mardi 27 août 2024

Mes AMFIS 2024... et leurs lendemains

 

Ce dernier week-end d’août j’ai participé pendant deux jours et demi aux « Amfis », le rassemblement de rentrée (que d’autres appellent université d’été) du mouvement de La France Insoumise. Près de 5000 personnes y ont assisté et, avant le meeting de clôture du dimanche matin, ce furent une cinquantaine d’entretiens, de débats, tables rondes et autres temps forts qui se sont succédé pendant trois jours, les soirs étant consacrés à des concerts, films ou représentations théâtrales…

Tout y est très bien organisé. Je n’entre pas dans les détails mais la sécurité, les temps de pause entre les activités, les multiples points d’eau mis en place en-dehors même des buvettes (sans alcool) et coins repas, foodtrucks, espaces toilettes, les sonorisations bien réglées afin que 10 rencontres puissent se tenir en même temps sans interférence dans les espaces de plein air, jusqu’à la mise en place des parkings et navettes, tout est pensé et fonctionne.


Je ne prétends pas rendre compte de l’ensemble de ce qui s’est passé, n’ayant assisté qu’à sept séances en deux jours...Voici en peu de mots ce que j’ai suivi : L’entretien avec Didier Éribon a surtout porté (outre les récits familiaux) sur la capacité à transposer le JE en NOUS, à élargir l’identité individuelle en collectif donnant accès à la parole. L’entretien avec Ada Colau ex-maire de Barcelone a montré ce que peut une volonté qui agit concrètement à partir des revendications basiques. Le débat sur ce que le capitalisme fait aux savoirs a été riche de contradictions et réflexions. J’ai mieux compris aussi la situation de Cédric Herrou et son action dans la vallée de la Roya. Une déception : place de l’art et de la culture dans la lutte pour la démocratie : seul un délégué CGT des techniciens du spectacle a élargi un peu le débat, les autres se limitant à prôner leur parcours ou leur action dans le cadre du spectacle vivant.

D’autres prises de parole, plus attendues, ont rythmé les déambulations, flâneries ou discussions informelles entre les stands associatifs et la librairie éphémère où l’on croise des visages connus…

Ainsi s’achève le week-end dans la fraternité et l’espoir d’un progrès politique.


Cependant ce mardi 27 août, le pays reste suspendu à l’annonce par le président de la République du nom du ou de la premier.e ministre qu’il daignera enfin désigner, après plus de six semaines de délai à l’issue des élections législatives. (Voir dans ce même blog à la rubrique « Chronique des actus » le résumé : Pour Mémoire 9). Six semaines de rumeurs, de silences commentés, d’attentisme, d’atteinte au processus démocratique, de tensions sous prétexte de trêve olympique, si bien que depuis pas mal de temps j’ai la désagréable sensation de ne plus m’appartenir, sinon lors de parenthèses où je m’évade du quotidien. Bien qu’il soit loin des souffrances qu’endurent tant de populations de par le monde, mon quotidien (santé, déplacements, moyens économiques, libertés d’action) est depuis plusieurs années suspendu aux décisions apparemment arbitraires d’un homme qui oriente la vie publique comme il l’entend, sans se soucier de la réalité de millions de gens. Et ballotté d’un arbitraire à l’autre, je me sens soumis à trop d’incohérences pour que ma vie n’en souffre pas. Déjà entre 2018 et 2020, les protestations des « gilets jaunes » n’ont obtenu comme réponses que saccages, violences et tirs. Puis ce fut le COVID face auquel les masques ont été décrétés nuisibles, avant d’être rendus obligatoires un mois ou deux plus tard. Après les masques, ce sont les sorties de chez soi qui ont été soumises à autorisation spéciale (qu’on se délivrait soi-même). Après ces curieux ausweiss vaguement contraignants et vaguement libéraux, c’est le vaccin (pas le russe ni le chinois mais trois vaccins occidentaux et parmi eux un américain privilégié) auquel les français ont été forcés de se soumettre sans que cette vaccination soit officiellement obligatoire. Rappel : il faut en général une dizaine d’années de suivi pour qu’on mette sur le marché un vaccin fiable, ici ce fut l’affaire de six mois pour obliger les populations (y compris les jeunes à peine atteints par la maladie) à s’y soumettre.

Après que l’OMS a décrété fini l’état de pandémie, notre pays s’est vu imposer une série de mesures concernant la sécurité, l’emploi et les retraites, et d’autres choses encore touchant à la vie ordinaire de chacun.e, sous le nom optimiste de réformes. Or certaines de ces mesures ont soulevé la protestation de six millions et demi de personnes, et l’opposition de 83 % de la population active selon les instituts de sondage. Non seulement il n’a pas été tenu compte de ce large dissensus, mais toutes les mesures ont été imposées par la violence dans la rue et par le passage en force dans les assemblées.

Ce rappel déjà un peu long pour dire que les décisions politiques (que certain.e.s qui « ne font pas de politique » semblent ignorer) impactent sérieusement notre vie quotidienne.

En 2024, les élections européennes ont vu la montée des partis d’extrême-droite. Le président de la République, sous prétexte de s’opposer à cette tendance, a dissous l’assemblée nationale, provoqué de nouvelles élections « législatives » tout en annonçant que La France Insoumise ne faisait pas partie de « l’arc républicain ».

???

Il semble que dans l’esprit de qui nous gouverne, les partis d’extrême-droite, parfois fondés par d’anciens de la Wafen SS, en fassent partie : de quelle nature est donc cet arc républicain qui exclut, à l’assemblée, tout ce qui siège à gauche des soutiens présidentiels ?

Cependant le Nouveau Front Populaire, constitué d’une union des partis de gauche face à la montée des fascismes, est arrivé en tête des législatives : pas de majorité absolue, mais au total le plus grand groupe parlementaire devant l’extrême-droite, les partis présidentiels et la droite traditionnelle. Or, pour la première fois dans l’Histoire de nos Républiques, le président a d’abord attendu plus de 6 semaines pour dire le nom de la personne qu’il chargeait de former un nouveau gouvernement (que l’on ne connaît toujours pas en ce moment) puis, ayant consulté les partis, a fait savoir que Lucie Castets, unanimement désignée par la gauche à cette fonction, ne l’exercerait pas.

Na.

Un ancien ministre, monsieur Cazeneuve, s’est déshonoré en affirmant qu’aucun.e député.e France Insoumise ne devrait siéger à l’assemblée nationale : or non seulement le suffrage universel vient d’en élire 71, et le propos de monsieur Cazeneuve bafoue le suffrage universel, mais 35 députés des partis présidentiels tiennent leur siège du désistement (opposition républicaine à l’extrême-droite) de candidat.e.s de LFI arrivés troisièmes au premier tour. A quel titre donc ostraciser LFI et, au-delà de ce mouvement, la relative majorité de toute la gauche ? La volonté de poursuivre éternellement une politique libérale à l’extrême est un élément de réponse, mais au-delà de cette opinion, de cette idéologie, qu’est-ce qui pousse l’actuel pouvoir non seulement à combattre ses détracteurs, ce qui est bien légitime, mais à faire comme s’ils n’existaient pas ?


N’oublions pas que, lorsque des soignants ont refusé le pass vaccinal qui leur était imposé, le président de la République, président donc de toutes les françaises et tous les français, avait annoncé qu’il allait tout faire pour les « emmerder ». Cela avait amusé monsieur Véran, ministre, qui avait souri du franc parler du Président. Fallait-il s’amuser du licenciement de personnels soignants en pleine crise sanitaire ? Devant tout le déploiement de mesures arbitraires présentées comme nécessaires, quoique changeantes et aléatoires, je n’ai pu m’empêcher de penser aux expériences du professeur Laborit : des animaux de laboratoire soumis à un stress localisé (une décharge électrique par exemple) parviennent vite à l’éviter. Mais si la source du stress devient aléatoire, ils s’en prennent à leurs congénères. Sans congénères à qui s’en prendre, ils s’en prennent à eux-mêmes (mutilations, prostration dépressive et dépérissement…). Même si nous ne sommes pas tout à fait des souris de laboratoire, ne sommes-nous pas soumis malgré nous à un régime où l’arbitraire instille la peur et, face à cette peur qui ignore quel mauvais coup se prépare, où et quand, nous révolte ou nous anéantit ?

Nous ne souffrons pas les maux des vraies victimes des véritables guerres : nous vivons loin des atrocités inhumaines qui se commettent à Gaza, ailleurs en Palestine, en Ukraine, au Congo, etc...Est-ce une raison pour ne rien dire des victimes de l’arbitraire, ici même, de celui qui depuis sa première élection, n’a cessé de nous vouloir en guerre pour assurer son autocratie ? En guerre contre les pauvres et les laissés pour compte, en guerre même contre un virus, en guerre contre ses opposants qu’il ne s’agit plus de convaincre mais d’abattre ?

C’est pourquoi trois ans plus tard, je me demande si dans le fonds ce refus de prendre en compte le résultat des élections, qui ressemble à un caprice d’enfant (je casse ce qui ne me plaît pas), ne puise pas sa véritable déraison dans un plaisir (relevant psychanalytiquement du stade anal) d’emmerder une fois encore une bonne partie de la population. Mais quand cette partie représente plus du tiers des élus, n’est-ce pas une façon de plonger la France entière dans la m… ?

Certes, il y a les mesures du programme du NFP qui s’opposent point par point à la politique qui a été conduite depuis plus de quinze années, mais n’y a-t-il pas sous-jacent comme un attrait pour le chaos, vice troublant épargné à nos voisins ? Plusieurs de nos voisins capitalistes ont admis, devant l’accumulation des problèmes sociaux, d’indexer les salaires sur l’inflation et relever les bas salaires. Privilégier le chemin de fer (voyageurs et fret) par rapport aux poids lourds, les allemands et les suisses (pourtant pas trop révolutionnaires) le font. Pourquoi en France cet acharnement à s’en prendre aux étudiants sans le sou, aux prolétaires ubérisés, aux titulaires précaires d’un RSA peau de chagrin ? Pourquoi, y compris au mépris des institutions et de la devise qui les résume (Égalité – Fraternité en particulier) cultiver le mépris de la population ? Pourquoi prendre exactement les mesures propres à mettre le feu aux poudres en Kanakie - Nouvelle Calédonie ou déchirer le tissu social à Mayotte ? Pour le profit de quelques-uns sans doute, mais est-ce suffisant ? L’habileté véritable ne consisterait-elle pas à faire au moins semblant de jouer le jeu ? Au lieu de cela on donne dans l’outrance, le mépris, la morgue, la suffisance, la violence frontale qui bafouent les espoirs démocratiques et exacerbent les ressentiments.


Comme Aristote jugeait qu’il y avait des esclaves par nature, nos dirigeants pensent-ils qu’il y a par nature des corvéables à merci sur lesquel.le.s on s’asseoit comme sur une cuvette de chiottes ? 

 *

Additif du 28 août : à la relecture, je m'aperçois qu'on pourrait croire que je considère ce mépris des gens et de la démocratie comme le fait d'un seul homme. or je n'ignore pas que les puissances d'argent ont dès longtemps utilisé, instrumentalisé les processus démocratiques tant qu'ils pouvaient s'en servir, et se sont assis dessus et/ou les ont écrasés lorsque les résultats des scrutins démentaient leurs projets.  Sans remonter aux siècles passés, on retient le tour de passe passe du traité sur la constitution de l'Europe (Rome II, 2004) refusé par plusieurs peuples d'Europe et reconduit par ses dirigeants en 2007 par le traité de Lisbonne. On voit bien, aujourd'hui et partout, l'acharnement des puissances à poursuivre les lanceurs d'alerte et toutes les formes d'expression libre dans l'espace public : aujourd'hui le watergate n'aboutirait pas à la démission du président américain (Nixon) mais à l'incarcération des enquêteurs...

Je n'ignore pas ces données objectives du temps présent. Mais je reste frappé par la singularité, dans ce panorama, de notre chef d’État, si prolixe qu'il concurrencerait presque sur les ondes feu Fidel Castro, mais dans un autre registre, et si contradictoire entre les propos tenus, démentis puis confirmés, conduisant à un embrouillamini d'où rien ne ressort, sinon que ses opposants sont les seuls responsables -pardon, "coupables" à éliminer- des difficultés que nous connaissons. 

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mardi 13 août 2024

Tourisme en questions

 

Aller faire un tour


Je lis dans un article la phrase suivante : même le génial Diderot s’emmêlait les idées lorsqu’il écrit à Sophie Volland que le voyage est une «sotte chose» mais qu’au final, cela «fait [du] bien ».


Et si, faisant tenir ensemble les deux termes de la contradiction apparente, le « génial Diderot » spécialiste des paradoxes avait précocement perçu une vérité, nouvelle à son époque, dont les termes se renforcent en permanence ?

Oui, le voyage fait du bien : en tous temps et quels que puissent être le rythme, le moyen de transport ou la distance, le déplacement déplace nos repères, décale nos perspectives, aiguise nos sens, suscite éventuellement des rencontres et des pensées imprévues : on espérait, il y a peu de temps encore, qu’il formerait la jeunesse selon la formule consacrée que l’on peut élargir en considérant qu’il apporte à chaque fois une nouvelle jeunesse, plus ou moins heureuse par ailleurs.

Mais il est vrai que « le sage » n’a nul besoin de se déplacer pour acquérir tout cela qu’il porte en soi-même. S’encombrer de préoccupations et de risques que nous n’aurions pas dans notre sweet home, prétendre à la rencontre de personnes avec qui l’on pourrait plus efficacement communiquer à distance (et les moyens récents ont grandement amélioré ces possibilités d’échanges), voir des lieux, des monuments ou des paysages que les représentations nous offrent sans quitter notre fauteuil (et les moyens modernes ont nettement amélioré les récits ou les peintures d’autrefois), et l’on apprend mieux et plus en convoquant le monde entier sous nos yeux qu’en allant parcourir une infime parcelle de sa diversité. Oui, le voyage est bien une « sotte chose », dont l’intelligence et la sensibilité gagnent à se préserver, et que démystifie la moindre pensée digne de ce nom.

Pourtant, qui n’a pas éprouvé le besoin d’aller faire un tour, de raturer le quotidien en bousculant ses habitudes, de changer d’air et d’horizon ?

*

Lorsque mon père disait je vais faire un tour, ou je vais faire un viron, il voulait dire le plus souvent tourner le coin de la rue ou la croisée des routes pour rejoindre le bistrot le plus voisin où s’en jeter un – ou deux – derrière la musette. C’était une manière de téléporter en quelques pas à une distance incommensurable son environnement familial pour s’inscrire dans un espace autre et strictement personnel.

N’était-ce pas ainsi la sotte chose qui lui faisait du bien ?

*

Même si elles relèvent d’un pareil désir d’ailleurs, non seulement de voir autre chose et autrement mais, comme l’a si souvent exprimé Baudelaire, de s’éprouver différent, d’être et vivre, ou souffrir ou aimer différemment, les notions de voyage et de tourisme que l’on oppose désormais découlent cependant d’une autre histoire. Espèce voyageuse, il semble que dès leurs plus lointaines origines, les humains – ou ce qui alors s’en approchait – aient été portés à se déplacer, pour trouver à s’abreuver – comme mon père quelques millions d’années plus tard, et qui peut savoir de quelle nature était leur véritable soif – ou se nourrir, ou pour tout autre motif, ce qui les a conduits à découvrir des paysages variables, et s’y adapter. Nomadisme occasionnel ou migrations définitives, sans idée de retour, d’un groupe réduit à quelques individus, le voyage semble aussi nécessaire aux bipèdes sans plume qu’aux grands herbivores (pachydermes, girafes…) qui pour trouver à se nourrir doivent parcourir de longues distances, tout comme les chasseurs carnivores : loups, renards, coyotes, etc.

L’Anthropos est cette espèce qui circule, se propage, s’en va puis s’installe quelque part.

Et des millions d’années plus tard, cela conduit à des circumnavigations (Odyssée autour de la Méditerranée, tour d’Afrique de Gama, tour du monde de Magalhaes, puis d’autres…) ou à des marches plus ou moins forcées à travers des continents. Lorsque ces déplacements ont échappé à l’univers des mythes et n’ont plus concerné des peuples entiers mais, relevant d’initiatives privées, ayant pour but la conquête ou le commerce - ce qui revient au même – ou plus rarement la simple connaissance qu’illustrent cependant Hérodote, Ibn Battuta ou quelques autres, on les a qualifiés de « voyages de découvertes » – terrestres comme ceux de Marco Polo ou maritimes – et désigné ceux qui les accomplissaient par le terme d’explorateurs. Prétention européenne : les grands voyageurs assimilés à des explorateurs y ont été considérés comme des découvreurs, des pionniers, en particulier depuis la fin du XVème siècle.


C’est au XVIIIème siècle que l’aristocratie du nord de l’Europe, en particulier britannique, a estimé que le reste de l’Europe méritait aussi d’être connu et a institutionnalisé le Grand Tour : long séjour aux étapes balisées sur le continent européen, où la jeunesse privilégiée des pays du nord parfait son éducation par la connaissance du sud. Au cours du XVIIIème et du XIXème siècles, le Tour en question s’étendra vers l’Orient, à savoir l’est de la Méditerranée puis occasionnellement le sud. Citons pour illustrer ce tourisme d’élite devenu apprentissage de la vie, expérience nécessaire de la jeunesse romantique aisée, les combats de Byron qui meurt à la guerre d’indépendance de la Grèce à Missolonghi, l’utopie libertaire de Shelley qu’un naufrage achève au large de la Toscane, les voyages de multiples écrivains français emboîtant le pas aux anglais et aux allemands :

Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand

Voyage en Orient de Nerval

Voyage en Orient de Lamartine

Voyage en Orient de Flaubert………..et quelques autres : ce mélange nouveau de lyrisme et de récit factuel, de réflexions générales (philosophiques?) et de curiosités exotiques relève du Journal mais doit son attrait au tourisme. Et si, parmi les étapes touristiques, les bordels vénitiens ou égyptiens ne sont qu’optionnels, les vestiges des civilisations gréco-latine (ou chrétienne si affinité) deviennent obligatoires : Colisée, Parthénon, Capri, Rhodes, et si possible les pyramides de Gizeh, le Golgotha de Jérusalem…


On voit clairement que les deux démarches sont a priori inverses : l’explorateur voyage vers l’inconnu, le touriste va d’étape en étape répertoriée jouir de ce que d’autres connaissent déjà et qu’il convient d’expérimenter par soi-même pour être un homme (extrêmement rarement une femme) accompli.e. Ainsi se constituent des lieux communs que l’on reproduit, mais qui avant reproduction n’étaient pas si communs que ça : les siècles qui nous contemplent du haut des pyramides (Bonaparte jeune), Lorenzaccio qui médite sur la mort des tyrans dans les ruines du Colisée (Musset) ou Chateaubriand exalté dans l’enceinte du Saint-Sépulcre sont des clichés initialement attachés à des destinées exceptionnelles. La peinture romantique les cultive, la littérature les répète, la photographie les multiplie : ce seront les baisers qu’on envoie, une fois dans sa vie, par exemple en voyage de noces, depuis la tour penchée de Pise, la place St Marc de Venise et ses pigeons, la tour Eiffel ou l’amphithéâtre Flavien.


Nous voici déjà au XXème siècle : ce ne sont plus seulement de nobles saxons ou de riches héritiers qui complètent leurs humanités en France, en Suisse, sur le pourtour des lacs lombards ou de la Méditerranée, mais des personnes sensitives, des artistes parfois, assez aisé.e.s pour s’offrir, une fois au moins dans leur vie, une escapade touristique dont la rareté fait le prix. Voir par exemple le film de James Ivory A room with a view d’après E.M.Forster ou même Mort à Venise de Visconti d’après Thomas Mann. Et parmi les intellectuels ou artistes de cette même époque on pense aux voyages vers le sud des russes (Gogol, Tourgueniev, Tchekhov…) à ceux qu’évoquent Zweig ou Nietzsche, à Rilke ou Stravinski : ces voyages constituent un des piliers de ce que Zweig appelle précisément « le monde d’hier » où pour qui en avait les moyens, il n’était pas encore besoin de pièces d’identité, de visas, de sauf-conduits ou laissez passer, d’ ausweiss quelconque pour parcourir l’Europe ou traverser la rue.

*

C’est officiellement à partir de 1936, en France, que des congés payés ont été accordés aux salariés par leurs entrepreneurs. C’est surtout après la seconde guerre mondiale qu’une offre touristique se développe permettant à un grand nombre d’adultes mais aussi d’enfants ou adolescents de passer un temps de vacances plus ou moins long dans un lieu inhabituel. Le camping, les « auberges de jeunesse », les modes de séjour « chez l’habitant » se développent, se fédèrent, l’hôtellerie s’empare de la manne nouvelle et construit de toutes pièces ou à partir de simples villages ou hameaux des stations « balnéaires » ou de montagne, des villages ou des clubs de vacances...Si l’expression « civilisation des loisirs » empruntée abusivement au sociologue Joffre Dumazedier et qu’Edgar Morin précisera avec force nuances me paraît fallacieuse, c’est pourtant bien en proportion de l’accession à plus de temps libre, comme à de meilleurs revenus, qu’une part nettement plus large de la population accède à des destinations naguère réservées à une classe privilégiée. La bascule s’opère en quelques décennies et un demi-siècle plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, le « tourisme de masse » et « les voyages » soulèvent plus d’interrogations et de critiques qu’ils ne suscitaient naguère de désirs, d’espoirs même dans la mesure où les prétendues rencontres entre les peuples dessinaient une possible « amitié » et avait à voir avec l’idée de la paix.


Qui n’a entendu dire, dans ma génération et bien après, « les voyages forment la jeunesse » ? L’idée, qui n’est pas nouvelle et que soutient déjà Montaigne en d’autres termes, est qu’il est bon de se frotter à d’autres cultures pour en retirer expérience et connaissance, mais aussi pour confronter les usages, donc relativiser nos principes et nuancer (ou invalider) nos certitudes.

Si voyager c’est découvrir, le voyage devient formateur lorsqu’il nous questionne : d’emblée la découverte est moins affaire de distance que changement de point de vue. De là une tendance, pas nouvelle non plus, à considérer qu’il y a autant à découvrir dans un changement de perspective ou au fond de son jardin qu’en se rendant à l’autre bout du monde.

Tout ceci est vrai. Je veux dire que toutes les opinions ainsi forgées au gré de l’expérience et de la pensée sont rationnellement défendables et respectables. Mais il se trouve qu’à l’époque (la nôtre) où l’on s’est enfin rendu compte que les ressources vitales (eau, air respirable...) et énergétiques ne sont pas inépuisables, le phénomène des déplacements touristiques, perçu comme une promesse d’ouverture il y a peu de temps encore, prend des allures de luxe inutile, voire éhonté. Et que dire des sports d'hiver mis à la portée de beaucoup dans les années 1960-70, même à moyenne altitude : que faire lorsque les glaciers se retirent et que la neige est moins abondante ? Limiter les sports d'hiver ou s'en passer ? Non : fabriquer la neige à partir de l'eau qui viendrait cependant à manquer...


Je ne saurais dire ici s’il est bon ou mauvais de voyager, et de voyager plutôt par goût et plaisir que pour affaire(s) et par profession, si tant est que le voyage d’affaires se justifie mieux que l’autre, ce qui me paraît loin d’être évident. Je voudrais seulement signaler que la remise en cause des raisons de voyager, et surtout des bonnes raisons, autrement dit la remise en question des bonnes pratiques du tourisme, me paraît sans fin : si des pratiques semblent particulièrement absurdes et néfastes, selon quelles valeurs justifier d’autres pratiques qui nous paraissent plus respectables ? Où placer le curseur et selon quels critères ? Y a-t-il un droit culturel qui, lié comme jadis à une appartenance de classe , rendrait moins absurde le déplacement / dépaysement et le justifierait, contre un usage qui ne pouvant produire cet alibi culturel devrait disparaître ? Prenons un exemple vécu, et même plusieurs s’il le faut…

*

Je me suis rendu il y a quelques années, pendant une petite semaine, à Venise où j’avais déjà été plusieurs fois. J’ai eu plaisir à voir que la Fenice était ressuscitée de ses cendres et j’ai assisté avec plaisir à une répétition publique d’un futur concert, qui se tiendrait après mon départ...J’ai découvert aussi, avec intérêt et avec le sourire, qu’à l’emplacement de l’ Ospedale della Pietà (Hospice de la Pitié juste derrière l’église du même nom) où Vivaldi enseignait la musique à de jeunes orphelines se trouvait désormais une sorte de maison de loisirs créatifs pour de jeunes enfants : joli prolongement et résurrection du passé, comme Venise et le Phénix en ont le privilège.

Ayant déjà plusieurs fois visité les îles touristiques de Murano et Burano, j’ai poussé cette fois-ci jusqu’à Torcello où j’ai découvert la plus ancienne église de Venise, chaleureuse byzantine, sanctuaire des premiers réfugiés vénitiens. Le lendemain, dans le sestiere de Castello où justement Vivaldi était né, on m’a indiqué entre un stade et une cité ouvrière l’emplacement improbable où les reliques de la mère de l’empereur Constantin auraient été transportées, dans une église perdue sur l’îlot de Sant’ Elena, bien au-delà de la place Garibaldi où se trouve encore un quartier populaire où demeurent de réels vénitiens et non de simples boutiquiers vendeurs de masques et de Pinocchios. J’étais venu en avion, moins cher et plus rapide que la voiture, beaucoup moins cher et dix fois plus rapide que le train, que j’avais autrefois préféré, mais qui après la suppression des trains de nuit et l’incohérence des correspondances entre la France et l’Italie, prenait un jour pour l’aller, un jour pour le retour, là où l’avion bon marché prenait deux heures.

Dans l’avion du retour, après plusieurs jours de flânerie hasardeuse et de découvertes inattendues, je me suis trouvé avec une trentaine de français.es âgé.e.s. Partis d’Ardèche à l’heure où blanchit la campagne, iels avaient rejoint l’aéroport le plus proche, avaient atterri à Marco Polo avant midi, juste à temps pour aller manger dans une trattoria le menu du jour, puis avaient vu la place Saint-Marc, ses arcades et ses pigeons, son église bleue derrière laquelle ils avaient aperçu le rose palais des Doges et son pont des soupirs, d’où ils avaient été conduits à marche forcée jusqu’au pont du Rialto, arrêt minute pour voir passer quelques vaporetti et gondoles face au marché couvert, selfies et photos de groupe, retour par une boutique vers les piazzale Roma, autocar, avion, re-car et ils espéraient être rentrés à Annonay (lieu d’invention des Montgolfières) avant minuit.


Il est évident que cette bande de retraités en goguette pour une escapade de vingt heures et un petit millier de kilomètres dans le ciel et dans chaque sens est ce qui peut se faire de pire en matière touristique. Mais ma suffisance ironique était-elle pardonnable grâce à Vivaldi, Sant’ Elena et Torcello, la métaphore du Phénix ou le musée Guggenheim qui pour ma compagne constituait la face B de celui que nous avions déjà connu ensemble à Bilbao ? Cet entrelacs de références culturelles justifiait-il que je me rendisse moi aussi en avion, pour la Xème fois, dans un lieu déjà vu (quoique toujours à découvrir) ? Le fait de rester six jours compensait-il mieux l’empreinte carbone du même trajet dans la journée ? Je n’ai pas vraiment la réponse, ou bien celles que je me donne sont biaisées par ma conviction. En quoi ma conception des charmes vénitiens aurait-elle mieux valu que celle des vieux ardéchois ?


Autre exemple de tourisme qui me paraît suprêmement imbécile sans que je puisse trouver d’argument qui le discrédite plus sûrement que ma propre pratique des voyages : les parcs à touristes, par exemple Kuşadasi, Ibiza ou d’autres enclos. Sans que je sois un grand voyageur, il m’a été donné d’aller en Turquie : non pas un aller-retour à Istanbul, ni une semaine en bord de plage près de Troie et d’Izmir où serait né Homère qui n’a sans doute pas existé, mais six bonnes et pleines semaines qui m’ont permis, sinon de circuler dans tout le pays, du moins d’en voir une petite moitié – ouest et centre. J’y ai rencontré des turcs, l’un m’a même avoué être kurde vivant en Turquie. Un autre m’a offert une reproduction de la Cène en pierre de lave, « pour faire plaisir à un chrétien ». Bon. J’ai dégotté non sans peine l’église du père Noël (Noël Baba Kilisesi) et j’ai partagé vite fait une bouteille de raki avec des employés forestiers. Rien d’extraordinaire, mais ce sont de bons moments qui nuancent d’ailleurs l’image que la plupart des français doivent se faire de la Turquie et de ses habitants, comme s’il y avait un modèle et un seul de turcs et turques…

Dans le même temps, une noria d’avions tournoyant comme les nuées d’insectes déposait à Istanbul, Izmir ou Antalya, des cargaisons de scandinaves, allemand.e.s, français.es ou autres européen.ne.s que des cars ultra modernes emportaient illico presto vers les plages où, enfermés derrière les murs et les grillages des clubs, ils ne verraient de turcs que les serveurs hyper cool.

Bien sûr, les touristes ainsi débarqués pouvaient tout aussi bien bronzer, faire la fête, s’éclater, boire et baiser sur d’autres plages, et n’avaient pas besoin pour s’épanouir de s’exiler en territoire turc ou marocain, ni au Sénégal ni aux Seychelles. Nul besoin de se parquer derrière les miradors des camps de vacances. Mais dans un cadre moins exotique près de chez soi, comment prétendre qu’on s’éclate au Sénégal ou que le Maroc, la Turquie, c’est ce qui se fait de mieux ? Cela vaut-il le ballet d’aéronefs qui chaque été attendent que se libèrent les pistes d’atterrissage ?

*

On sait aussi que le touriste n’est plus un être humain mais une source de provende que certains natifs savent mieux capter que d’autres : tel installera face au camp de touristes une location de vélos, une exposition d’artisanat local, alors que d’autres moins entreprenants laisseront passer l’aubaine. Tel s’enrichira qui enfoncera de plus attentistes, de moins hardis ou de moins pistonnés dans la misère. Sur les îles du cap-vert, j’ai croisé des hommes et des femmes qui vivaient chichement à côté de jeunes guides en 4x4 proposant aux touristes des excursions à des tarifs équivalents à un mois de pêche de leur voisin. Sur une île, une entreprise avait concentré l’aide internationale pour construire des lotissements afin d’héberger les futurs surfeurs attirés là par les vagues du détroit : le spot était exceptionnel, l’aide humanitaire finançait le réseau de tout à l’égout pour le complexe de bungalows tout juste sorti de terre : développement oblige. Mais sur une autre île, une fillette revenait du magasin avec un sachet de spaghettis à la main. Le sachet tomba, les spaghettis s’étalèrent comme les piques d’un jeu de mikado. Ma compagne et moi nous sommes accroupis pour aider la fillette à reconstituer sa nourriture perdue, et tandis qu’elle ramassait aussi les pâtes une à une, elle s’arrêta pour nous observer sans sourire, d’un air d’extrême curiosité et d’intense sérieux : sans doute découvrait-elle que des européens -blancs de surcroît- pouvaient se baisser pour lui rendre service. Une fois fini le travail réparateur, elle s’est alors mise à parler tout le temps où on l’a accompagnée -cinq à dix minutes de marche- dans un portugais chantant auquel on ne comprenait que sa joie confiante.

C’était bien autre chose que les mains tendues qui mendient, dans d’autres pays, près des « spots » touristiques.


Il est bien évident que les termes de l’échange sont faussés par le tourisme régulier : non par l’individu que le hasard conduit exceptionnellement dans les parages, mais par la venue régulière de privilégié.e.s dont on ne connaîtra jamais que la dépense (le pouvoir d’achat) à partir de quoi toutes les fantasmagories deviennent possibles, comme à l’inverse dans les siècles passés, nos explorateurs recherchaient en Afrique le royaume merveilleux du prêtre Jean. Nous nous abaissons rarement à ramasser de la nourriture sur le chemin, mais nos touristes mettent souvent la main à la poche pour obtenir services et marchandises.

Un.e touriste solitaire, voire un couple ou une petite famille loin de ses bases, ce sont des êtres humains qu’il convient de considérer avec la déférence due aux hôtes. Mais un paquet de touristes, un car, une flopée, une avionnée ou une croisière qui débarque, ce sont des DAB à flouze, à dollars : vengeance des anciennes colonies : là où pendant des siècles on a exploité contre de la bimbeloterie leurs richesses, voici qu’on dépense sans compter pour leur pacotille. Car les vraies matières précieuses ne concernent pas le tourisme, mais les multinationales qui les pillent.

Alors que faire ?

*

Si le tourisme asservit les populations (mal) visitées, faut-il l’abolir ?

Si les transports qui permettent le tourisme de masse polluent, faut-il les interdire, les réduire ?

La réponse est forcément oui, mais on perçoit dès l’énoncé de l’hypothèse sa part d’absurdité : qui songerait sérieusement à interdire à qui que se soit de se déplacer pendant son temps libre ? Et s’il fallait non pas interdire mais limiter les déplacements, sur quels critères en déterminer l’étendue, et sur quelles prescriptions s’appuyer, alors que les mesures prises par la plupart des gouvernants vont à l’encontre de la sobriété attendue : avion banalisé, route privilégiée par rapport au rail… ?

Et les transports liés au tourisme sont-ils plus responsables des pollutions que les traversées de nations et de continents pour des échanges inutiles de marchandises, ou que les déplacements tenus pour indispensables, inévitables, des acteurs de l’économie, de la politique, des sports et du spectacle ? Un cargo ou un avion cargo livrant des tonnes d’outillage japonais en Europe et remportant des tonnes d’outillage allemand en Asie polluent-ils plus ou moins que les vols des vacanciers ? Sont-ils réellement plus nécessaires ?

Le questionnement est sans fin.

Un jour viendra où quelque chose de l’ordre de la nécessité rendra ces questions obsolètes.Quand ce jour viendra sera-t-il trop tard ?

Sans avoir la juste réponse à toutes les questions posées, ne peut-on soi-même s’interroger sur le bien fondé de nos déplacements ? Nous vivons une époque où, plus et mieux que jamais par le passé, nous pouvons observer les recoins du monde depuis notre fauteuil. Les chasses étant désormais bannies, est-il bien nécessaire de faire un safari photo dans une réserve sud-africaine pour éprouver des émotions fortes ? Et voit-on mieux le springbok en 4x4 dans la savane ou sous l’œil grossissant de la caméra ? - Oui d’accord, quand on n’y est pas, c’est pas pareil.

Alors, peut-on se demander où vraiment nous souhaitons nous rendre pour mieux être ?

-Oui d’accord mais il faut y avoir été pour savoir.

Posons la question autrement : les rouleaux de l’océan vers Biarritz ne procurent-ils pas aux surfeurs des sensations analogues à ceux de l’île de Sal ? Supposons qu’amoureux de la montagne et de l’escalade, je sois attiré par les sommets des Andes. Mais si je n’ai pas aussi le désir de rencontrer et de connaître la vie des gens qui vivent là-bas, ne puis-je satisfaire mon goût sportif sur toutes les parois d’Europe ? Est-ce que je désire vraiment m’envoler pour le Chili, l’Argentine ou la Bolivie afin de gravir un sommet andin, si je me contrefous des habitants ?

- Retraité d’Ardèche ou de Corrèze, j’ai vu mille fois la tour Eiffel ou le Colisée sur les écrans. Ai-je réellement besoin de passer devant en car de tourisme ? Quelle satisfaction supplémentaire vais-je en retirer ? Et si je m’abstiens de ce voyage éclair, que me manquera-t-il ?

- Pour moi, le travail m’épuise et me stresse tant que les vacances ne peuvent être que détente et repos : ne rien faire. Dois-je pour cela me rendre une semaine aux Maldives ?


Je n’ai nulle leçon à donner, nulle solution clé en mains à apporter. Ne peut-on commencer par se questionner sur nos propres désirs, nos réels besoins avant de sauter sur les occasions ? Ne peut-on cultiver la curiosité plutôt que la satisfaction du cliché ?

Oui, bien sûr, nous sommes tous d’accord là-dessus, mais il y a les emplois, le développement, tout ça : tout ce que l’on doit désormais à l’industrie du tourisme, qui a besoin de fonctionner et pour cela invente nos besoins, nos désirs, sans s’occuper de nos motivations réelles…

Rapport de force entre l’urgence à modifier nos comportements et la force des intérêts – comme par exemple d’avoir volé à vide pendant le covid pour que les compagnies ne perdent pas leurs droits à emplacement dans les aéroports. 

Ne pas perdre sa place, ne pas perdre son tour, ne pas perdre ses droits : est-ce bien cela qui nous anime ? Et si pour se sentir ainsi vivant, il faut tourner en rond dans le ciel vide...n'est-ce pas une bêtise aussi effrayante que les espaces infinis de Pascal ? 

 

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