mardi 30 janvier 2024

Tourisme et transports

 
 
Qu'il me soit permis de remercier "Anonyme" sans qui ce nouvel article n'existerait pas. Oui, la circulation lente permet de rencontrer des gens formidables, d'apprécier les beautés naturelles, de (se) vivre autrement. Et les façons d'être inattendues des autochtones justifient à elles seules les déplacements comme les efforts fournis -en vélo avec Anonyme ou à pied comme je l'ai entrepris quelquefois : déjà Montaigne appréciait dans ses voyages - et particulièrement celui qui le conduisit pendant plusieurs années en Allemagne et en Italie - "les tables les plus épaisses d'étrangers" : il avait assez de gascons chez lui pour ne pas rechercher leur compagnie lorsqu'il avait le bonheur de se rendre AILLEURS.
Il allait bien entendu au rythme lent des chevaux, des "coches" à l'occasion, et n'hésitait pas à modifier son parcours au gré des rencontres et des imprévus : bien que la trame en ait été savamment préparée, le voyage était tissé au fil de ces découvertes inattendues. Montaigne était riche, il avait laissé en Gascogne une épouse et un intendant capables de gérer son domaine, et il pouvait entretenir sans autre souci que sa santé les serviteurs, les parents et amis qui l'accompagnaient. 
 
 
N'avoir ni domaine à gérer, ni gravelle à soigner, devrait être l'assurance d'un tourisme plus tranquille encore, où seuls importent l'agrément du voyage, la commodité des transports doux et la contemplation qu'ils permettent. Pourtant, lors de mes modestes randonnées (terme qui comme l'anglais "random" appelle l'aléatoire, admet la bifurcation), rares étaient les marcheuses et marcheurs qui allaient à mon rythme. Beaucoup me dépassaient sur les sentiers où je levais fréquemment la tête tandis qu'iels allaient à marche forcée, armés de bâtons rétractables pour gagner en agilité, donc en vitesse. Beaucoup en vérité ne marchaient plus mais avaient résolument adopté le pas de course : praticien.ne.s du "footing" ou du "running" près des villes et des villages, au cœur même des parcs urbains, iels s'entraînaient pour des trails de montagne où, renonçant à suivre les courbes de niveau, iels traçaient droit vers le haut des escarpements pour atteindre un col, ou dévalaient schuss en contrebas, vers la vallée donc que l'on distinguait mal ("foncer dans le brouillard"), tapie sous les nuages de pollution.
Lorsque j'atteignais moi-même le col, il m'arrivait de rejoindre une route asphaltée où des cyclistes faisaient une pause. Peu observaient le panorama, mais ça discutait vélo, ça refaisait le trajet, les portions faciles ou les rampes à fort pourcentage, les secteurs où le vent vient de face et les problèmes de dérailleur dans les épingles, ça comparait avec d'autres ascensions réputées. Non loin, les sportifs à pied causaient ampoules, pierriers, crèmes, baumes et huiles essentielles, marques et modèles de chaussures...
 
Lorsque je suis allé un peu plus loin que les pentes du Vercors, du Ventoux ou du Cinto,  j'ai constaté que les jeunes d'Europe du sud couraient beaucoup, en ville en tout cas,  et qu'à côté des flots de touristes qui serpentent sur l'Acropole ou le Capitole, munis d'ombrelles et d'éventails, des athlètes lesté.e.s d'un sac à dos grimpent à toutes jambes et sous la canicule les sentes du Janicule ou du Lycabette. Dans des  pays plus pauvres, où la jeunesse des villes joue au foot sur la terre battue plutôt que d'entreprendre des footings solitaires, seuls les riches viennent en Europe pour pratiquer des sports d'altitude, sur place c'est en marchant que se déplacent les gens ordinaires, dans la poussière des villes ou la poussière des pistes de campagne. 

Un pays développé est celui où la fatigue, choisie, est recherchée pour un plus grand bien-être : bouger est un must. Un pays sous-développé (on dira plutôt en voie de développement) est celui où la fatigue s'impose aux corps abîmés qui voudraient bien paresser. Dans un même pays, on trouve en plus ou moins grand nombre des populations développées (qui courent à l'assaut des sommets) et d'autres sous-développées (on dira plutôt etc...) obligées de marcher quoiqu'elles cherchent à se (re)poser.


Comment l'agitation choisie est-elle devenue un signe de réussite sociale ?
Les groupes humains ont longtemps nomadisé, pour recueillir la nourriture, suivre les troupeaux ou voir ailleurs, c'est la sédentarisation générale qui a donné lieu à la transhumance touristique pour qui en avait les moyens. Dès les siècles anciens, la puissance s'est mesurée à l'aisance et à la vitesse du déplacement : les esclaves portaient les chaises à bras qu'utilisaient les patriciens, et chez les peuples qui ne connaissaient ni la roue ni les montures, les chefs se faisaient ouvrir le chemin  à travers les jungles par des serviteurs, les messagers étaient choisis parmi les plus rapides coureurs... Mais au XVIIIème siècle, le mouvement s'est accéléré et dans le même temps, la haute société britannique a institué pour ses jeunes gens "le grand tour" (d'Europe, de Méditerranée, d'Orient...) à la base de notre tourisme.
La vitesse - pas celle de la nature, que manifeste une "étoile filante" ou la fuite d'un animal mais celle que l'on recherche, que l'on produit, que l'on organise - est donc un phénomène tout à fait récent, resté longtemps relatif : si Napoléon a gagné force batailles par le déplacement rapide de ses corps d'armée, c'était encore une performance de marcheurs comme au temps des légions ou même de Marathon. Il faut attendre les temps romantiques pour que Turner exalte la griserie du Railway ou que madame Isadora Duncan laisse trainer son écharpe dans les moyeux de sa décapotable et s'en étrangle.

["Ne laisse pas ton cœur trainer par la portière" écrira Desnos.]

Pendant deux siècles on a estimé que la vitesse, parce qu'elle réduisait le temps de transport, favorisait les voyages lointains : le tourisme pouvait grâce aux moyens de transports se développer, les actions guerrières aussi, le commerce, la colonisation, les échanges en général. Et les guerres, le commerce et la colonisation se sont développées, puis le tourisme dit "de masse" : la bicyclette prolétaire des congés de 36 a fait place à la 4CV, les avions transcontinentaux ont pris le relais des trains...
...et il apparait que les moyens de transport rapides n'ont pas pour seul effet de réduire le temps du trajet, mais d'abolir l'espace intermédiaire : je suis allé plusieurs fois à Rome : en train de nuit sans correspondance, en train de jour avec correspondance, en voiture et en avion. L'avion est plus rapide, on s'en doute, mais surtout il vous embarque dans un lieu standard et vous débarque dans un autre lieu standard presque identique : le passage ne s'effectue pas, il faudra attendre de sortir de l'aéroport pour gouter un autre air, d'autres parfums ou sonorités, et s'y accoutumer plus ou moins vite. La transition n'a pas eu lieu. Elle avait lieu avec le train de nuit, mais à peine : même endormi ou somnolent, on ressent le temps qui passe, on perçoit des changements (annonces dans les gares, paysages s'il reste quelque clarté, ou au petit matin...)... Le train de jour multiplie ces mêmes détails et les correspondances font découvrir de nouveaux lieux, des mots nouveaux, des modes et des architectures différentes, des publicités inconnues... La voiture (ou un véhicule plus lent si l'on a beaucoup de temps...) détaille en plus de tout cela chaque portion d'espace, fait passer d'un paysage à un autre, d'une végétation à l'autre, de l'altitude à la plaine ou au littoral, autorise diverses haltes, révèle parfois des comportements inattendus, et quantité d'autres menus changements. 
La plus grande vitesse ne produit pas seulement un gain de temps mais la perte des espaces intermédiaires : on efface le parcours, seul compte le point d'arrivée. 


Aujourd'hui, on a trouvé mieux : les moyens actuels de communication ont totalement effacé les espaces intermédiaires, puisqu'on peut se téléporter en un clic sur notre lieu d'arrivée devenu objet de recherche. Aller à Rome n'était déjà plus, depuis l'avion ou le train de nuit, découvrir tout l'espace qui sépare Rome du lieu d'où l'on part, mais aujourd'hui aller à Rome c'est "retrouver" Rome, même si on n'y a jamais mis les pieds auparavant. Une impression équivalente m'a frappé en circulant pour la première fois avec un ami à Manhattan : Broadway, Harlem, l'Empire State, le pont de Brooklyn ou China Town, la brique et les escaliers de secours de "Fenêtre sur cour" ou "Taxi Driver" : c'était exactement comme dans les reportages ou les films. je vivais sans surprise dans ce décor-là. De la même façon, à Rome on se retrouvera devant le Colisée, sur une avenue pavée que domine une colline avec des pins maritimes,  ou parmi les ruines, avec des deux roues en pagaille entre une trattoria du Trastevere et la fontaine de Trevi... Cartes postales, séquences filmiques. Ces clichés fonctionnaient déjà en noir et blanc, du vivant de Fellini, de Rossellini... Mais les outils de communication actuels renforcent notablement la tendance : 
se retrouver à Harlem ou piazza Navona en un rien de temps conservait un côté amusant, un peu enfantin, comme jadis d'insérer sa tête dans un costume en bois pour une photo. Mais planifier chaque instant de son futur séjour, ce n'est plus même du tourisme, c'est faire du voyage une vérification. Si le développement des transports a favorisé naguère le tourisme de masse, celui d'internet n'est-il pas en train de fabriquer du tourisme casanier sans changement ni transport ? Internet nous informe des contraintes du déplacement, des usages locaux, des avis et notations de nos semblables, nous invite même à emporter avec soi un détecteur de CO2 avant de loger quelque part, et nous oblige pour entrer dans un musée, un site fameux ou un quelconque restaurant, à prévoir la date et l'heure, bientôt peut-être la durée et le menu ou les choix de visite : il ne reste plus qu'à aller vérifier sur place ce que l'on a déjà vu sur écran et prévu à l'avance.


Rien ne nous change de nos habitudes, Rome est toujours dans Rome, Hyde Park à Manhattan, j'y étais l'autre jour, le Chelsea Hotel est toujours à la même place, j'ai pensé à Lennon, à Mastroianni (Marcello !), on avait tout prévu, on a pu tout voir en trois jours, c'est merveilleux. 
Non ?
Il semble bien dans ces conditions que la seule chose qui ait disparu (à part Lennon et Mastroianni) ce soit la surprise de la découverte, le hasard de l'imprévu, autrement dit l'intérêt du tourisme lui-même : la rencontre avec l'inattendu. Dès lors, rien qui nous transporte hors de nous, qui nous surprenne ou nous fascine, comme on parle de transports amoureux ou d'être transporté de joie. Nous voici transportés dans un décor préfabriqué comme des figurants sur un lieu de tournage où tout sera minuté. Plus aucun risque, sauf celui que ce soit moins bien qu'escompté. Notre script est notre mobile (téléphone et pas motif criminel). C'est aussi l'instrument de mesure de la valeur des choses...

On peut estimer que les voyages organisés à l'ancienne relevaient déjà de cette consommation précuite. Sans doute. Mais la personne en voyage n'avait renoncé - pour s'épargner les tracas - qu'à sa propre initiative et s'en remettait à d'autres pour l'organisation. C'était sans doute (je n'ai jamais eu recours à ce genre de formule) un grand renoncement mais l'effet de surprise demeurait. Qu'on voie sur Maps la terrasse où l'on va dîner, Giordano Bruno sur le marché aux fleurs ou qu'on ait le Louvre dans son téléphone me parait aller bien au-delà dans le conformisme de l'anti-voyage, déplacement où il est impossible de se détourner du chemin balisé, de se frotter à l'aventure des tables "épaisses d'étrangers" que goûtait Montaigne, de se déterminer à la dernière minute, de prendre le temps de flâner, où l'on touriste sans égard ni regard pour le voyage lui-même, sans transport de colère ni d'admiration, sans émerveillement : un voyage sans découverte d'où la merveille se serait absentée.

 

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