que mon correcteur orthographique me somme d'ajouter au dictionnaire) d'un gouvernement illégitime est désormais chargée de cette mise au pas.

Quel effet cela peut-il faire de se connaître (s'éveiller chaque matin, prendre conscience de son corps et  mettre le costume de sa fonction, se penser) en tant que secrétaire à l'intelligence ? Vit-on dans un état artificiel ? Un vertige me prend devant cet abîme...