Aller faire un tour
Je
lis dans un article la phrase suivante : même
le génial Diderot s’emmêlait les idées lorsqu’il écrit à
Sophie Volland que le voyage est une «sotte chose» mais qu’au
final, cela «fait [du] bien ».
Et
si, faisant tenir ensemble les deux termes de la contradiction
apparente, le « génial Diderot » spécialiste des
paradoxes avait précocement perçu une vérité, nouvelle à son
époque, dont les termes se renforcent en permanence ?
Oui,
le voyage fait du bien : en tous temps et quels que puissent
être le rythme, le moyen de transport ou la distance, le déplacement
déplace nos repères, décale
nos perspectives, aiguise
nos sens, suscite éventuellement des rencontres et des pensées
imprévues : on espérait, il
y a peu de temps encore,
qu’il formerait
la jeunesse selon la formule
consacrée que l’on peut élargir
en considérant qu’il apporte à chaque fois une nouvelle jeunesse,
plus ou moins heureuse par ailleurs.
Mais
il est vrai que « le sage » n’a nul besoin de se
déplacer
pour acquérir tout cela qu’il porte en soi-même. S’encombrer de
préoccupations et de risques que nous n’aurions pas dans notre
sweet home, prétendre à la rencontre de personnes avec qui l’on
pourrait plus efficacement communiquer à distance (et les moyens
récents ont grandement amélioré ces possibilités d’échanges),
voir des lieux, des monuments ou des paysages que les représentations
nous offrent sans quitter notre fauteuil (et les moyens modernes ont
nettement amélioré les récits ou les peintures d’autrefois), et
l’on apprend mieux et plus en convoquant le monde entier sous nos
yeux qu’en allant parcourir une infime parcelle de sa diversité.
Oui, le voyage est bien une « sotte chose », dont
l’intelligence et la sensibilité gagnent à se préserver, et que
démystifie la
moindre pensée digne de ce nom.
Pourtant,
qui n’a pas éprouvé le besoin d’aller faire un tour, de
raturer le quotidien en bousculant ses habitudes, de
changer d’air et
d’horizon ?
*
Lorsque
mon père disait je vais faire
un tour, ou je
vais faire un viron, il
voulait dire
le plus souvent tourner le coin de la rue ou la croisée des routes
pour rejoindre le bistrot le plus voisin où s’en jeter un – ou
deux – derrière la musette. C’était
une manière de téléporter
en quelques pas à une distance
incommensurable son environnement familial
pour s’inscrire dans un espace autre et strictement personnel.
N’était-ce
pas ainsi la sotte chose qui lui faisait du bien ?
*
Même
si elles relèvent d’un pareil désir d’ailleurs, non
seulement de voir autre chose et autrement mais, comme l’a si
souvent exprimé Baudelaire, de s’éprouver différent, d’être
et vivre, ou souffrir ou aimer différemment,
les notions de voyage et de tourisme que l’on oppose désormais
découlent cependant d’une autre histoire. Espèce voyageuse, il
semble que dès leurs
plus lointaines origines, les
humains
– ou ce qui alors s’en approchait – aient
été portés
à se déplacer, pour trouver à s’abreuver – comme mon père
quelques millions d’années plus tard, et
qui peut savoir de quelle nature était leur véritable soif
– ou se nourrir, ou pour tout autre motif, ce qui les
a conduits
à découvrir
des paysages variables, et s’y
adapter. Nomadisme occasionnel ou
migrations définitives, sans idée de retour, d’un groupe réduit
à quelques individus, le voyage semble aussi nécessaire aux bipèdes
sans plume qu’aux grands herbivores (pachydermes, girafes…) qui
pour trouver à se nourrir doivent parcourir de longues distances,
tout comme les chasseurs carnivores : loups, renards, coyotes,
etc.
L’Anthropos
est cette espèce qui circule, se propage, s’en va puis s’installe
quelque part.
Et
des millions d’années plus tard, cela conduit à des
circumnavigations (Odyssée
autour de la Méditerranée, tour
d’Afrique de Gama, tour du monde
de Magalhaes, puis d’autres…) ou à des marches plus ou moins
forcées à travers des continents. Lorsque ces déplacements ont
échappé à l’univers des mythes et n’ont plus concerné des
peuples entiers mais, relevant d’initiatives privées, ayant pour
but la conquête ou le commerce - ce qui revient au même – ou plus
rarement la simple connaissance qu’illustrent cependant Hérodote,
Ibn Battuta ou quelques autres, on les a qualifiés de « voyages
de découvertes » – terrestres comme ceux de Marco Polo ou
maritimes – et désigné ceux qui les accomplissaient par le terme
d’explorateurs. Prétention européenne : les grands voyageurs
assimilés à des explorateurs y ont été considérés comme des
découvreurs, des pionniers, en particulier depuis la fin du XVème
siècle.
C’est
au XVIIIème siècle que
l’aristocratie du nord de l’Europe, en particulier britannique, a
estimé que le reste de l’Europe méritait aussi d’être connu et
a institutionnalisé
le Grand Tour :
long séjour aux étapes balisées sur le continent européen, où la
jeunesse privilégiée des pays du nord parfait son éducation par la
connaissance du sud. Au cours du XVIIIème et du XIXème siècles, le
Tour en question s’étendra vers l’Orient, à savoir l’est de
la Méditerranée puis occasionnellement le sud. Citons pour
illustrer ce tourisme
d’élite devenu apprentissage de la vie, expérience nécessaire de
la jeunesse romantique aisée, les combats de Byron qui meurt à la
guerre d’indépendance de la Grèce à Missolonghi, l’utopie
libertaire de Shelley qu’un
naufrage achève au large de la
Toscane, les
voyages de multiples écrivains français emboîtant le pas aux
anglais et aux allemands :
Itinéraire
de Paris à Jérusalem de
Chateaubriand
Voyage
en Orient de Nerval
Voyage
en Orient de
Lamartine
Voyage
en Orient de
Flaubert………..et quelques autres : ce mélange
nouveau de lyrisme et de récit factuel, de réflexions générales
(philosophiques?)
et
de curiosités exotiques relève
du Journal
mais doit son attrait au
tourisme.
Et si, parmi les étapes touristiques, les bordels vénitiens ou
égyptiens ne sont qu’optionnels, les vestiges des civilisations
gréco-latine (ou chrétienne si affinité) deviennent obligatoires :
Colisée, Parthénon, Capri, Rhodes, et si possible les pyramides de
Gizeh, le Golgotha de Jérusalem…
On
voit clairement que les deux démarches sont a priori inverses :
l’explorateur voyage vers l’inconnu, le touriste va d’étape en
étape répertoriée jouir de ce que d’autres connaissent déjà et
qu’il convient d’expérimenter par soi-même pour être un homme
(extrêmement rarement une femme) accompli.e. Ainsi se constituent
des lieux communs que l’on reproduit, mais qui avant reproduction
n’étaient pas si communs que ça : les siècles qui nous
contemplent du haut des pyramides (Bonaparte jeune), Lorenzaccio qui
médite sur la mort des tyrans dans les ruines du Colisée (Musset)
ou Chateaubriand exalté dans l’enceinte du Saint-Sépulcre sont
des clichés initialement attachés à des destinées
exceptionnelles. La peinture romantique les cultive, la littérature
les répète, la photographie les multiplie : ce seront les
baisers qu’on envoie, une fois dans sa vie, par exemple en voyage
de noces, depuis la tour penchée de Pise, la place St Marc de Venise
et ses pigeons, la tour Eiffel ou l’amphithéâtre Flavien.
Nous
voici déjà au XXème siècle : ce ne sont plus seulement de
nobles saxons ou de riches héritiers qui complètent leurs
humanités en France, en Suisse, sur le pourtour des lacs lombards ou
de la Méditerranée, mais des personnes sensitives, des artistes
parfois, assez aisé.e.s pour s’offrir, une fois au moins dans leur
vie, une escapade touristique dont la rareté fait le prix. Voir par
exemple le film de James Ivory A
room with a view d’après
E.M.Forster ou même Mort
à Venise
de Visconti d’après Thomas Mann. Et parmi les intellectuels ou
artistes de cette même époque on pense aux voyages vers le sud des
russes (Gogol, Tourgueniev, Tchekhov…) à ceux qu’évoquent Zweig
ou Nietzsche, à Rilke ou Stravinski : ces voyages constituent
un des piliers de ce que Zweig appelle précisément « le monde
d’hier » où pour qui en avait les moyens, il n’était pas
encore besoin de pièces d’identité, de visas, de sauf-conduits ou
laissez passer, d’ ausweiss quelconque pour parcourir l’Europe ou
traverser la rue.
*
C’est
officiellement à partir de 1936, en France, que des congés payés
ont été accordés aux salariés par leurs entrepreneurs. C’est
surtout après la seconde guerre mondiale qu’une offre touristique
se développe permettant à un grand nombre d’adultes mais aussi
d’enfants ou adolescents de passer un temps de vacances plus ou
moins long dans un lieu inhabituel. Le camping, les « auberges
de jeunesse », les modes de séjour « chez l’habitant »
se développent, se fédèrent, l’hôtellerie s’empare de la
manne nouvelle et construit de toutes pièces ou à partir de simples
villages ou hameaux des stations « balnéaires » ou de
montagne, des villages ou des clubs de vacances...Si l’expression
« civilisation des loisirs » empruntée abusivement au
sociologue Joffre Dumazedier et qu’Edgar Morin précisera avec
force nuances me paraît fallacieuse, c’est pourtant bien en
proportion de l’accession à plus de temps libre, comme à de
meilleurs revenus, qu’une part nettement plus large de la
population accède à des destinations naguère réservées à une
classe privilégiée. La bascule s’opère en quelques décennies et
un demi-siècle plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, le
« tourisme de masse » et « les voyages »
soulèvent plus d’interrogations et de critiques qu’ils ne
suscitaient naguère de désirs,
d’espoirs même dans la mesure où les prétendues rencontres entre
les peuples dessinaient une possible « amitié » et avait
à voir avec l’idée de la paix.
Qui
n’a entendu dire, dans ma génération et bien après, « les
voyages forment la jeunesse » ? L’idée, qui n’est pas
nouvelle et que soutient déjà Montaigne en d’autres termes, est
qu’il est bon de se frotter à d’autres cultures pour en retirer
expérience et connaissance, mais aussi pour confronter les usages,
donc relativiser nos principes et nuancer (ou invalider) nos
certitudes.
Si
voyager c’est découvrir, le voyage devient formateur lorsqu’il
nous questionne : d’emblée la découverte est moins affaire
de distance que changement de point de vue. De là une tendance, pas
nouvelle non plus, à considérer qu’il y a autant à découvrir
dans un changement de perspective ou au fond de son jardin qu’en se
rendant à l’autre bout du monde.
Tout
ceci est vrai. Je veux dire que toutes les opinions ainsi forgées au
gré de l’expérience et de la pensée sont rationnellement
défendables et respectables. Mais il se trouve qu’à l’époque
(la nôtre) où l’on s’est enfin rendu compte que les ressources
vitales (eau, air respirable...) et énergétiques ne sont pas
inépuisables, le phénomène des déplacements touristiques, perçu
comme une promesse d’ouverture il y a peu de temps encore, prend
des allures de luxe inutile, voire éhonté. Et que dire des sports d'hiver mis à la portée de beaucoup dans les années 1960-70, même à moyenne altitude : que faire lorsque les glaciers se retirent et que la neige est moins abondante ? Limiter les sports d'hiver ou s'en passer ? Non : fabriquer la neige à partir de l'eau qui viendrait cependant à manquer...
Je
ne saurais dire ici s’il est bon ou mauvais de voyager, et de
voyager plutôt par goût et plaisir que pour affaire(s) et par
profession, si tant est que le voyage d’affaires se justifie mieux
que l’autre, ce qui me paraît loin d’être évident. Je voudrais
seulement signaler que la remise en cause des raisons de voyager, et
surtout des bonnes raisons, autrement dit la remise en question des
bonnes pratiques du tourisme, me paraît sans fin : si des
pratiques semblent particulièrement absurdes et néfastes, selon
quelles valeurs justifier d’autres pratiques qui nous paraissent
plus respectables ? Où placer le curseur et selon quels
critères ? Y a-t-il un droit culturel
qui, lié comme
jadis à une
appartenance de
classe , rendrait moins absurde le déplacement / dépaysement et le
justifierait, contre un usage qui ne pouvant produire cet alibi
culturel devrait disparaître ? Prenons un exemple vécu, et
même plusieurs s’il le faut…
*
Je
me suis rendu il y a quelques années, pendant une petite semaine, à
Venise où j’avais déjà été plusieurs fois. J’ai eu plaisir
à voir que la Fenice était ressuscitée de ses cendres et j’ai
assisté avec plaisir à une répétition publique d’un futur
concert, qui se tiendrait après mon départ...J’ai découvert
aussi, avec intérêt et avec le sourire, qu’à l’emplacement de
l’ Ospedale della Pietà (Hospice de la Pitié juste derrière
l’église du même nom) où Vivaldi enseignait la musique à de
jeunes orphelines se trouvait désormais une sorte de maison de
loisirs créatifs pour de jeunes enfants : joli prolongement et
résurrection du passé, comme Venise et le Phénix en ont le
privilège.
Ayant
déjà plusieurs fois visité les îles touristiques de Murano et
Burano, j’ai poussé cette fois-ci jusqu’à Torcello où j’ai
découvert la plus ancienne église de Venise, chaleureuse byzantine,
sanctuaire des premiers réfugiés vénitiens. Le
lendemain, dans le sestiere de Castello où justement Vivaldi était
né, on m’a indiqué entre un
stade et une cité ouvrière l’emplacement
improbable où
les reliques de la mère de l’empereur Constantin auraient été
transportées, dans une église
perdue sur l’îlot de Sant’ Elena, bien au-delà de
la place Garibaldi où se trouve
encore un quartier populaire où demeurent de réels vénitiens et
non de simples boutiquiers vendeurs de masques et de Pinocchios.
J’étais venu en avion, moins cher et plus rapide que la voiture,
beaucoup moins cher et dix fois plus rapide que le train, que j’avais
autrefois préféré, mais qui après la suppression des trains de
nuit et l’incohérence des correspondances entre la France et
l’Italie, prenait un jour pour l’aller, un jour pour le retour,
là où l’avion bon marché prenait deux heures.
Dans
l’avion du retour, après plusieurs jours de flânerie hasardeuse
et de découvertes inattendues, je me suis trouvé avec une trentaine
de français.es âgé.e.s. Partis d’Ardèche à l’heure où
blanchit la campagne, iels avaient rejoint l’aéroport le plus
proche, avaient atterri à Marco Polo avant midi, juste à temps pour
aller manger dans une trattoria le menu du jour, puis avaient vu la
place Saint-Marc, ses arcades et ses pigeons, son église bleue
derrière laquelle ils avaient aperçu le rose palais des Doges et
son pont des soupirs, d’où ils
avaient été conduits à marche forcée jusqu’au pont du Rialto,
arrêt minute pour voir passer quelques vaporetti et gondoles face au
marché couvert, selfies et photos de groupe, retour par une boutique
vers les piazzale Roma, autocar, avion, re-car et ils espéraient
être rentrés à Annonay (lieu d’invention des Montgolfières)
avant minuit.
Il
est évident que cette bande de retraités en goguette pour une
escapade de vingt
heures et un petit millier de kilomètres dans
le ciel et dans chaque sens est ce
qui peut se faire de pire en matière touristique. Mais ma suffisance
ironique était-elle pardonnable grâce à Vivaldi, Sant’ Elena et
Torcello, la métaphore du Phénix ou le musée Guggenheim qui pour
ma compagne constituait la face B de celui que nous avions déjà
connu ensemble à Bilbao ? Cet entrelacs de références
culturelles justifiait-il que je me rendisse moi aussi en avion, pour
la Xème fois, dans un lieu déjà vu (quoique toujours à
découvrir) ? Le fait de rester six jours compensait-il mieux
l’empreinte carbone du même trajet dans la journée ? Je n’ai
pas vraiment la réponse, ou bien celles que je me donne sont
biaisées par ma conviction. En quoi ma conception des charmes
vénitiens aurait-elle mieux valu que celle des vieux ardéchois ?
Autre
exemple de tourisme qui me paraît suprêmement imbécile sans que je
puisse trouver d’argument qui le discrédite plus sûrement que ma
propre pratique des voyages : les parcs à touristes, par
exemple Kuşadasi,
Ibiza ou d’autres enclos. Sans que je sois un grand voyageur, il
m’a été donné d’aller en Turquie : non pas un
aller-retour à Istanbul, ni une semaine en bord de plage près de
Troie et d’Izmir où serait né Homère qui n’a sans doute pas
existé, mais six bonnes et pleines semaines qui m’ont permis,
sinon de circuler dans tout le pays, du moins d’en voir une petite
moitié – ouest et centre. J’y ai rencontré des turcs, l’un
m’a même avoué être kurde vivant en Turquie. Un autre m’a
offert une reproduction de la Cène en pierre de lave, « pour
faire plaisir à un chrétien ». Bon. J’ai dégotté non sans
peine l’église du père Noël (Noël Baba Kilisesi) et j’ai
partagé vite fait une bouteille de raki avec des employés
forestiers. Rien d’extraordinaire, mais ce sont de bons moments qui
nuancent d’ailleurs l’image que la plupart des français doivent
se faire de la Turquie et de ses habitants, comme s’il y avait un
modèle et un seul de turcs et turques…
Dans
le même temps, une noria d’avions tournoyant comme les nuées
d’insectes déposait à Istanbul, Izmir ou Antalya, des cargaisons
de scandinaves, allemand.e.s, français.es ou autres européen.ne.s
que des cars ultra modernes emportaient illico presto vers les plages
où, enfermés derrière les murs et les grillages des clubs, ils ne
verraient de turcs que les serveurs hyper cool.
Bien
sûr, les touristes ainsi débarqués pouvaient tout aussi bien
bronzer, faire la fête, s’éclater,
boire et baiser sur d’autres plages, et n’avaient pas besoin pour
s’épanouir de s’exiler en territoire turc ou marocain, ni au
Sénégal ni aux Seychelles. Nul
besoin de se parquer derrière les miradors des camps de vacances.
Mais dans un cadre moins exotique
près de chez soi, comment prétendre qu’on s’éclate au Sénégal
ou que le Maroc, la Turquie, c’est ce qui se fait de mieux ?
Cela vaut-il le ballet d’aéronefs qui chaque été attendent que
se libèrent les pistes d’atterrissage ?
*
On
sait aussi que le touriste n’est plus un être humain mais une
source de provende que certains natifs savent mieux capter que
d’autres : tel installera face au camp de touristes une
location de vélos, une exposition d’artisanat local, alors que
d’autres moins entreprenants laisseront passer l’aubaine. Tel
s’enrichira qui enfoncera de plus attentistes, de
moins hardis ou de moins pistonnés
dans la misère. Sur les îles du cap-vert, j’ai croisé des hommes
et des femmes qui vivaient chichement à côté de jeunes guides en
4x4 proposant aux touristes des excursions à des tarifs équivalents
à un mois de pêche de leur voisin. Sur une île, une entreprise
avait concentré l’aide internationale pour construire des
lotissements afin d’héberger les futurs surfeurs attirés là par
les vagues du détroit : le spot était exceptionnel, l’aide
humanitaire finançait le réseau de tout à l’égout pour le
complexe de bungalows tout juste sorti de terre : développement
oblige. Mais sur une autre île, une fillette revenait du magasin
avec un sachet de spaghettis à la main. Le sachet tomba, les
spaghettis s’étalèrent comme les piques d’un jeu de mikado. Ma
compagne et moi nous sommes accroupis pour aider la fillette à
reconstituer sa nourriture perdue, et tandis qu’elle ramassait
aussi les pâtes une à une, elle s’arrêta pour nous observer sans
sourire, d’un air d’extrême curiosité et d’intense sérieux :
sans doute découvrait-elle que des européens -blancs de surcroît-
pouvaient se baisser pour lui rendre service. Une fois fini le
travail réparateur, elle s’est alors mise à parler tout le temps
où on l’a accompagnée -cinq à dix minutes de marche- dans un
portugais chantant auquel on ne comprenait que sa joie confiante.
C’était
bien autre chose que les mains tendues qui
mendient, dans d’autres pays, près des
« spots » touristiques.
Il
est bien évident que les termes de l’échange sont faussés par le
tourisme régulier : non par l’individu que le hasard conduit
exceptionnellement dans les parages, mais par la venue régulière de
privilégié.e.s dont on ne connaîtra jamais que la dépense (le
pouvoir d’achat) à partir de quoi toutes les fantasmagories
deviennent possibles, comme à l’inverse dans les siècles passés,
nos explorateurs recherchaient en Afrique le royaume merveilleux du
prêtre Jean. Nous nous abaissons rarement à ramasser de la
nourriture sur le chemin, mais nos touristes mettent souvent la main
à la poche pour obtenir services et marchandises.
Un.e
touriste solitaire, voire un couple ou une petite famille loin de ses
bases, ce sont des êtres humains qu’il convient de considérer
avec la déférence due aux hôtes. Mais un paquet de touristes, un
car, une flopée, une avionnée ou une croisière qui débarque, ce
sont des DAB à flouze, à dollars : vengeance des anciennes
colonies : là où pendant des siècles on a exploité contre de
la bimbeloterie leurs richesses, voici qu’on dépense sans compter
pour leur pacotille. Car les vraies matières précieuses ne
concernent pas le tourisme, mais les multinationales qui les pillent.
Alors
que faire ?
*
Si
le tourisme asservit les populations (mal) visitées, faut-il
l’abolir ?
Si
les transports qui permettent le tourisme de masse polluent, faut-il
les interdire, les réduire ?
La
réponse est forcément oui, mais on perçoit dès l’énoncé de
l’hypothèse sa part d’absurdité : qui songerait
sérieusement à interdire à qui que se soit de se déplacer pendant
son temps libre ? Et s’il fallait non pas interdire mais
limiter les déplacements, sur quels critères en déterminer
l’étendue, et sur quelles prescriptions s’appuyer, alors
que les mesures prises par la
plupart des gouvernants vont à l’encontre de la sobriété
attendue : avion banalisé, route privilégiée par rapport au
rail… ?
Et
les transports liés au tourisme sont-ils plus responsables des
pollutions que les traversées de nations et de continents pour des
échanges inutiles de marchandises, ou que les déplacements tenus
pour indispensables, inévitables, des acteurs de l’économie, de
la politique, des sports
et du spectacle ? Un cargo ou
un avion cargo livrant des tonnes
d’outillage japonais en Europe et
remportant des tonnes d’outillage
allemand en Asie polluent-ils
plus ou moins que les vols des vacanciers ? Sont-ils réellement
plus nécessaires ?
Le
questionnement est sans fin.
Un
jour viendra où quelque chose de l’ordre de la nécessité rendra
ces questions obsolètes.Quand ce jour viendra sera-t-il trop tard ?
Sans
avoir la juste réponse à toutes les questions posées, ne peut-on soi-même
s’interroger sur le bien fondé de nos déplacements ?
Nous vivons une époque où, plus et mieux que jamais par le passé,
nous pouvons observer les recoins du monde depuis notre fauteuil. Les
chasses étant désormais bannies, est-il bien nécessaire de faire
un safari photo dans une réserve sud-africaine pour éprouver des
émotions fortes ? Et voit-on mieux le springbok en 4x4 dans la
savane ou sous l’œil grossissant de la caméra ? - Oui
d’accord, quand
on n’y est pas, c’est pas pareil.
Alors,
peut-on se demander où vraiment nous souhaitons nous rendre pour
mieux être ?
-Oui
d’accord mais il faut y avoir été pour savoir.
Posons
la question autrement : les rouleaux de l’océan vers Biarritz
ne procurent-ils pas aux surfeurs
des sensations analogues à ceux de l’île de Sal ? Supposons
qu’amoureux de la montagne et de
l’escalade, je sois
attiré par les sommets des Andes. Mais si je n’ai pas aussi le
désir de rencontrer et de connaître la vie des gens qui vivent
là-bas, ne puis-je satisfaire mon goût sportif sur toutes les
parois d’Europe ? Est-ce que je désire vraiment m’envoler
pour le Chili, l’Argentine ou la Bolivie afin de gravir un sommet
andin, si je me contrefous des
habitants ?
- Retraité
d’Ardèche ou de Corrèze, j’ai vu mille fois la tour Eiffel ou
le Colisée sur les écrans. Ai-je réellement besoin de passer
devant en car de tourisme ? Quelle satisfaction supplémentaire
vais-je en retirer ? Et si je m’abstiens de ce voyage éclair,
que me manquera-t-il ?
- Pour
moi, le travail m’épuise et me stresse tant que les vacances ne
peuvent être que détente et repos :
ne rien faire. Dois-je
pour cela me
rendre une semaine aux Maldives ?
Je
n’ai nulle leçon à donner, nulle solution clé en mains à
apporter. Ne peut-on commencer par se questionner sur nos propres
désirs, nos réels besoins avant de sauter sur les occasions ?
Ne peut-on cultiver la curiosité plutôt que la satisfaction du
cliché ?
Oui,
bien sûr, nous sommes tous d’accord là-dessus, mais il y a les
emplois, le développement, tout ça : tout ce que l’on doit
désormais à l’industrie du tourisme, qui a besoin de fonctionner
et pour cela invente nos besoins, nos désirs, sans s’occuper de
nos motivations réelles…
Rapport
de force entre l’urgence à modifier nos comportements et la force
des intérêts – comme par exemple d’avoir volé à vide pendant
le covid pour que les compagnies ne perdent pas leurs droits à
emplacement dans les aéroports.
Ne pas perdre sa place, ne pas
perdre son tour, ne pas perdre ses droits : est-ce bien cela qui nous anime ? Et si pour se sentir ainsi vivant, il faut tourner en rond dans le ciel vide...n'est-ce pas une bêtise aussi effrayante que les espaces infinis de Pascal ?